Jean-Michel Borcard : « Soupirs du soir » un fumet de littérature américaine à Bulle

Les Éditions Torticolis et Frères : invitation à un Noël décapant

Pour les personnes qui abhorrent les contes de Noël et les sucreries proposées à ces dates, j’ai déniché trois lectures ébouriffantes aux Éditions Torticolis et frères. Ces éditeurs se décrivent eux-mêmes comme “sérieux, sympathiques et persévérants”. Sans ligne éditoriale, ils ne publient que leurs coups de cœur littéraires à condition que les auteurs leur semblent amicaux. Au grand jamais, ils n’éditeraient Nothomb ou Houellebecq, aussi talentueux et connus soient-ils, si Les Tortis, (comme on les appelle dans le milieu), venaient à les percevoir imbuvables. Houellebecq et Nothomb pourraient les supplier à plat ventre (ce qui, ma foi, m’étonnerait tout de même un tantinet) qu’ils refuseraient leur prose s’ils les pressentaient suffisants ou malveillants. Décidés à déboulonner ce qu’ils appellent « la littérature ornementale », Torticolis et Frères sortent avec le même bonheur des essais de journalistes, que de la fantasy, que la délicate poésie de Corinne Reymond ou d’Anne-Sophie Dubosson, que des nouvelles d’un style classique ou des romans totalement déjantés. Avec eux chaque parution est une surprise. Pour exorciser cette odieuse année 2020, ils la finissent en apothéose en publiant trois fous furieux inspirés. Aujourd’hui, je vous présenterai le fribourgeois Jean-Michel Borcard, digne héritier de Frédéric Dard et de Charles Bukowski. Demain, le troublion de la RTS Patrick Dujany alias Duja, nous proposera, avec son deuxième ouvrage, une tournée en enfer avec un groupe de death-metal-core. Jeudi, Miguel Angel Morales, fondateur du collectif Plonk & Replonk, nous emmènera dans l’univers des Ploucs et des Beaux. Avec ces trois livres, vous passerez un Noël et un Nouvel-An sans masque médical, ni gestes barrières, ni alcool hydraulique – mais peut-être avec une caisse de bière -, dans des mondes souterrains qui se moquent de la distanciation et du politiquement correct. Trois livres délirants qui, par coïncidence, se relient entre eux : dans Les soupirs du soir  Jean-Michel Borcard se réfère à Les Ecorcheresses, le premier roman de Patrick Dujany, alors que celui-ci cite, dans Les Enfers, Bikini Test le club rock chaux-de-fonnier pour lequel Miguel Angel Morales a travaillé.

 

Les trois derniers nés des Éditions Torticolis et Frères.

 

Jean-Michel Borcard : le style américain en pays fribourgeois

Autodidacte de la littérature comme John Fante ou Bukowski qu’il a biberonné pour s’échapper d’une vie qui ne l’a pas ménagé, Jean-Michel Borcard raconte, dans un style cinématographique, les péripéties de deux anciens dératiseurs : l’alcoolique, plutôt de droite, Carl Meinhof et l’antifa Joseph Miceli ouvrier dans une scierie. Malgré leurs différences les deux hommes, vaguement paumés, cultivent une amitié qui ne se dissout dans aucun liquide. Si on ne reconnaissait pas Bulle et sa région, on imaginerait les ambiances décrites dans Les soupirs du soir dans la campagne du Maine ou dans une petite ville du Montana. Le roman exhale les milieux ruraux et alternatifs, la sueur du travail manuel, le bois fraîchement coupé dont on fabrique les flûtes douces et parfois les cercueils, les vapeurs d’essence, le sang d’abattoir et même les effluves de l’amour. Les personnages, hauts en couleurs, nous emmènent dans une suite d’aventures, qui vont de la descente punitive dans un fief fasciste à l’antre d’un baron barjo, en passant par des porcheries. Le tout arrosé d’alcool et enfumé d’opium. Dans Les soupirs du soir, on retrouve les personnages du premier roman de Jean-Michel Borcard L’asile du Baron que je n’ai pas lu mais dans lequel je vais m’empresser de plonger. Par chance, chaque livre peut être lu indépendamment de l’autre. En guise de musique d’avenir, l’auteur nous promet un troisième opus avec les mêmes protagonistes. J’en trépigne d’impatience !

 

Jean-Michel Borcard : extrait de Les Soupirs du soir

“- On a les flics au cul !

Ils se sont retournés.

– Et merde !

J’étais pied au plancher et cette bagnole envoyait ! C’était une BMW, comme les braqueurs de banque je vous dis ! Le bruit du moteur envahissait l’habitacle et participait à la peur. Je tirais chaque rapport dans le rouge. Les aiguilles témoignaient de la folie : on fonçait. A la sortie d’une courbe, on est partis en dérapage dans un crissement de pneus. J’ai contrebraqué. On a failli percuter un abribus. J’avais perdu toute ma vitesse, mais avec la puissance de cette bagnole, j’ai vite retrouvé une cadence de fuyards. Les autres commençaient à avoir peur. Ils s’accrochaient aux poignées comme des petits vieux. J’ai pris une rue qui descendait. On a fait un saut. Les quatre roues ont décollé du sol. Un instant d’apesanteur qu’on a ressenti dans le ventre. A la réception le moteur a tapé sur la route. Ça a dû provoquer des gerbes d’étincelles.

– T’as pété le carter !

– On va serrer et se retrouver comme des cons.

Il fallait continuer et ne pas se laisser démoraliser. D’ailleurs, j’avais distancé les flics, je n’apercevais plus leurs feux bleus dans le rétroviseur. Je me suis d’abord réjoui avant d’en déduire que c’était suspect : ils devaient nous attendre plus loin pour nous barrer le passage. Et qu’est-ce que je pourrais faire ? On ne fonce pas sur la police ! J’essayais de ne pas y penser. Sur la route de Bourguillon, on volait littéralement. On volait. Un avion au ras du sol. Les phares qui perçaient la nuit. Le défilement du bitume. L’intimidation des arbres.

Au bout de la ligne droite, on a plongé dans une suite de virages.

– On est raides cette fois ! a prédit Trotsky.

Il avait peut-être raison. On a glissé de l’arrière. Le talus semblait nous attendre. Je jouais du volant pour nous maintenir sur la route. Plus un mot. La peur. Le roulis de la voiture menaçait de nous envoyer dans une série de tonneaux mortels à coup sûr. Je nous fabriquais des souvenirs qui allaient nous réveiller la nuit.

-Ralentis ! a gueulé Christopher, c’est juste après la vieille grange (il était venu repérer une planque quelques jours auparavant).

J’ai planté les freins et j’ai viré sur un chemin de terre. Les cailloux frappaient l’intérieur des ailes. La bagnole bougeait dans tous les sens. Par endroits, c’était défoncé par les tracteurs, c’était bourré d’ornières et d’empreintes de pneus à chevrons. Ça passait en cognant sous les planchers…”

 

Biographie de Jean-Michel Borcard

L’écrivain Jean-Michel Borcard. Photo: Béatrice Del Mastro

Né en 1978, Jean-Michel Borcard n’a que 8 ans quand la vie sans fard le percute à la mort de sa mère. Grâce au soutien de son père et de ses frères, il passe une enfance plutôt heureuse. Il fait ses écoles obligatoires en Gruyère. A l’adolescence, il se vautre sur un canapé pour visionner des centaines de vidéos. Désintéressé par les études et les diplômes, il commence à travailler dans une scierie. Après plusieurs années dans le métier du bois, il le quitte pour faire divers boulots : magasinier, machiniste, déménageur tout en lisant tout ce qui lui tombe sous la main, sans trêve ni répit, presque jusqu’à la folie. Et, en romançant les rencontres qui l’ont guéri de l’ennui et du vide… il écrit, écrit, écrit…  parce qu’il a lu des livres qui lui ont sauvé la vie !

