Kenshin Sumitaku : moine et poète de l’âme

Le haïku de l’Ascension

Moine bouddhiste et poète, Kenshin Sumitaku a passé de longues périodes hospitalisé. Avant de prendre le monastique nom de Kenshin, il s’appelait Harumi. Bien que le prénom Harumi, « Beauté de Printemps », soit habituellement donné aux filles, il vient probablement du fait qu’il est né à l’équinoxe de printemps. Premier enfant du couple Sumitaku, sa sœur naît l’année suivante. A quatre, ils forment une famille unie qui le soutiendra à chaque tournant de sa vie. En cette période d’Ascension, j’ai choisi un haïku qui me semble correspondre au dépouillement avec lequel nous quittons la vie terrestre.

Kenshin Sumitaku : de la cuisine à la prêtrise

Né le 21 mars 1961 à Okayama au Japon, enfant, Kenshin, qui à l’époque s’appelle encore Harumi, est un grand lecteur de mangas. Il souhaite devenir dessinateur. Finalement, il prend une autre voie et, en 1978, obtient un diplôme de cuisinier. En 1980, il se dirige vers l’entretien de véhicules tout en se passionnant pour le bouddhisme.

En 1983, il est ordonné prêtre après avoir suivi des cours de bouddhisme par correspondance. Lors d’une cérémonie tenue au temple Nishi-Honganji de Kyoto, il reçoit le prénom Kenshin qui signifie Dévotion. Avec de l’argent que ses parents lui prêtent, il monte un ermitage et en octobre il se marie. Son épouse est enceinte d’un mois.

Kenshin Sumitaku : de la maladie à la poésie

En février 1984, à la veille de ses 23 ans, on lui diagnostique une leucémie aiguë. On l’hospitalise dans sa ville. Sa sœur, qui est infirmière, veille sur lui. Bien que sa femme soit enceinte, ses beaux-parents exigent et obtiennent un divorce. En juin, son ex-épouse accouche d’un garçon. L’enfant est pris en charge par les parents de Kenshin, mais il passe la plupart de son temps dans la chambre d’hôpital de son père.

Immobilisé par la maladie, Kenshin commence à écrire des haïkus. A la forme traditionnelle, dont les codes impliquent un long apprentissage, il préfère la forme libre. Il étudie plusieurs représentants émérites de ce courant et devient membre de la revue Sōun, alors la seule à accueillir le haïku libre. A l’époque, au Japon, les poètes qui écrivent de cette manière sont rares et peu considérés. Mais Keishin est dans l’urgence et n’a pas le temps d’apprendre les codes complexes des haïkus traditionnels.

Début 1985, son état s’améliore suffisamment pour qu’il puisse sortir de l’hôpital. Pendant quelques mois, Kenshin se consacre à la promotion du haïku libre. La revue Sōun n’a accepté que deux de ses poèmes. Ils paraissent en février. Au mois d’août, il participe à l’élaboration de Kaishi, une nouvelle revue de haïku libre fondée par l’ancien rédacteur de Sōun. Ils deviennent amis. À la fin de l’été, Kenshin doit définitivement retourner à l’hôpital. En décembre, il publie à compte d’auteur un recueil de ses poèmes.

Début 1987, la chimiothérapie cesse d’agir. Kenshin entre en phase terminale. Il souffre de douleurs extrêmes et constantes, de vertiges, de nausées et il vomit du sang. Près de lui : son manuscrit. Le 7 février 1987, à l’hôpital d’Okayama, Kenshin meurt de leucémie aiguë myéloïde, veillé par sa sœur. Il avait 25 ans et dix mois et laisse 281 haïkus.