 

Sources:

  • Les soupirs du soir, Jean-Michel Borcard, éd. Torticolis et Frères
  • Éditions Torticolis et Frères

 

 

Jean-Pierre Rochat : « Roman de gares » arrêts sur instants douloureux ou amoureux

Roman de gares : le goût de l’amour

A présent, il m’est rare de retrouver les émois amoureux éprouvés durant mon enfance ou adolescence envers les héros ou héroïnes d’un livre. Avec une agréable surprise, j’ai goûté à cette délicieuse sensation en lisant le dernier ouvrage de Jean-Pierre Rochat. Roman de gares vient de paraître aux Editions d’Autre Part. A travers sa prose, l’écrivain a su m’instiller l’amour et le désir qu’il ressent pour les deux femmes qui le sauvent du désespoir. A l’inverse, j’ai également pu plonger dans le sensuel penchant amoureux qui attire ces femmes vers Dèdè, un homme d’une si grande sensibilité qu’il sait nous tenir sous son charme. Au cours de ses pérégrinations, Jean-Pierre Rochat, qui se confond avec le personnage de Dèdè, – avec des accents graves pour que cela signifie grand-père en turc – nous fera également découvrir la manière dont il écrit ses romans ainsi que les poètes et les écrivains qu’il aime : Baudelaire, Verlaine, Rimbaud, Marcel Aymé

 

Roman de gares de Jean-Pierre Rochat : l’histoire

Dèdè est obligé d’abandonner sa ferme dans le Jura bernois après cinquante ans de labeur. En plein hiver, il part sur les routes accompagné d’un jeune âne. Avec son équipage, il espère descendre, à pied, dans le sud de la France en s’arrêtant de ferme en ferme pour y trouver assiette et logis selon la coutume des journaliers d’autrefois. Empreint de tradition et de souvenirs bienveillants, Dèdè s’imagine que les paysans lui ouvriront leur porte comme lui-même ouvrait la sienne quand il possédait sa propre demeure. Il doit déchanter. De nos jours les campagnes se sont repliées sur elles-mêmes. A peine si on les laisse, son âne et lui, malgré une température peu clémente, s’installer sous le toit d’une remise. Ces mœurs, nouvelles et hostiles, n’améliorent guère la mélancolie et les idées suicidaires qui le rongent depuis qu’il a été contraint de se séparer de tout ce qu’il aimait : son coin de terre, ses vieux murs, ses animaux, ses livres… Il rêvait d’accueils chaleureux, d’échanges humains et de partage, il ne trouve que des visages fermés et des battants clos. Quitter cette existence, qui peu à peu anéantit ses idéaux et lui refuse tout ce qu’il aime de la vie, le hante. Tout lui est-il vraiment refusé ? Non pas tout. Deux femmes traverseront sa route. La première, une personne mariée à un homme puissant avec qui elle s’ennuie, vénère son talent d’écrivain. Elle lui offrira admiration, échanges intellectuels, luxe et volupté. La seconde, une ouvrière qui travaille dans une boulangerie industrielle, lui apportera joie et fraîcheur, une manière d’appréhender la vie au jour le jour, de croquer l’instant sans penser au lendemain. Avec Roman de Gares, Jean-Pierre Rochat nous emmène dans le passé de Dèdè, dans la nostalgie du partage traditionnel qui se pratiquait dans les milieux ruraux ainsi que dans les idéaux de mai 1968 qui ont marqué sa jeunesse. Bercé par ses illusions, la découverte des campagnes du XXIème siècle s’avérera amère. Par bonheur, l’amour et le sexe sauveront Dèdè d’une mort à laquelle il songe trop souvent.

 

Roman de gares de Jean-Pierre Rochat : extraits

« Ce serait facile de me déclarer dépressif en plus de SDF, les SDF sont tous un peu dépressifs. Et toi qui avouerais à ton mari suffisant : je fréquente et fricote avec un SDF, quelle plaisanterie ! Serait-ce par esprit de provocation, ou par mansuétude ? Je sais bien que non, nous partageons un rêve commun, trois bouts de ficelle. Le bus n° 8 traverse la banlieue, avec à son bord des femmes et des hommes qui montent ou descendent à chaque arrêt, une poussette, un déambulateur, une cuite carabinée, un sac à commissions, une cigarette en attente de l’air libre pour se faire allumer ; je me dis merde, c’est ça la vie ?  La banlieue passée, le cimetière dépassé, les premières fermes exploitées et quelques villas hors zone, construites à l’aide de dérogations obtenues en haut lieu, au-dessus des lois et de la population ordinaire.

Aujourd’hui est un jour de l’année où tous sont à la fête, sans exception autre que nous deux, tu me reçois chez toi en vitesse – faudrait pas qu’on se fasse prendre sur le vif, on serait pendus sur la place publique. Tu m’appelles du fond du pâturage, je te sens venir au galop, crinière au vent, nous nous poursuivons pour mieux nous rejoindre ; je gravis ton mont de Vénus et te caresse, là où le plaisir voile ton regard en te faisant soupirer d’aise ; j’embrasse ton nez, ta bouche, ton nez, ta bouche… à l’infini. Recommençons, c’est tellement bon une femme satisfaite et souriante étendue sur le dos, pendant qu’à ses côtés j’essaie de reprendre mon souffle, avant de repartir pour un tour d’honneur.

Nous sommes nus, après nous être ébattus inlassablement d’orgasme en orgasme, comme si j’étais un jeune étalon bien avoiné et toi une jument en pleine chaleur.

Il y a un quart d’heure de marche jusqu’à l’arrêt terminus du bus n° 8 menant à la gare. J’étais à nouveau rattrapé, récupéré, envahi par le spleen : pas celui de Paris, en Suisse nous avons aussi des spleens bien de chez nous, parfois même un dégoût de la vie, de nos forêts sombres et nos ciels gris, nos fleurs du mal ou notre saison en enfer. A la gare, une grande partie des passagers descend du bus pour prendre le train. J’aimerais être plus optimiste, les sanglots longs c’est trop con, je viens de prendre mon pied, un super pied de tous les tonnerres de Dieu, alors je ne vais pas recommencer à pleurnicher, même si ma turne est merdique et mes bouquins stockés dans des cartons au fond d’un garage bordélique. »

Jean-Pierre Rochat : biographie

L’écrivain paysan J.P Rochat. ©Gérard_Benoit_à_la_Guillaume

Jean-Pierre Rochat vit à Bienne dès l’âge de sept ans. Après un court passage en maison de correction, qu’il évoque dans Roman de gares, il devient berger : à l’alpage en été et comme journalier en plaine l’hiver. De 1974 à 2019 il exploite, avec sa famille, un domaine au sommet de la montagne de Vauffelin, et devient un éleveur réputé de chevaux Franches-Montagnes. Il commence à écrire vers la fin des années 1970. En 2012, L’Écrivain suisse allemand lui vaut le prix Michel-Dentan. En 2019, le prix du roman des Romands lui est décerné pour Petite Brume. Ce livre raconte l’histoire d’un paysan qui vit un drame en devant vendre sa ferme, son bétail et sa jument, baptisée Petite Brume.

Vous pouvez lire la chronique de Jean-Marie Félix / RTS – Culture et écouter son entretien avec Jean-Pierre Rochat en cliquant ici.

 

Sources :

  • Roman de gares de Jean-Pierre Rochat, éditions D’Autre Part
  • Wikipédia

 

Olivier Chapuis : qui veut tuer Roger Federer ?

Balles Neuves : le roman d’une aliénante obsession

Axel Chang, un homme honnête et travailleur, époux d’une femme aimante et père de deux enfants, vend des produits électroménagers dans un grand magasin. Une personne banale, peu imaginative et presque invisible, qui tient sa place dans la société. Toutefois, malgré l’amour de son épouse, de sa fille et de son fils, il commencera peu à peu à éprouver une jalousie et une haine grandissantes envers Roger Federer – souvent réduit à ses initiales – à qui tout réussi. Une obsession qui le conduira à la dérive. Telle est la trame du roman d’Olivier Chapuis. Un récit peu conventionnel, Axel Chang étant le personnage d’un tapuscrit imaginé par un auteur en mal de reconnaissance, agacé par les succès du sportif d’élite devant qui toutes les portes s’ouvrent, pendant que lui croupit. Conseillé et coaché par un écrivain mondialement célèbre, le créateur d’Axel Chang poussera son histoire jusqu’à ses extrêmes limites. Une intéressante mise en abîme où la personne d’Olivier Chapuis se confond avec celle de l’écrivain aigri de son roman. Ont-ils des points communs ? Il nous le dira plus tard durant l’entrevue. Balles Neuves vient de paraître chez BSN Press, dans la collection Fictio.

Balles Neuves : extraits

« Consterné, Axel Chang avale une gorgée de café insipide, la touillette au coin de la bouche, tandis qu’autour de lui crépitent rires et plaisanteries – parfait écho de sa désillusion rampante. La comparaison entre les gains des dix ou vingt meilleurs joueurs et ceux des autres, de tous les autres, lui semble abominable. Comment cela est-il possible ? Pourquoi les joueurs moins bien lotis ne se révoltent-ils pas ? La loi de l’offre et de la demande s’applique-t-elle au monde du tennis, du sport en général ? A la lecture de cet édifiant article, Axel se rend compte que RF, Nadal, Murray et ses copains du top ten sont des produits de marketing comme ceux dont il vante qualité et efficacité à longueur de journée, ils sont yaourts, aspirateurs, montres de luxe, raquettes high-tech, shorts griffés, Audi cabriolet, pommeaux de douche ou stores à lamelles, ils gagnent et rapportent, ce sont des caisses enregistreuses sur pattes, des hommes et femmes-sandwichs bardés de raisons sociales, des pions sur l’échiquier économique… Axel a envie de vomir. Il lève les yeux de son magazine, rencontre les regards de ses collègues, entend leurs rires se diffracter entre ses pensées, les observe un instant, hilares et contents d’être là, dans ce temple de la consommation, comme s’ils avaient laissé leur bon sens au vestiaire ».