Kenshin Sumitaku : publication

En mai 1987, son ami Ikehata contacte les éditions Yayoi Shobō qui publient déjà les Œuvres complètes de Hōsai dont Kenshin se sentait très proche. En juillet, ils acceptent le projet de publier un recueil posthume avec tous les haïkus de Kenshin. Il est intitulé Mikansei ce qui signifie Inachevé. Beaucoup de ses compositions font référence au temps passé entre deux hôpitaux et à son expérience de la maladie et de la souffrance. Grâce à ses amis, sa réputation va grandir lentement mais sûrement et Harumi Sumitaku, devenu Kenshin Sumitaku, deviendra simplement Kenshin, les Japonais désignant traditionnellement par leur seul prénom leurs poètes préférés.

Les deux dernières années de sa vie, conscient de sa fin proche, il les aura consacrées à écrire des haïkus. Au Japon, il est connu comme le poète de l’âme.

Sources:

A lire ou à relire : « Nouvelles histoires extraordinaires » d’Edgar Allan Poe

Le Masque de la Mort Rouge : récit parfait pour un déconfinement

Parfois, il est agréable de relire un livre dix, vingt ou quarante ans après une première lecture. Certaines expériences personnelles et d’autres ouvrages permettent aux textes de révéler des sens que nous n’avions pas perçus la première fois. Si vous fouillez dans votre bibliothèque, peut-être y trouverez-vous Nouvelles histoires extraordinaires d’Edgar Allan Poe, considéré comme le père du polar. Durant cette aventure Covid-19, j’ai relu cet écrivain, l’un de mes amours littéraires de jeunesse, l’un de mes pères en littérature. Je me suis penchée spécifiquement sur ce livre, car je me souvenais vaguement du Masque de la Mort Rouge, l’une des nouvelles qu’il contient. A l’adolescence, elle ne m’avait pas vraiment interpellée. J’avais un faible pour Le Puits et le Pendule et une admiration horrifiée pour Le Chat Noir et La Chute de La Maison Usher. Toutefois, durant ce confinement, j’ai redécouvert ce récit qui rappelle que nous ne pouvons pas ignorer la maladie, nous comporter comme si elle n’existait pas. Sinon, elle risque de nous rattraper. En cette première semaine de retour « à la presque normale » et à l’excitation joyeuse, peut-être un peu imprudente, qu’elle nous procure, elle prend un sens très singulier et pertinent.

 

Le Masque de la Mort Rouge : résumé

Cette nouvelle se situe dans une région imaginaire ravagée par la Mort Rouge, une maladie plus terrifiante que la peste. Entre la contamination et la mort, il ne se passe qu’une demie heure. Les malades sentent soudainement des douleurs aigües, un vertige, puis ils suintent du sang par les pores, jusqu’à la dissolution de leur corps. Quand ses domaines sont à moitié dépeuplés par la meurtrière contagion, le prince Prospero, un intrépide fêtard, convoque un millier d’amis, choisis parmi les chevaliers et les dames de sa cour, de vigoureux joyeux lurons en bonne santé. Avec eux, il s’enferme dans l’une de ses abbayes fortifiées. Tout est organisé pour qu’ils puissent être ravitaillés sans être contaminés, sans avoir à se soucier ni de la Mort Rouge, ni du désespoir et de la dévastation qu’elle provoque à l’extérieur. Au bout de cinq à six mois de fêtes permanentes, le prince décide d’organiser un grand bal masqué qui s’étend sur les sept salons de l’abbaye. Toutes les salles respirent la joie, hormis la dernière dans laquelle quasiment personne ne s’aventure. Couverte de tentures noires, le prince y a fait installer une horloge qui sonne toutes les heures avec une telle énergie qu’on l’entend dans toute la fortification. Au son du carillon, musiciens et danseurs sont obligés de s’arrêter, le geste suspendu, ce qui met tout le monde mal à l’aise. Les coups de minuit sont si longs et sinistres que la peur tétanise les participants. C’est alors que le prince remarque, parmi les convives, un costume de très mauvais goût. Barbouillé de sang, le masque représente un cadavre raidi par la Mort Rouge. Couteau à la main et talonné par ses invités, le prince Prospero s’élance avec bravoure à la poursuite de l’importun qui, ainsi déguisé, prétend se moquer de lui. Arrivé dans la salle de l’horloge, l’inconnu se retourne et fait face aux personnes qui le suivent. Une seconde après, le prince s’écroule brusquement sur le tapis terrassé par la mort. Un par un, tous les convives commencent à tomber dans toutes les salles de l’orgie qui s’inondent de sang. La Mort Rouge s’est invitée au bal alors que personne ne l’attendait.

 

Baudelaire fasciné par Poe

La première fois que Baudelaire ouvre un livre de Poe, il est la fois épouvanté et fasciné. Vingt ans avant lui, l’américain avait écrit ce qu’il aurait voulu écrire. Cependant, bien qu’il l’ait traduit, Baudelaire n’est jamais allé dans le courant de Poe. Le poète français s’est très peu adonné à la prose. Ses poèmes n’ont pas grand-chose en commun avec ceux de l’auteur du Corbeau. Toutefois, les deux ont eu des vies cataclysmiques. Extrêmement persécutés, tous deux ont été et malmenés par le destin. Ces similitudes ont probablement rapproché le Parisien des écrits du Bostonnais, et contribué à l’admiration qu’il éprouvait pour lui.

En 1856, dans la préface de la première publication, en France, des Histoires Extraordinaires, Charles Baudelaire fait un portrait d’Edgar Allan Poe. Extrait :

« Il y a, dans l’histoire littéraire, des destinées analogues, de vraies damnations, – des hommes qui portent le mot guignon écrit en caractères mystérieux dans les plis sinueux de leur front. L’Ange aveugle de l’expiation s’est emparé d’eux et les fouette à tour de bras pour l’édification des autres. En vain leur vie montre-t-elle des talents, des vertus, de la grâce ; la Société a pour eux un anathème spécial, et accuse en eux les infirmités que sa persécution leur a données. – Que ne fit pas Hoffmann pour désarmer la destinée, et que n’entreprit pas Balzac pour conjurer la fortune ? – Existe-t-il donc une Providence diabolique qui prépare le malheur dès le berceau, – qui jette avec préméditation des natures spirituelles et angéliques dans des milieux hostiles, comme des martyrs dans les cirques ? Y a-t-il donc des âmes sacrées, vouées à l’autel, condamnées à marcher à la mort et à la gloire à travers leurs propres ruines ? Le cauchemar des Ténèbres assiègera-t-il éternellement ces âmes de choix ? Vainement elles se débattent, vainement elles se ferment au monde, à ses prévoyances, à ses ruses ; elles perfectionneront la prudence, boucheront toutes les issues, matelasseront les fenêtres contre les projectiles du hasard ; mais le Diable entrera par la serrure ; une perfection sera le défaut de leur cuirasse, et une qualité superlative le germe de leur damnation. »

 

Edgar Allan Poe : poursuivi par La Camarde

Edgar Allan Poe était hanté par la mort. Depuis son enfance, les cadavres s’accumulent autour de lui. Alors qu’il a deux ans et demi ou trois ans, le décès de sa mère tuberculeuse le marque pour toujours. Par la suite, la tuberculose ou l’alcoolisme emportera tout ceux qu’il aime.

 

Edgar Allan Poe : une enfance et une jeunesse déchirées

Sa mère, Elizabeth Arnold, née en Angleterre d’une dynastie d’acteurs, arrive vers l’âge de 9 ans aux États-Unis. Excellente danseuse, chanteuse, comédienne, elle a un superbe répertoire. Elle sait jouer tous les rôles. Très vite, elle devient la mascotte de l’Amérique. A 11 ans, elle perd sa mère. A 15 ans, elle se marie. A 18 ans, elle devient veuve. Eliza rencontre ensuite le père d’Edgar, David Poe, que les critiques, qui le détestent, appellent « face de muffin » car il n’a, semble-t-il, aucun talent. Ce jeune fils de famille a fui les siens et abandonné les études de droit. Il monte sur les planches pour plaire à Elizabeth, mais donne la réplique sans nulle inspiration. De plus, comme de nos jours, la vie de comédien est difficile. Eliza et David manquent continuellement de moyens financiers. A l’âge de 24 ans, totalement alcoolique, David part sur les routes chercher de l’argent et s’évapore dans la nature. A ce moment-là, Edgar a deux ans et demi, un grand frère, William Henry Léonard, appelé Henry. Rosalie, la petite sœur, voit le jour quelques mois après le départ de leur père.