« Tout le monde entretient des manies, bien sûr. Certains sportifs se signent en pénétrant sur un terrain, d’autres enfilent toujours la chaussette droite avant la gauche, ne s’assoient jamais à droite des douches au vestiaire, refusent de sortir en premier du même vestiaire… Médecins, agents fiduciaires, coiffeurs, personne n’échappe à ce genre de superstitions censées rassurer, donner un cadre – suppose Axel, lui qui n’a jamais eu l’impression de rigidifier ainsi son quotidien. Il a même entendu parler d’artistes, musiciens ou écrivains, les uns obsédés par la propreté dans les loges, les autres obligés de se raser avant d’écrire, ou de s’épiler sous les bras, ou d’écouter en boucle la sempiternelle chanson qui placera leur créativité sur orbite. Les tennismen n’y échappent pas… »

Après avoir lu ce passage, j’envoie un e-mail à Olivier Chapuis pour savoir si lui aussi a des rituels avant de commencer à écrire. Il y répond dans l’heure par un courriel que je m’autorise à publier :

« J’arrache des poils sur le dos de mon chat.

Je plaisante.
Des jeux sur mon ordinateur, jeux de cartes ou de lettres, pour glisser d’un monde à l’autre, puis je mets les écouteurs et j’écoute de la techno pendant l’écriture (parfois du métal).
Je ne me suis jamais rasé les aisselles. La barbe oui, parfois.

D’autres questions ? »

Maintenant que nous sommes entrés dans son intimité, que nous savons qu’il goûte la techno et le métal, il peut effectivement répondre à d’autres questions peut-être d’ordre plus littéraire. Quoique…

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Un livre 5 questions : Balles Neuves entrevue avec Olivier Chapuis

Quels sont les points communs et les différences entre vous et Roger Federer ?

Notre principal point commun : nous sommes suisses. J’ai pratiqué le tennis durant mon enfance, puis épisodiquement à l’âge adulte – je n’ai plus touché une raquette depuis environ quinze ans, principalement faute de partenaires. Si Federer cassait ses raquettes quand il était junior, je lançais les miennes de colère. Les différences, eh bien il est suisse-allemand, ironise Olivier Chapuis avec un sourire.

Plus sérieusement, il est beaucoup plus doué et a cette volonté de pousser l’effort à son paroxysme, même à l’entraînement, volonté qui m’habite très peu. Il y a cette hargne, peut-être ce besoin de reconnaissance aussi qui le pousse à se dépasser – hargne qui me fait défaut, en tous cas sur le plan de l’effort physique, même si je pratique pas mal de sports différents et que je me suis dépassé, parfois.

J’ai écrit ce livre pour comprendre mon agacement face au personnage médiatique de Federer (pas face au joueur, dont j’admire le style, le jeu, la force) et pour analyser notre rapport aux stars du sport. Pourquoi les aimons-nous, les détestons-nous, pourquoi une telle admiration face à des gens que nous connaissons uniquement en deux dimensions, à qui nous n’avons jamais parlé, avec qui nous ne boirons jamais un verre ? Pour anecdote, j’étais à l’école avec un futur footballeur pro, avec qui j’ai joué au foot avant qu’il ne parte pour un plus grand club ; là, je peux honnêtement dire que je l’admirais parce que c’était un copain, que nous jouions à la récré ensemble, que je connaissais ses parents, etc.

Le livre est né progressivement. D’habitude, je conçois un plan avec un début, une fin et toute une série de scènes qui jalonneront l’histoire. Là, je suis parti avec l’idée d’un écrivain frustré qui écrit sur ses frustrations, puis la création du personnage d’Axel Chang est venue tout naturellement, j’étais en quelque sorte cet écrivain frustré qui avait besoin d’un personnage pour se détacher du cœur du sujet pour, paradoxalement, mieux y plonger. Et l’histoire s’est déroulée devant moi comme une sorte de route, une route nationale. Mais pas une autoroute, je serais arrivé trop vite à destination, ajoute Olivier Chapuis avec un brin d’ironie.

Dans “Balles Neuves” l’on trouve deux histoires en une. Celle de l’auteur qui n’est connu que dans sa région et qui laisse un écrivain mondialement célèbre exercer son ascendant sur lui, et celle de son personnage Axel Chang totalement obsédé par Roger Federer. Est-ce votre manière de mettre en lumière le statut de la majorité des écrivains ? ( quasiment tous inconnus en dehors de leur région ndlr). De détester et de dénigrer les rares personnes qui atteignent les objectifs dont rêvent la majorité ?

Dénigrer ou haïr quelqu’un, c’est dépenser son énergie inutilement – la rancune fait davantage mal à la personne qui la porte qu’à sa cible, et c’est bien ce que vit Axel Chang. À force de cumuler les frustrations et d’en rendre responsable Federer, il crée et aggrave son propre malheur jusqu’à un paroxysme qui montre bien à quel point le ressentiment, la colère mal maîtrisée peuvent se retourner contre nous, un peu comme un chien battu finit par mordre son maître.

D’un autre côté, on peut vouer une telle admiration, un tel amour aux gens qui nous font du mal que la question reste ouverte : déteste-t-il vraiment Federer ?

Je ne suis pas d’un naturel jaloux. Un peu envieux, parfois, je ne peux pas le nier, mais je ne souhaite à aucun écrivain de tomber de son piédestal – si cela doit arriver, il ou elle tombera tout-e seul-e sans que j’aie besoin de le souhaiter. Ouvrir le débat quant au statut des écrivains en Suisse prendrait trop de place ici, mais c’est toujours la même rengaine : il pleut toujours là où c’est mouillé. Pourquoi, par exemple, ne pas suivre le modèle des concerts rock avec un groupe en tête d’affiche et un ou deux groupes régionaux en ouverture ? En littérature, ça donnerait un auteur ou une auteure connu-e en interview en compagnie d’un ou deux auteurs moins médiatisés qui profiteraient d’apparaître en public.

A votre avis, quel est actuellement le rôle du sport ou de la littérature à grand spectacle dans lesquels se précipitent beaucoup d’appelés alors qu’il y a peu d’élus ?

Le sport à grand spectacle, c’est le fric, la performance et donc la dope. Les jeux du cirque moderne. Les sportifs deviennent nos héros, nos dieux, ils remplacent nos parents (nos premiers héros, non ?), jouent le rôle d’humains immatériels à admirer, ce sont des Barbie et Ken articulés et doté de paroles – si on regarde bien les chanteurs et chanteuses formatées actuellement, tout le monde est beau, jeune et souriant, il n’y a plus de place pour les moches (selon les canevas modernes), c’est pareil pour les écrivains, on doit montrer une tronche séduisante et avenante – heureusement que Houellebecq est là pour briser cette tendance, dit Olivier en éclatant de rire.

Quant à la littérature d’aujourd’hui… Elle déborde, tout le monde écrit, tout le monde a une bonne histoire à raconter et la balance sur Amazon sans souci de qualité de fond ou de forme, c’est dommage car la majorité des textes sont noyés dans la masse. Mais il y a toujours de très belles choses, il faut prendre la peine de fouiner, fouiller, se renseigner, découvrir. Ça demande un petit effort, parce que la littérature dont parlent tous les médias est une littérature souvent formatée, bien comme il faut, très suisse en somme, que tout le monde doit avoir lue sous peine de passer pour le cuistre de service. Il me semble qu’en Suisse, les éditeurs prennent plus de risques, osent davantage publier des textes hors normes, peut-être un peu confidentiels, mais intéressants. J’ai l’impression que la France, pour parler littérature non traduite, est plus frileuse sur ce plan-là.

De votre livre, il ressort une sorte de relation œdipienne entre Axel Chang et Roger Federer, ou plutôt un fantasme œdipien puisque RF, comme vous l’appelez, ignore totalement l’existence d’Axel Chang. Pensez-vous que les personnes qui sont amoureusement, ou haineusement, obsédées par une célébrité ont des manques qui viennent de leur enfance ?

Pour moi, la folie est l’état normal de l’être humain, ne serait-ce qu’à cause d’un élément terriblement complexe et qu’il ne maîtrise quasiment pas : son cerveau. La société nous apprend la normalité, notre éducation y contribue, ce qui nous permet de vivre plus ou moins en harmonie, la logique voudrait que tout le monde ait l’air un peu disjoncté.