Né dans un théâtre de Boston le 19 janvier 1809, Edgar fera un mythe de sa mère comédienne. Sa mort prématurée, et son regard immense et dévorant, le poursuivront son existence durant. La tuberculose est une maladie spectaculaire. Les gens deviennent émaciés, avec des joues très rouges et de grands yeux brillants. L’image du regard, des yeux, traversera toute son œuvre. Dans ses récits, les personnages féminins sont à la fois éthérés et macabres.

A partir du décès de sa mère, en 1811, Edgar ne connaît que des abandons. A la mort de celle-ci, on sépare la fratrie. John Allan, un commerçant de denrées coloniales, recueille le garçonnet, mais le traite comme un chien qu’il aurait offert à sa femme pour la consoler de ne pas avoir d’enfant. Elle est probablement stérile puisque John a des descendants illégitimes. Les relations entre Edgar et John Allan sont difficiles. Très vite, Edgar, qui a besoin d’un regard constant sur lui, décide que le monde sera sa scène et devient un mystificateur, ce qui détériore ses relations avec son beau-père.

Ses études sont difficiles. Il peine à s’intégrer aux autres. La période de l’université s’avère un calvaire. Fréquentée par des jeunes hommes aristocratiques, riches, despotiques et turbulents, Edgar, pauvre et rêveur, n’y trouve pas sa place. D’autant, que les étudiants habitués au pouvoir, se permettent tout et n’importe quoi. Poe est terrifié par une scène où, lors d’une bagarre, l’un des étudiants arrache, à un homme, un morceau de chair gros comme la main. Ses études se passent mal.

A la mort de son épouse, John Allan, son beau-père, se remarie et ne veut plus rien savoir d’Edgar.

 

Edgar Allan Poe: une vie tumultueuse et sulfureuse

Sa tante Maria Clemm, le reçoit en 1829, à Baltimore, après sa dispute avec John Allan. Maria Clemm est la plus jeune sœur de son père. Bien que cette mère de huit enfants ait une vie malheureuse, elle l’accueille avec joie, ce qui permet à Edgar de retrouver son grand frère Henry. Quand Maria Clemm ouvre ses portes à l’écrivain, il ne lui reste que Virginia la petite dernière de 9 ans. Pour la première fois, le poète goûte à la vie de famille. Pour remercier sa tante, il devient le précepteur de Virginia. Mais, en retrouvant son frère, qui est complétement alcoolique, il rencontre l’éthylisme. Auparavant, il n’avait pas eu l’occasion de boire. Mais ce frère qui a une vie très mondaine et qui l’introduit dans tous les salons, l’entraîne dans la boisson. Edgar admire Henry, un talentueux conteur qui mène une existence fantastique et fait des choses extraordinaires. Dans cette fraternité retrouvée, Edgar se reconstruit. Cette vie est merveilleuse pour lui. Son frère l’amuse, Maria Clemm s’occupe de l’intendance et, lui transmet son savoir à Virginia. Par la suite, sa relation avec la fillette deviendra une clé importante de son écriture.

A Baltimore, Poe entre dans le journalisme en tant que critique et correcteur. Excellent journaliste, il donne à connaître la littérature européenne aux États-Unis. Malgré ses périodes d’alcoolisme, on l’engage dans les journaux car, en avance sur son temps, il a  compris l’importance du marketing. Sa plume tranchante scalpe ses victimes. Acharné, il ne s’arrête que lorsque le sang coule. On dit que ses critiques sont écrites «au tomahawk» ce qui lui vaut le surnom de L’Indien. Ses « assassinats » journalistiques augmentent tellement les tirages, que lorsque Poe estime que la polémique tarde, il intervient sous divers pseudonymes, n’hésitant pas à se contredire lui-même pour mettre de l’huile sur le feu.

Poe et son frère écrivent des contes ensemble. Ils se sont fabriqués un avatar de leurs deux noms cryptés : Edgar Léonard. Quand son frère meurt en 1831, Poe est bouleversé. C’est alors qu’il écrit son premier conte. Sa production devient alors très riche et diverse. Il produira notamment un essai, Eurêka, qui préfigure le Big Bang qui ne sera découvert qu’un siècle plus tard.

Edgar se marie avec Virginia alors qu’elle n’a que 13 ans. Les biographes prétendent que ce mariage n’a jamais été consommé. Il aurait épousé sa cousine, en falsifiant des papiers officiels, pour qu’elle échappe à un autre cousin à qui elle aurait dû être confiée pour parfaire son éducation. De Virginia, il a surtout besoin de l’admiration et du regard – encore et toujours les yeux qui le poursuivent. De plus, il adore jouer à Pygmalion. Toutefois, le poète plait beaucoup aux femmes et, pour son bonheur – ou son malheur -, compte énormément d’aventures en dehors de son mariage. Virginia meurt de la tuberculose à 24 ans, l’âge auxquels meurent ses proches en général. Ce décès l’accable.

Poe est un cérébral avec une lucidité implacable que l’on ne retrouve qu’à travers la littérature. Sa réalité est le lieu de ses désastres. Le lieu où il perd la face, où il est abandonné. Mais il se répare à travers l’écriture.

Très populaire, il fait beaucoup parler de lui. Les journaux sont toujours pleins de ses hauts-faits et scandales. Cependant, en 1845, la publication du Corbeau, son écrit le plus connu, lui apporte enfin une vraie gloire. En apparaissant partout, le corbeau est sujet à une sorte de marchandising. Actuellement, on en aurait fait des t-shirts et des figurines. D’ailleurs, de nos jours, l’on trouve des t-shirt imprimés qui rappellent ce poème. Mais déjà, à l’époque, à New-York, tout est corvusé. Même la silhouette de l’auteur se voit transformée en corbeau, ce qui en rajoute à sa sulfureuse réputation.

Certes, la vie de Poe a été marquée par l’alcoolisme, mais beaucoup moins que le mythe ne le prétend. Cette réputation d’ivrogne invétéré lui aurait été faite par ses détracteurs. L’on sait à présent, de source sûre, qu’il avait de longues périodes d’abstinence. L’étude de la calligraphie de ses manuscrits, prouve qu’il écrivait en étant sobre. En revanche, il souffrait probablement de maladies nerveuses et cérébrales induites par les traumas subis durant son enfance et au long de sa vie. Ce que l’on appellerait, aujourd’hui, des troubles de la personnalité. En effet, Poe a traversé des périodes de deuils effroyables et d’épuisants moments de pauvreté. A tel point qu’il se déplaçait couramment à pied, sur de longues distances, par exemple de Richmond à Washington -200 km- pour livrer ses textes. Souvent, sa tante Maria Clemm mendiait, entre autres, chez les éditeurs et directeurs de journaux pour que sa fille et son gendre puissent survivre.

Sa mort est entourée de mystère. A la fin de sa vie, il n’a que quarante ans. Ayant tout perdu, sans ressources, il descend de New-York vers le sud. Il s’arrête à Philadelphie. La ville est complètement ravagée par le choléra. Ce séjour s’avérera affreux pour lui. Finalement, le 27 septembre 1849, il prend le vapeur. On le retrouve le 3 octobre, à Baltimore, complètement hagard et dépenaillé. On l’interne dans le service des alcooliques de l’hôpital. Après avoir déliré durant plusieurs jours, il meurt le 7 octobre 1849.