Nos obsessions viennent sans doute de nos manques, elles permettent de canaliser (ou d’aggraver) nos angoisses, et nous espérons toujours combler ces manques – en pure perte, évidemment. Le rapport œdipien est intéressant parce qu’en écrivant ce roman, je voulais en savoir davantage sur mon agacement envers Federer, et il m’est apparu plus ou moins clairement que ma réaction a un rapport avec mon lien paternel – mon père était brillant dans à peu près tout, j’ai grandi dans son ombre sans pouvoir vraiment atteindre la lumière, mais je ne vais pas trop développer, ça deviendrait de la psychologie de bazar. Donc oui, Axel Chang a un rapport œdipien avec Federer, même si je ne l’ai pas consciemment voulu en écrivant cette histoire.

La question que je pose à chaque auteur-e: à quel personnage littéraire vous identifiez-vous ?

Le Grand Meaulnes, pour ses caractéristiques psychologiques.

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Olivier Chapuis : biographie

Olivier Chapuis est né au siècle dernier, un dimanche de Pâques, l’année où un squelette de mammouth a été déterré à la Vallée de Joux.

Scolarité banale. Olivier Chapuis rate la dernière marche de l’école obligatoire, qu’il franchit l’année suivante. Sa formation commerciale le pousse dans des bureaux administratifs, vers des emplois peu créatifs – même pas récréatifs. Durant cette période, l’armée lui apprend la vacuité.

À 25 ans, Olivier Chapuis décide de faire quelque chose de sa vie. Il empoigne un stylo, computérise ses textes, se crée un univers, brasse le fond de son âme, bidouille sa vie de manière à la rendre agréable. À force de persévérance, le fruit prend racine et se multiplie. Olivier Chapuis publie quelques nouvelles, un roman, d’autres nouvelles… La littérature anglo-saxonne a influencé son parcours littéraire, mais il ne crache pas sur le reste du monde tout en ne lisant que des traductions – il sera polyglotte dans une autre vie.

Olivier Chapuis tient un blog littéraire à découvrir ici.

Au sujet de Balles Neuves vous pouvez l’écouter dans une interview de la RTS La Première.

Vous pouvez également le voir, toujours au sujet de Roger Federer et de son dernier roman, sur le site de la RTS dans la partie culturelle du 12h45.

Olivier Chapuis. Photographie @Anne Bichsel.

René Belletto : un « Petit traité de la vie et de la mort » à déguster avant de s’endormir

Petit traité de la vie et de la mort : absurdité réflexive

Ma bibliothèque contient parfois des merveilles non lues, dont j’ignore la provenance – surtout lorsqu’elles portent la marque d’une bibliothèque municipale alors que je sais que je ne les ai pas volées -, mais qui tombent à point nommé quand j’ai besoin de cette lecture et pas d’une autre. C’est ainsi que j’ai découvert, sur mes rayons Petit traité de la vie et de la mort de René Belletto, paru chez P.O.L en 2003, toujours en vente en librairie. Si on le lit rapidement, il nous fera simplement sourire tant certaines phrases ou aphorismes peuvent sembler absurdes. Pourtant, si l’on s’y arrête, nul doute que chaque ligne nous plongera dans une profonde réflexion. Comme souligne son éditeur : « chef-d’œuvre de concision lapidaire ce « Petit traité » exprime une douleur sans limites, celle d’être né et de ne pas vivre, celle de mourir avant même d’être né ». Encore un livre qui n’a pas pris une ride depuis sa parution au début du millénaire. Toutefois, plutôt que de vous en parler longuement, je préfère vous en montrer quelques extraits, d’autant que le titre et la mise en scène de la mise en page, contribuent grandement à émoustiller la pensée.

Nous naissons – majoritairement – dans le commun et nous mourrons chacun dans notre rôle mais égaux. Entre les deux, on se débrouille comme on peut. Les aphorismes et pensées de René Belletto sont à déguster et à méditer. Lentement ou rapidement…

René Belletto : une ville dans le corps

René Belletto est un écrivain et un scénariste né le 11 septembre 1945 à Lyon. Il a publié des récits psychologiques et fantastiques, mais il est surtout connu et plusieurs fois primé pour ses romans policiers. Son recueil de nouvelles Le Temps mort a reçu le prix Jean-Ray de littérature fantastique. Le Revenant, a obtenu celui de l’Eté VSD Radio Monte-Carlo et Sur la terre comme au ciel lui a valu le Grand prix de littérature policière en 1983. Trois ans plus tard, L’Enfer roman ayant en guise de second rôle Lyon, la ville natale de l’auteur, a été récompensé par le prix Femina.

Sources:

  • Petit traité de la vie et de la mort René Belletto, P.O.L 2003
  • Site P.O.L
  • Wikipédia

Mary Shelley : une érudite tragique, amoureuse et féministe

Mary Shelley : la courte durée d’une heureuse jeunesse

Dans la nuit du 16 juin 1816, Lord Byron et ses amis, entre autres Percy Shelley et Mary Wollstonecraft Godwin qui deviendra plus tard Mary Shelley, séjournent à la villa Diodati, à Cologny dans la banlieue de Genève. L’éruption du volcan indonésien Tambora, quelques mois auparavant, provoque de terribles perturbations du climat. De 1816, les documents de l’époque soulignent que ce fut une année sans été. Enfermé dans la maison par les orages qui se suivent, fasciné par le surnaturel, pour se divertir le petit groupe lit des histoires d’horreur. Afin de diversifier les rares activités de cette singulière villégiature, Lord Byron propose qu’ils écrivent chacun une histoire de fantômes. Mary, qui sera la seule à terminer un récit, imagine quelque chose de totalement nouveau en s’inspirant d’un cauchemar qu’elle avait eu. Considéré comme le premier roman de science-fiction lors de sa parution, Frankenstein ou le Prométhée moderne, qui à présent figure parmi les classiques de la littérature, eut certes un succès immédiat mais dut également essuyer quelques critiques peu amènes. Très jeune, l’érudite et innovante Mary Shelley devra affronter les rugosités de l’existence.

Mary Shelley : journal d’affliction

Italie, été 1822. Le poète Percy Shelley traverse le golfe de Livourne à bord d’un petit voilier qu’il vient d’acheter. La mer est agitée. L’embarcation chavire. Le jeune écrivain meurt. Sa veuve n’a pas encore 25 ans. La douleur soudaine, brutale, anéantit la jeune femme déjà durement éprouvée par le décès de trois de ses quatre enfants. Elle entame alors l’écriture d’un cahier intitulé Journal d’affliction. Elle le tiendra jusqu’en 1844. Une œuvre bouleversante, écrite par une femme brisée qui consigne les souvenirs de son amour, de sa souffrance, de sa solitude. Ces pages sont considérées parmi les plus belles de la littérature romantique. Traduites par Constance Lacroix, elles paraissent en 2017 sous le titre Que les étoiles contemplent mes larmes un très bel ouvrage publié par les éditions Finitude. Après une courte jeunesse, exaltante et heureuse, la vie de Mary Shelley ne sera qu’une suite de deuils. Ces drames la plongeront dans une profonde et incurable dépression, d’autant que les personnes opposées à la relation qu’elle a eue avec son défunt mari, lui feront chèrement payer cette passion. Pour survivre elle écrit, étudie, s’attache follement à son fils Percy Florence et s’acharne à faire reconnaître le talent de Percy Shelley, le seul et unique grand amour de sa vie.

Extraits du journal :

17 novembre 1822

La douleur est préférable à l’absence de douleur. Ma peine me rappelle tout du moins que j’ai connu des jours meilleurs. Jadis, entre toutes, je me vis accorder le bonheur. Puisse ce souvenir ne jamais me quitter ! Celui qui passe auprès des ruines d’une vieille demeure, non loin d’une sente déserte et triste, n’y prête pas garde. Mais qu’il apprenne qu’un spectre, gracieux et farouche, hante ses murs, et voilà qu’elle se pare d’une beauté et d’un intérêt singuliers. Ainsi pourrait-on dire de moi que je ne suis plus rien mais que je vécus un jour, et que je chéris jalousement la mémoire de ce que je fus.

Quand le vautour de mon chagrin s’endort un instant sur sa proie, sans que se relâche jamais l’étau de ses serres cependant, je me sens glisser dans une léthargie plus terrible encore que le désespoir.

19 mars 1823

L’étude m’est devenue plus que nécessaire que l’air que je respire. En façonnant mon esprit à un perpétuel questionnement et à un examen systématique, elle offre une alternative bienfaisante au tumulte de mes rêveries. Le contentement que j’éprouve à me sentir maîtresse de moi éclaire ma vie présente, et l’espoir de me rendre plus digne de mon cher disparu m’apporte un réconfort qui adoucit jusqu’à mes heures les plus désolées.