La théorie la plus largement admise est qu’il aurait été victime de la corruption et de la violence qui sévissaient lors des élections. La ville était alors en pleine campagne électorale. Des agents des deux camps parcouraient les rues, d’un bureau de vote à l’autre, faisant boire aux naïfs un mélange d’alcool et de narcotiques afin de les traîner, abrutis par le détonant cocktail, au bureau de vote. Pour parfaire le stratagème, on changeait la tenue de la victime, qui pouvait également être battue. Edgar Poe, qui souffrait d’une maladie de cœur, n’aurait pas résisté à un tel traitement.

 

Sources :

– France Culture : La compagnie des oeuvres, avec Isabelle Viéville Degeorges et Marie Bonaparte.

– Nouvelles Histoires Extraordinaires, Edgar Allan Poe, préface de Tzevtan Todorv, notes de Charles Baudelaire, Éditions Folio Gallimard.

– Edgar Allan Poe, Isabelle Viéville Degeorges, Editions Léo Scheer.

– Wikipédia.

 

 

Luís de Camões : poète lyrique, belliqueux, séducteur et brillant

Luís de Camões : le Shakespeare portugais

Considéré comme le poète national du Portugal, Luís de Camões, en français Camoëns, fait l’objet d’un culte de la part du peuple lusitanien en général, et des gens de lettres en particulier. L’on compare son œuvre à celle de Virgile, de Shakespeare ou de Dante. Peu apprécié de son vivant, il gagne en reconnaissance avec le temps. Le Jour de la Langue Portugaise est, au pays de l’embouchure du Tage, fêté le 10 juin, date de sa mort. Brillant versificateur du classicisme portugais, en plus d’être considéré comme un savant poète de la Renaissance, il est surtout connu pour son poème épique, Os Lusíadas, divisé en dix chansons divisées en octaves. Cette épopée a pour thème les conquêtes des Portugais: leurs guerres et leurs navigations.

Sa vie reste un peu floue, mais l’on sait qu’il a parcouru l’empire portugais, alors à son apogée. Dans l’ouvrage Poètes de Lisbonne – Ed. lisbon poets & co – j’ai choisi le sonnet Changent les temps, changent les volontés parce que, bien qu’écrit au 16e siècle, il entre parfaitement en résonance avec ce que nous vivons actuellement.

 

Luís de Camões : guerrier, séducteur et poète

On ignore le lieu et l’année de sa naissance, mais il est stipulé que c’était plus ou moins en 1525, près de Lisbonne ou de Coimbra. Ses parents étaient originaires de Galice. De par son père, il serait le descendant d’un célèbre troubadour, de par sa mère du navigateur Vasco de Gama. On sait peu de choses sur son enfance, mais en 1547, âgé probablement de 22 ans, Camões rejoint l’armée de la Couronne portugaise et débarque en Afrique en tant que soldat. Au cours d’un combat au Maroc, il perd son œil droit. En 1552, il revient au Portugal où il mène une vie de bohème et de séducteur. Aussi assidu des fêtes populaires que des fêtes organisées par la noblesse, on lui prête de nombreuses amours et conquêtes, non seulement avec les dames de la cour mais aussi avec l’Infante elle-même, la soeur du roi. On lui accorde également une histoire passionnelle avec une comtesse. Selon la légende, il serait tombé en disgrâce à cause de son Don Juanisme, au point d’être exilé à Constância ou Santarém mais aucun document ne le confirme. Ce que l’on sait avec certitude, c’est qu’en 1552, il est blessé lors d’une rixe avec un gentilhomme de la maison du roi, un certain Gonçalo Borges, ce qui le conduit en prison. L’année suivante, libéré par une lettre royale de rémission, il est envoyé aux Indes où il participe à plusieurs expéditions militaires.

La rixe qui envoya Camões en prison.

Luís de Camões : une muse, un naufrage, une œuvre

En 1556, ces expéditions arrivent en Chine où il rencontre Dinamène – en réalité Tin Nam Men – une chinoise qui devient sa maîtresse. Ils vivent une folle passion amoureuse jusqu’à ce qu’une tragédie les sépare. Dans un naufrage, Dinamène se noie et une fois de plus, la légende s’en mêle. Une première version dit que n’ayant pas pu sauver sa bien-aimée, le poète sauve la seule chose qui lui reste : le manuscrit d’Os Lusíadas, le tenant d’une main hors de l’eau au-dessus de sa tête tandis, que de l’autre bras, il nage. Une version moins romantique, prétend que Camões aurait préféré sauver son manuscrit plutôt que la jeune femme.

Arrivé à Goa en 1561, il y est emprisonné pour des raisons restées obscures, et libéré deux ou trois ans plus tard.

En 1570, il revient à Lisbonne sans un sou. Son monument littéraire Os Lusíadas est publié en 1572.

Camões publiera d’autres poèmes après Os Lusíadas. Plusieurs d’entre eux déplorent la mort de Dinamène, dont le célèbre A Saudade de Ser Amado. D’innombrables sonnets, comptines et rondes, verront encore le jour, en plus d’autres grandes œuvres, devenues mondialement connues, parmi lesquelles El-rei Seleuco. Mais le poète ne sait pas gérer les bénéfices que lui rapportent ses publications. Il décède à Lisbonne le 10 juin 1580 dans un état de pauvreté absolue.

Sources:

  • Treze
  • Poètes de Lisbonne, Ed. lisbon poets & co
  • Elaine Barbosa de Souza
  • Babelio
  • Anna de Cassia
  • Wikipédia

Poésie: passez un moment avec “La Reine Recluse”

Emily Dickinson: une poétesse confinée

Considérée comme le plus grand poète de langue anglaise, Emily Dickinson vécut toute sa vie d’adulte confinée dans la maison familiale. Ce qui ne l’empêcha pas de devenir une grande plume. Sans doute parce que l’esprit peut s’envoler où il le souhaite, qu’aucun mur ne l’arrête, qu’il est l’unique véhicule garantissant une totale liberté. C’est pourquoi je vous invite à lire et à écouter quelques poèmes d’Emily Dickinson. Pour que votre esprit déploie, lui aussi, ses ailes…

 

 

 

 

A noter: en octobre 2019, j’écrivais son histoire dans ce blog, accompagnée de deux poèmes. Si vous souhaitez vous la remettre en mémoire, cliquez-ici.

 

Sources:

  • VivreLire
  • Emily Dickinson, Poésies Complètes, Éditions Flammarion

 

 

Poème: pluie à Gênes

Acque genovesi

Il y a cinq ans, à cette époque, je me trouvais à Gênes. Je m’y étais installée début décembre pour effectuer un atelier littéraire. Quelques semaines auparavant, des pluies torrentielles imposaient au Bisagno, et à d’autres cours d’eau de la capitale de la Ligurie, de déborder. A certains endroits les flots montèrent de deux mètres. A mon arrivée, il ne restait presque plus trace de la colère du ciel. Les laborieux Génois avaient remis les rues en ordre pour les fêtes de Noël. Dignement, ils avaient nettoyé la ville et ses bâtiments, séché leurs larmes et repris leur quotidien. Seuls quelques panneaux dans les vitrines, et de grandes toiles blanches au-dessus des entrées des commerces du centre ou s’inscrivaient en grosses lettres rouges Vendita straordinaria per alluvione, rappelaient la catastrophe qui avait fait un mort et des millions d’euros de dégâts.

Pendant mon séjour la météo demeura clémente. Mais les rares fois où la pluie s’abattit sur Gênes, je fus saisie d’une étrange mélancolie.