Mary Shelley : des parents philosophes et hors normes

Mary Wollstonecraft Godwin naît le 30 août 1797 à Londres, fille de deux philosophes hors normes et en avance sur leur temps : Mary Wollstonecraft maîtresse d’école, femme de lettres, féministe convaincue, auteure d’un pamphlet contre le système patriarcal Défense des droits de la femme (1792) ,et de William Godwin précurseur de la pensée anarchiste. Anticonformiste, le couple ne vit pas sous le même toit. Dix jours après la naissance de sa fille, Mary Wollstonecraft meurt emportée par la fièvre puerpérale. Mary et sa sœur Fanny Imlay -âgée de trois ans et demi et née de l’union de Mary Wollstonecraft avec le spéculateur Gilbert Imlay– seront élevées par William.

Mary Shelley: une enfant surdouée

Mary a quatre ans quand William Godwin épouse une veuve mère de deux enfants. Avec elle, le philosophe conçoit un fils. William inculque les idées de leur mère à ses filles. Très rapidement Mary se montre exceptionnellement intelligente et passionnée par l’apprentissage de choses complexes. Les enfants vivent entourés des plus grands intellectuels de l’époque à qui leur père ouvre toujours sa porte.

Mary ne suit pas une scolarité habituelle. Son père assure lui-même en partie son instruction en lui enseignant les matières les plus diverses. Godwin a l’habitude d’offrir à ses enfants des sorties éducatives et ils ont accès à sa bibliothèque. Mary reçoit une éducation exceptionnelle et rare pour une fille du début du 19e siècle. Elle a une gouvernante, un professeur particulier, et lit les manuscrits de son père portant sur l’histoire grecque et romaine.

Souvent, elle et sa sœur Fanny, vont lire et étudier au cimetière de Saint Pancras, près de la tombe de leur mère.

Mary Shelley: Percy un amour passionnel et sulfureux

Lors d’une visite que Percy Bysshe Shelley rend à son père, elle tombe éperdument amoureuse du poète. Elle le sait marié mais ne voit pas d’inconvénient à ce que cet homme brillant, qui cumule les problèmes dus – entre autres – à son athéisme, lui fasse du charme. En 1814, à l’âge de seize ans, elle commence une relation avec lui. En sa compagnie, elle quitte le domicile familial et l’Angleterre. Le couple se rend en France et en Suisse. Cette union courrouce énormément le père de Percy. Dès lors, et pendant tout le reste de sa vie, il mettra une énergie incroyable à rendre infernale l’existence de Mary, d’autant qu’il était en mauvais termes avec son fils. Durant ce périple, elle tombe enceinte de son premier enfant. Elle le perdra à sa naissance.

Humiliée, offensée et enceinte, Harriet l’épouse de Percy, peu ouverte à l’amour libre, les suit. Le sulfureux Lord Byron ajoute rapidement à la confusion lui qui, partout où il passe, jette le trouble. Dans The Encyclopedia of Science Fiction, John Clute, n’hésite pas à affirmer que Fanny, la sœur de Mary, était devenue la maîtresse du Lord.

La communauté amicale qu’ils forment avec Lord Byron et d’autres personnes, se dissout après deux suicides : celui de sa sœur Fanny Imlay et celui de Harriet Westbrook, l’épouse de Shelley, qui choisit de se noyer.

Mary et Percy se marient en 1816, après la mort d’Harriet. Trois autres enfants naissent de leur union. Seul le petit Percy Florence survit à l’enfance. Mary Shelley vit la perte de chaque enfant comme une tragédie. A partir de la mort de la première-née, la vie de Mary Shelley ne sera plus qu’une suite de drames dont elle ne se remettra jamais.

A Londres, Percy Shelley s’absente souvent pour éviter les créanciers. La menace de la prison pour dettes, leur mauvaise santé et la peur de perdre la garde de leurs enfants, incite le couple à quitter l’Angleterre pour l’Italie en 1818. Deux de leurs enfants y mourront.

Percy décède avant son trentième anniversaire. Son corps est incinéré mais son cœur a d’abord été enlevé. Mary l’a enveloppé dans une page de poésie. Elle transportera cette relique pendant un quart de siècle, jusqu’à la fin de ses jours. Après la mort de son mari, Mary se bat pour que l’œuvre du poète soit diffusée. Certains chercheurs n’hésitent pas à affirmer que, sans le travail accompli par Mary, Percy B. Shelley aurait sombré dans l’oubli.

Mary Shelley: un talent et une érudition tardivement reconnus

Bien que Mary Shelley ait écrit six romans après le premier ainsi que des récits de voyage, des biographies de personnages historiques espagnols, portugais et français, des nouvelles et des poèmes, aucune des œuvres ultérieures n’atteint la popularité de Frankenstein ou le Prométhée moderne. Ses œuvres percutantes, féministes et innovantes abordent des sujets chers au 20e et 21e siècles. Mathilda (1819) a pour thème l’inceste et le suicide. Cette œuvre est jugée si scandaleuse et immorale, qu’elle ne sera publiée qu’en 1959. Considéré comme le meilleur de sa production, Le dernier homme (1826), roman qu’il faudrait peut-être lire ou relire en ce moment, raconte la destruction de la race humaine, entre 2073 et 2100, par les guerres et la peste. Par ailleurs, l’auteure utilise les biographies qu’elle écrit, souvent très politisées, pour faire avancer la cause féminine comme dans Lodore (1835) son autobiographie romancée. Selon Wikipédia, dans ce roman, l’écrivaine prend position sur des questions politiques et idéologiques, en premier lieu l’éducation des femmes et leur rôle dans la société. Le roman dissèque la culture patriarcale qui sépare les sexes et contraint les femmes à être dépendantes des hommes.

Le 1er février 1851, à l’âge de cinquante-trois ans, Mary Shelley meurt à Londres d’une tumeur au cerveau. Elle est enterrée à l’église St Peter, à Bournemouth.

Selon les biographies romantiques et victoriennes, Mary Shelley aurait sacrifié son œuvre pour soutenir son mari puis, après sa disparition, le faire publier. Toutefois, dans les années 1970, elle est réhabilitée. Dégagée de l’ombre de son époux, elle est à présent considérée comme une précurseure et une écrivaine à part entière. On lui accorde l’invention de la science-fiction, d’avoir amorcé les études de genres et engendré un mythe universel.

Portrait de Mary Shelley par Richard Rothwell (1840). National Gallery Londres.

Sources:

  • Que les étoiles contemplent mes larmes, Journal d’affliction, Mary Shelley, éditions Finitude.
  • Buscarbiografias
  • Campus n°124
  • Wikipédia

Mikhaïl Boulgakov : de drogué à censuré, de censuré à la postérité

Mikhaïl Boulgakov : médecin morphinomane

Se promener avec, dans une poche ou un sac, un livre léger et vite lu est une friandise proposée par la collection Folio2€ avec ses ouvrages à moins de 5 francs. Cela permet, également, de lire quelques grands auteurs auxquels nous n’avions pas eu le courage de nous attaquer, d’en découvrir quelques nouvelles ou un roman court. Chaque fois que j’entre dans ma librairie, je me laisse tenter par trois ou quatre de ces livres et, pour la modestie du prix, peu importe si je suis déçue ou si je les abandonne en cours de lecture. D’une certaine manière, cela en vaut toujours la peine. Comme dans mon travail d’écriture je me penche souvent sur les addictions, en particulier celles induites par les drogues, je n’ai pas su m’empêcher de ressortir de chez mon dealer de bouquins avec Morphine de Mikhaïl Boulgakov. Écrite d’une manière simple et efficace, conçue comme un journal, cette nouvelle raconte la descente aux enfers d’un jeune médecin. Déçu par son ancienne maîtresse il est affecté, juste après la Révolution russe, à un poste dans une clinique rurale. Tout y est : les rigueurs de l’hiver, un nouvel amour délaissé pour la drogue, l’euphorie des premières prises, les douleurs et le vide ressentis lors du manque, les magouilles pour obtenir sa dose, la culpabilité… Un thème que Mikhaïl Boulgakov maîtrise parfaitement. Il a exercé la médecine, entre 1916 et 1920, dans des conditions très similaires à celle de son personnage et lui aussi a été morphinomane. Inapte au service militaire, il a dirigé un hôpital de campagne. Isolé pendant deux ans, il devient dépendant mais, contrairement à son protagoniste, il se désintoxique grâce Lubov Belozerskaya, l’une de ses épouses.

Extraits de Morphine

« En injectant une seringue de dilution à 2%, il s’établit presque instantanément un état de quiétude qui tourne immédiatement à l’extase bienheureuse. Cela dure seulement une à deux minutes. Ensuite tout disparaît sans laisser de traces, comme si cela n’avait jamais été. Commencent alors les douleurs, l’angoisse, le noir… »

« Une seringue est posée sur un morceau de gaze, à côté d’un flacon. Je la prends et, après avoir négligemment enduit d’iode ma hanche toute marquée de piqûres, je plante l’aiguille dans la peau. Aucune douleur, oh ! non, au contraire : je jouis d’avance de l’euphorie qui va se manifester ».

« Moi, l’infortuné docteur Poliakov, atteint de morphinomanie depuis février, je mets en garde tous ceux à qui il adviendra de subir le même sort que moi : n’essayez pas de remplacer la morphine par de la cocaïne. La cocaïne est un poison on ne peut plus ignoble et insidieux. Hier, c’est à peine si Anna a réussi à me récupérer à force de camphre, et aujourd’hui je suis un mort-vivant… »

« Tempête, pas de consultation. Ai lu pendant mes heures d’abstinence un manuel de psychiatrie, il m’a produit une impression terrifiante. Je suis fichu, plus d’espoir. J’ai peur du moindre bruit, je hais tout le monde quand je suis en phase d’abstinence. Les gens me font peur. En phase d’euphorie, je les aime tous, mais je préfère la solitude. »

Mikhaïl Boulgakov : une vocation littéraire précoce

Connu sur les cinq continents pour son œuvre Le Maître et Marguerite, Mikhaïl Boulgakov naît le 3 mai 1891 à Kiev, en Ukraine, qui faisait alors partie de l’Empire russe. Ainé d’une fratrie composée de deux garçons et quatre filles, il est le fils d’un prêtre, professeur d’histoire et critique des religions occidentales. Sa mère est enseignante. Durant son enfance, il se passionne pour le théâtre. Il écrit des comédies que ses frères mettent en scène.

L’amour précoce du jeune Boulgakov pour la lecture le conduit à connaître à fond l’œuvre de ceux qu’il considérera toujours comme ses maîtres : Nicolas Gogol, Anton Tchekhov et Mikhaïl Saltykov-Chtchedrine.

Mikhaïl Boulgakov : un médecin frustré

Il obtient son diplôme de médecine en 1916 à l’Université de Kiev. Envoyé à l’hôpital du district, il commence à écrire. Installé à Viazma en 1917, il revient à Kiev l’année suivante accompagné de Tatiana Lappa, sa première épouse. Il ouvre un cabinet médical de phytopathologie des dermatoses. Cependant, très vite, il commence à envisager l’idée de quitter la médecine. Fonctionnaire, il se sent subordonné au pouvoir politique. Pendant cette période, il est le témoin direct de la guerre civile russe et d’au moins dix tentatives de coup d’État.

En 1919, il est envoyé dans le Caucase du Nord pour travailler comme médecin militaire et commence à écrire comme journaliste. Malade du typhus, il survit miraculeusement. L’année suivante, il abandonne sa carrière de médecin pour de s’adonner à la littérature.

Après avoir traversé le Caucase, il se rend à Moscou avec l’intention d’y rester. Il peine à trouver un emploi. Finalement, il décroche un travail de secrétaire de la section littéraire du Comité central de la République pour l’éducation politique.

Mikhaïl Boulgakov : censuré par le régime soviétique

En 1925, Mikhaïl divorce de sa première femme. Il épouse Lubov Belozerskaya. La censure s’acharne sur son travail et lorsque ses œuvres parviennent à voir le jour, malgré le bon accueil du public, il reçoit des critiques négatives de la part de La Pravda. En 1926, l’auteur ukrainien publie Morphine qui raconte, à travers le Dr. Poliakov, sa consommation de stupéfiants pendant la Première Guerre mondiale. Deux de ses pièces sont jouées à Moscou. Le public est enthousiaste mais la critique l’étrille.

En 1929, la carrière littéraire de Boulgakov subit un coup dont l’écrivain ne se remettra jamais. La censure gouvernementale empêche la publication et la mise en scène de toutes ses pièces. Il n’avait jamais quitté l’Union soviétique. Sa fratrie vit en exil à Paris. Il écrit au gouvernement de l’URSS en demandant la permission de partir à l’étranger. Deux semaines plus tard Staline le contacte. Il lui refuse la possibilité de s’expatrier mais lui propose de travailler au Théâtre d’art académique de Moscou. Boulgakov accepte.

Mikhaïl Boulgakov : son épouse l’inspire pour Le Maître et Marguerite

Ayant également quitté Lubov, en 1932 il se marie avec Elena Sergeevna Bulgakova, qui lui inspirera Marguerite dans son œuvre la plus célèbre, Le Maître et Marguerite, commencée en 1928. Dans les années qui suivent, Mikhaïl continue à travailler sur Le Maître et Marguerite, tout en se consacrant à de nouveaux drames, histoires, critiques, livrets et adaptations théâtrales de nouvelles. Cependant, la plupart de ses œuvres, ne seront jamais publiées. Les autres sont mises en pièces par la critique.

Mikhaïl Boulgakov : persécuté par la censure

À la fin des années 1930, il collabore avec le Théâtre du Bolchoï en tant que librettiste et consultant. Il le quitte quand il réalise qu’aucune de ses œuvres n’y sera jamais produite. Sauvé de la persécution et de l’arrestation grâce au soutien personnel de Joseph Staline, Boulgakov se sent quand même en cage. Aucun de ses écrits n’est publié. Ses récits sont systématiquement censurés. Lorsque Batoum, sa dernière œuvre qui dépeint pourtant un tableau positif des premiers jours de la révolution stalinienne, est interdite avant même les répétitions, il demande à nouveau la permission de quitter le pays. On la lui refuse une fois de plus. Sa santé se détériore.

Boulgakov consacre les dernières années de sa vie à l’écriture. Son humeur, cependant, est très changeante. Des moments pleins d’optimisme, qui l’amènent à croire que la publication de Le Maître et Marguerite est encore possible, alternent avec des chutes dans la dépression la plus sombre, où il perd tout espoir. En 1939, dans des conditions précaires, il propose une lecture privée à son petit cercle d’amis de Le Maître et Marguerite. Le 19 mars 1940, à moins de cinquante ans, Mikhaïl Boulgakov meurt à Moscou emporté par une néphrosclérose. Son corps est enterré dans le cimetière Novodievitchi.

Actuellement, Boulgakov est mondialement considéré comme l’un des écrivains les plus remarquables du XXe siècle.

Sources :

 – Morphine, Mikhaïl Boulgakov, Gallimard, collection Folio2€

 – Lecturalia

 – Biografiaonline

 – Wikipedia

 – Biografie

Michel Houellebecq : un poète d’essence baudelairienne

Michel Houellebecq : le Baudelaire des supermarchés

Quand je lis les poèmes de Houellebecq, j’éprouve la même sensation, la même empathie qu’envers ceux de Baudelaire. En investiguant un peu dans la toile, je me suis aperçue que je ne suis pas la seule à trouver une similitude entre l’auteur des Fleurs du Mal et celui des Particules élémentaires. Dans la poésie du moins. Dominique Noguez a été le premier à le souligner. Dans sa monographie de Michel Houellebecq, il le présente comme “le Baudelaire des supermarchés”. D’ailleurs le poète contemporain n’a jamais caché son admiration pour le dandy du 19ème siècle, comme il le confirme dans un entretien donné à Marc Weitzmann pour Les Inrockuptibles :

“J’ai parfois le sentiment que Baudelaire a été le premier à voir le monde posé devant lui. En tout cas, le premier dans la poésie. En même temps, il a considérablement accru l’étendue du champ poétique. Pour lui, la poésie devait avoir les pieds sur terre, parler des choses quotidiennes, tout en ayant des aspirations illimitées vers l’idéal. Cette tension entre deux extrêmes fait de lui, à mon sens, le poète le plus important. Ça a vraiment apporté de nouvelles exigences, le fait d’être à la fois terrestre et céleste et de ne lâcher sur aucun des deux points.”

Ci-dessous, deux poèmes, extraits du recueil Le sens du combat paru aux éditions Flammarion en 1996. Pourtant, ils s’accordent spleenement bien à cet automne 2020, voire à l’année toute entière.

 

Vous pouvez également lire, en cliquant ici, d’autres vers de ce poète baudelairien, contenus dans un article écrit pour ce blog en septembre 2018. Sa poésie complète est réunie en poche aux éditions J’ai lu. Pour l’instant, je vous invite à écouter Blanche Gardin le réciter, dans une vidéo de la chaîne de télévision Arte.

Sources:

  • Michel Houellebecq, poésies, éditions J’ai lu.
  • La poésie urbaine de Michel Houellebecq : sur les pas de Charles Baudelaire ? de Julia Pröll, Université d’Innsbruck.
  • Wikipédia

 

 

Matsuo Bashô: harmonie, sobriété et zenitude

Matsuo Bashô: haïkus pour aimer l’automne et la pluie

En cet automne aussi peu riant que le dernier printemps, j’ai pensé à celles et ceux que cette saison plonge dans le spleen, d’autant qu’aucune bonne nouvelle n’égaye nos médias. Pour entrer en résonance avec la pénombre de l’automne et le chant de la pluie, j’ai choisi dix poèmes de Matsuo Bashô. Auteur d’environ 2 000 haïkus, il est considéré comme l’un des quatre maîtres classiques de cet art japonais : Bashō, Buson, Issa, Shiki.

 

Matsuo Bashô: les lettres plutôt que la guerre

Matsuo Munefusa, connu sous le pseudonyme de Bashô, est né en 1644 à Iga-Ueno, au Japon, dans une famille de paysans samouraïs issue de la classe guerrière. Il se lie d’une profonde amitié avec Yoshinaka, le fils de son seigneur. La mort prématurée de son ami le conduit à renoncer à la carrière de guerrier à laquelle il était prédestiné. Matsuo quitte la campagne pour se consacrer à la littérature. Il devient l’élève de Kitamura Kigin, qui a déjà commencé la transformation de l’art du haïku dont Bashô allait devenir le plus grand maître. Avec Zengin, un autre enseignant, Bashô s’initie à la sérénité du zen et crée sa propre philosophie. À la mort de Zengin, en 1667, il se rend à Kyoto et, en 1672, à Yedo, aujourd’hui Tokyo. A Yedo, il améliore sa connaissance des règles poétiques puis il crée sa propre école, appelée Shōfū. Peu à peu, des jeunes poètes qui admirent sa poésie et sa vie contemplative se réunissent autour de lui.

Bashô n’a pas de domicile fixe, il va de ville en ville, récitant ses poèmes à qui veut les entendre. Il s’installe finalement dans une hutte à Fukagawa, près de Yedo. Durant sa retraite, il perfectionne sa connaissance et sa pratique du bouddhisme zen. En 1684, il redevient pèlerin.

Avec harmonie et sobriété, Bashô consigne chacun de ses voyages dans un journal intime ou dans des poèmes qui représentent sa vie. Ses écrits sont consacrés à l’extase poétique et à la contemplation de la nature et des gens simples. En 1689, il abandonne sa cabane et part pour le nord du Japon. Il poursuit sa vie d’errance jusqu’en 1694, dans une amélioration spirituelle permanente, tandis que son style gagne en force d’évocation, en concision et en simplicité. Cette année-là, malade, il s’installe à Osaka où il meurt le 28 novembre. Conformément à ses vœux, il est enterré à Ōtsu auprès du samouraï Minamoto no Yoshinaka, son ami de jeunesse.

Bashô occupe une place importante dans la littérature japonaise, non seulement en raison de son œuvre, mais aussi grâce à sa personnalité exemplaire. Il a servi de modèle à des générations entières de personnes de lettres. Actuellement, de nombreux auteurs et poètes japonais continuent d’être inspirés par sa prose et sa poésie.

 

Sources:

  • Haikunet
  • Aimer la pluie aimer la vie, Dominique Loreau, éd. J’ai Lu
  • Encyclopédie Universalis
  • Haiku, Bashô & Disciples, éd. Culture Commune
  • Wikipedia
  • UOL-Educação
  • kapitalis.com

Apollinaire: hommage au prolétariat

Apollinaire: le guetteur mélancolique

En ces temps de pandémie mes pensées vont naturellement vers Guillaume Apollinaire qui survécut aux ravages de La Grande Guerre mais pas à la grippe espagnole. En le relisant, je suis tombée sur un hommage rendu au prolétariat. Ce poème figure dans le recueil Le guetteur mélancolique paru chez Gallimard en 1952. Cet ouvrage est composé de poèmes soit inédits, soit éparpillés dans diverses revues.

 

En 2018, lors du centenaire de la disparition du père de la poésie moderne, j’ai écrit en ce lieu un article que vous trouverez ici. Ci-dessous, vous pouvez également découvrir la vie du poète, tout en écoutant quelques-uns de ces poèmes, dans un documentaire délicatement suranné. Cette émission « Un siècle d’écrivains », numéro 175, diffusée sur France 3, le 18 novembre 1998, est réalisée par Jean-Claude Bringuier.

 

 

 

Deux lectures 5 questions : Arthur Billerey, d’« A l’aube des mouches » à « La Cinquième Saison »

Lectures pour des plages de repos

Poème d’Arthur Billerey. Recueil: A l’aube des mouches

La distanciation n’oblige pas à bronzer dans la solitude. Avec un livre ou une revue nous sommes toujours en compagnie. Ce dernier billet, avant la longue pause que prendra ce blog cet été, propose deux lectures : A l’aube des mouches, un recueil de poèmes d’Arthur Billerey et la revue littéraire romande La cinquième saison, dont le 11ème numéro Passage du poème, qui vient de paraître, est entièrement consacré à l’art de Polhymnie. Le jeune poète en est l’une des têtes pensantes. Passionné par les mots écrits, Arthur Billerey vient aussi de créer la chaîne Youtube Trousp, entièrement consacrée au livre. « J’ai eu l’idée de créer Trousp car je réfléchissais, pendant le confinement, à la question suivante : par quel moyen la littérature et la poésie peuvent réinvestir l’espace public ? Je me suis dit que réinvestir l’espace public numérique était déjà un premier acte. Et puis je crois qu’il est important de parler littérature, en plus de l’écrire. Les auteurs et les autrices, après avoir noirci le papier, ont encore les hauts fourneaux de l’imagination qui fument. Du moins pour les inspirés. Ils ont donc leur mot à dire. » Pour l’instant cette jeune chaîne apprend à marcher. Nul doute qu’elle saura bientôt courir et danser.

 

La cinquième saison : revue littéraire romande

Chaque trimestre, La cinquième saison invite des plumes de tous bords à se prêter au jeu de la contrainte et de la chronique. Nouvelles, portraits et fragments, récits de voyage, entretiens et tribunes libres, autant de genres qu’elle brandit dans ses pages aux côtés des trésors dormant dans les tiroirs des éditeurs. Chaque numéro est dédié à un thème ce qui permet de couvrir tout le panel de la littérature actuelle. Entre ses pages l’on rencontre les auteur-e-s qui font la littérature romande du moment, des plus confirmés aux plus jeunes espoirs. Mais pas uniquement. Comme démontré par ce onzième numéro, l’on y croise également des disparus, comme Chessex ou Nietzsche, et des écrivain-e-s, des quatre coins de la francophonie, tout à fait vivants. Extrait de la quatrième de couverture :

« Ces acteurs – la poésie logeant en chacun de nous – ne se limitent pas aux terres encloses de Suisse romande délimitées par la frontière de Saint-Gingolph, de Pontarlier ou Genève, derrière laquelle il y a la France. Il était cardinal que les acteurs sollicités se trouvent à Paris, à Genève, à Sainte-Colombe-sur-Gand, à Devesset, à Chavannes-près-de-Renens, à Vevey ou à Fribourg, à Mons comme au Luxembourg. Autrement dit qu’il y ait une réponse unanime et francophone. N’habitons-nous pas une langue, plutôt qu’un pays ? dirait Paul Célan. « Pourquoi publiez-vous de la poésie ? » et « Pourquoi lisez-vous de la poésie ? » sont les deux grandes questions qui orientent ce numéro et qui donnent la parole aux éditeurs et aux lecteurs. » Dans tous les numéros de La cinquième saison, les textes des autrices et auteurs vivants sont inédits.

Naturellement, ce Passage du poème attribue les fauteuils d’honneur aux poètes. Toutefois, selon la coutume de la revue, une grande place est laissée à la critique – Peu importe où nous sommes d’Antoinette Rychner, Rivières, tracteurs et autres poèmes d’Alain Rochat… On y lit également des interviews d’auteurs : François Debluë ou Alain Freudiger.

 

Arthur Billerey : A l’aube des mouches

L’été, en particulier cet été 2020 qui impose un éloignement sanitaire, est un moment propice pour découvrir la poésie comme l’écrit si bien Fabienne Althaus-Humerose, la créatrice du Prix du roman des Romands. Dans ce dernier numéro de La cinquième saison, elle nous conseille d’oublier ce que l’on nous a enseigné à l’école. A la place, elle propose de nous laisser aller à la lecture, sans nous préoccuper ni de la versification, ni du rythme des mots. Elle nous suggère d’abandonner l’idée que la poésie est un art qui ne s’adresse qu’aux initiés, un style littéraire trop abscons pour les néophytes. Elle nous exhorte à enfermer dans un galetas poussiéreux le cliché d’une lecture savante et empesée, qu’il faudrait religieusement appréhender dans un silence monacal. Au contraire, elle nous enjoint à nous adonner à la poésie sur le sable d’une plage, dans le bus, dans le train ou à une table de bistrot. Partout où un temps fractionné permet une lecture courte, partout où la vie bouillonne. « Mettez un livre de poèmes dans votre sac et ouvrez-le de temps à autre… Ne vous interrogez pas sur les intentions du poète, mais sur les intentions que vous pouvez dès lors admettre pour vous. Ne retenez pas ce qui vous paraît incompréhensible, retenez ce que vous avez intensément et profondément vu et saisi. » C’est pourquoi, pendant ces vacances, je vous incite à découvrir Arthur Billerey. A l’aube des mouches, paru aux Éditions de l’Aire, nous emmène avec suavité dans des mondes à doubles faces ou s’insinuent la poésie du quotidien. Des jardins où les tiges des roses ne manquent pas d’épines et où ce qui paraît surréaliste devient soudainement limpide. Les poèmes choisis ne sont pas représentatifs du contenu de l’ouvrage qui nous emporte avec bonheur d’un paysage ou d’un sentiment à l’autre. Ils correspondent uniquement à l’humeur qui m’habitait au moment de ma lecture. Quant au jeune poète fourmillant d’idées, il écrit actuellement son prochain recueil : Le réchauffement syllabique.

Entrevue : Arthur Billerey poète, assistant éditorial, brasseur d’idées littéraires

– Comment est née la revue littéraire “La cinquième saison” ?

Personnes qui participent au 11ème numéro de La cinquième Saison intitulé Passage du poème .

La cinquième saison est née au moment de la mort de L’Hebdo, qui était un magazine généraliste, avec un accent sur la littérature. Face à la disparition inquiétante de cette tribune littéraire, des acteurs et des actrices du milieu du livre se sont réunis pour fomenter quelque chose. Après plusieurs réunions et délibérations, il est resté une petite équipe, prête à s’investir totalement, bénévolement et artistiquement pour offrir aux lettres romandes l’écho dont elles avaient cruellement besoin. Et cela devait passer par l’épanchement. Une revue, ce n’est pas un journal limité par la taille de ses colonnes. Les auteurs et les autrices peuvent y aller franco, librement, noircir le papier et laisser courir leur plume. Plusieurs rubriques sont constantes. La plus importante, la rubrique Critique, permet à la rédaction de chroniquer les parutions actuelles, de veiller à ce qu’il y ait une réponse à tous ces livres publiés dont certains, dans la cohue tumultueuse des nouveautés, n’ont parfois pas plus d’écho qu’une bouteille à la mer. La rubrique Entretien permet de connaître l’opinion, sur tel ou tel sujet, de celles et ceux qui travaillent dans le livre. Il y aussi toujours une rubrique inventée, plutôt récréative, qui correspond au thème du numéro, ainsi qu’une rubrique Poésie. Pour accompagner le texte, la revue s’étoffe d’une poignée d’illustrations qui introduisent les rubriques et qui font de la revue papier, en plus d’être un trésor de mots et d’idées, un coffre de papier à ouvrir. Pour paraphraser Flaubert, on pourrait dire que la ligne éditoriale de La cinquième saison est de marcher droit sur un cheveu suspendu entre le double abîme du lyrisme et du vulgaire.

Le dernier numéro, Passage du poème, est entièrement destiné à la poésie. L’idée était de profiter du vent doux et favorable du Printemps des Poètes, et de la Poésie, qui n’ont finalement jamais eu lieu à cause de la crise sanitaire. C’est le premier numéro qui s’intéresse de près à un genre, qui lui cherche des poux. L’expérience sera peut-être réitérée avec le théâtre, l’essai, ou allez savoir, le roman courtois. Pour toutes ces folles équipées, la rédaction compte aujourd’hui deux nouveaux rédacteurs, Romain Debluë, poète et philosophe, ainsi que l’éditrice Florence Schluchter-Robins. Les autres membres fondateurs sont Christophe Gaillard, professeur et écrivain, ainsi que le soussigné.

– Vous écrivez vous-même de la poésie. D’où vient votre intérêt pour cet art?

L’intérêt que j’ai pour la poésie vient des mots. Il y a une puissance d’évocation dans un poème. Cela peut aller de la découverte d’un monde derrière le monde, une sorte d’Atlantide sur commande, quand les mots surgissent torrentiellement, à une découverte moins prestigieuse, plus quotidienne, comme une pièce retrouvée sous le canapé, quand les mots surgissent d’un coin sombre. Et puis, il y a dans un poème une gymnastique sonore et une manie furieuse à saisir ce qui nous dépasse. Sans tomber dans un romantisme démodé, j’aime que la poésie reste un moyen de traduire nos rires, nos révoltes, nos passions et notre spleen éternel. Un poème sans émotion, qui se mord la queue dans l’inertie sa propre accélération, ne vaut pas plus que la gousse brisée d’une cacahuète. Hormis des poèmes, des critiques et des notes inachevées, je n’écris rien. Écrire un roman est un art trop difficile.

– Qu’essayez-vous de nous transmettre à travers la poésie ? 

Poème d’Arthur Billerey. A l’aube des mouches

En vérité, je ne sais pas trop ce que j’essaye de transmettre. Il est peut-être fou de croire que les poètes transmettent un message clair, médité et cousu main en écrivant un poème. Je crois que les poèmes qu’on écrit sont les plus mauvais. Les meilleurs sont ceux qui s’écrivent eux-mêmes, et qui s’écrient ensuite, sans autre base de départ qu’une intuition, qu’un sentiment, ou que la sonorité du mot lui-même. Et puis quand bien même, s’il y avait une volonté du poète à transmettre un message, le lecteur, avec ses yeux de lecteur, y décèlerait peut-être autre chose. C’est comme la forme des nuages. Vous y voyez un chien enragé alors que votre ami y voit un pamplemousse.

Malgré cela, il y a quand même des recoupements dans mon travail, des décors qui reviennent, des tournures, un vocabulaire, etc. Il y a une part de quotidien, d’humour, de recherche et de lumière bourdonnante, dans A l’aube des mouches.

– A la fin de votre recueil vous citez des poètes, à savoir Corinne Desarzens qui signe la préface, Apollinaire ou Jean-Pierre Schlunegger qui vous ont inspiré certains de vos poèmes. Quels sont les poètes que vous lisez et ceux qui vous inspirent ?

Je lis ceux que vous mentionnez et des poètes plus actuels, comme par exemple Pierre-Alain Tâche, Alexandre Voisard, Jacques Chessex, Laurent Galley, Jean Pierre Siméon, Jacques Roman, Katia Bouchoueva, Brigitte Gyr, Venus Khoury Ghata, Maram Al-Masri. Je suis souvent inspiré en lisant les autres. J’ose les fouiller au corps, comprendre la façon dont ils travaillent. Mais j’avoue revenir sans cesse à Apollinaire, Aragon, Paul Eluard et Jean-Claude Pirotte, qui sont des bougies longue durée sur ma table de chevet.

– La question que je pose à tous les interviewés : à quel poème vous identifiez-vous ?

J’aime beaucoup le dernier tercet de Tristesse, ce classique français d’Alfred de Musset.

Dieu parle, il faut qu’on lui réponde / Le seul bien qui me reste au monde / Est d’avoir quelquefois pleuré

Retenir de toute une vie que nous ne possédons rien d’autre que nos pleurs, au final, est assez vertigineux. Vous imaginez, une larme peut contenir tout ce qui, de votre naissance à votre retraite, vous aura mouillé le codeur. Quelle éclaboussure! Adieu les télévisions, les voitures et les maisons. Vous n’emportez avec vous qu’une valise étanche et il y a une larme à l’intérieur. Pourvu que ce soit une larme de joie.

Entrevue réalisée par Dunia Miralles

Biographie d’Arthur Billerey

Arthur Billerey est né au cœur de la Grande Brasserie d’Audincourt. Après des études en Arts, Lettres et Langues, il est diplômé d’un master spécialisé dans l’édition du livre. Assistant éditorial à L’Aire, il codirige avec passion la collection métaphore, dédiée à la poésie. Membre fondateur de La cinquième saison, chroniqueur au Regard Libre, il suit l’actualité littéraire au poil et il vient de créer Trousp, une chaîne Youtube dédiée au livre. Il a publié dans des ouvrages collectifs, des revues. Son premier recueil, intitulé À l’aube des mouches, est dédié à tous ceux qui salivent tôt.

Pause estivale

Après une longue pause estivale, durant laquelle je m’aventurerai dans d’autres styles littéraires, je reprendrai les activités de ce blog le jeudi 17 septembre. Bonnes vacances! DM.