 

 

Un livre 5 questions: ” Touché par l’amour, tout Homme devient poète” un beau livre pour la St-Valentin

Quand l’amour inspire 32 écrivaines et écrivains

Un jour, pendant qu’elle se douchait, raconte la directrice de la jeune maison d’éditions KADALINE dans une vidéo, elle a imaginé un livre poétique accessible à tous. L’ouvrage, pas plus grand qu’une main, devrait contenir de courts textes célébrant l’amour. Pourrait servir de déclaration sentimentale à la St-Valentin. Ou à toute date idoine pour livrer nos sentiments à une personne aimée. Poésie en tête et tout feu tout flamme, elle s’est rendue au Salon du Livre de Genève 2019 et a demandé aux auteurs qu’elle appréciait de participer à son projet. Au total trente-deux ont répondu favorablement, autant de femmes que d’hommes. Bien que française d’origine, Marilyn Stellini, fondatrice du Salon du livre romand, prend à cœur la défense de la littérature romande. Les personnes invitées à écrire Touché par l’amour, tout Homme devient poète devaient être Suisses ou vivre en Suisse ou être éditées en Suisse. Contrairement à ce que le titre pourrait laisser croire, beaucoup de textes ne sont pas genrés. Ça permet d’offrir ce livre, ou de le recevoir, quelles que soient nos préférences amoureuses. On ne peut pas en dire autant des œuvres d’art qui illustrent cet ouvrage débordant de lyrisme mais, grâce à leur délicate beauté, on peut facilement se projeter en elles. Experte indépendante et généraliste en art, commissaire-priseur et auteure, Déborah Perez a choisi les œuvres et les artistes qui illustrent les textes:  Vallotton, Fragonard, Rubens, Suzuki Harunobu, Delacroix… Il en résulte un petit livre plein d’amour et de beauté, s’adressant à chacun. Contre toute attente, malgré la pléthore d’images et d’auteurs, il est parfaitement cohérent.

L’étreinte amoureuse, 1886, Albert Besnard
Artiste: Albert Besnard, 1886

Marilyn Stellini se dit très fière de cet ouvrage et très émue par ce que les contributeurs ont donné d’eux-mêmes. Beaucoup de participants, à l’instar de Nicolas Feuz ou de Marc Voltenauer “sont sortis de leur zone de confort, l’ensemble est brut, intense, authentique et sensible sans jamais verser dans la mièvrerie” dit-elle. Parmi les écrivains on retrouve -entre autres- Mélanie Chappuis dont la réputation littéraire n’est plus à souligner, Daniel Bernard ancien directeur de Léman Bleu, journaliste et auteur fort connu dans les milieux du théâtre et du cinéma, Marie-Christine Horn dont le dernier livre a défrayé la chronique, Quentin Mouron, le jeune troublion des lettres romandes… Pour ma part, j’avoue avoir un faible pour le texte poétique du vaudois Pierre Yves Lador.

 

Touché par l’amour, tout Homme devient poète : interview de l’éditrice Marilyn Stellini

– Comment vous est venue l’idée d’éditer ce livre ?

Artiste: Constant Mayer, 1866

L’idée m’est venue lorsque je me suis remémorée les débuts de notre relation avec mon mari. Il est plutôt chiffres et pratique que lettres, et il m’offrait souvent des petites cartes avec des peintures ou photos avec des extraits d’œuvres littéraires pour exprimer son amour.

J’ai donc imaginé ce petit livre, format boîte de chocolats, à offrir pour la Saint-Valentin ou toute autre occasion romantique, ou simplement pour soi-même ; un ouvrage avec des textes courts pour les gens qui sont rebutés par la lecture, associés à des œuvres d’art pour les compléter d’un aspect visuel qui transcende la lecture.

– Sur quels critères avez-vous choisi les auteurs ?

Toutes les plumes de ce collectif sont des personnes que j’ai déjà croisées personnellement, et dont j’admire la qualité d’écriture et le parcours. J’ai aussi préféré des auteurs qui écrivent habituellement tout autre chose que du lyrisme, prévoyant que ça donnerait quelque chose de plus intéressant, et je n’ai pas été déçue. J’ai choisi trente-deux auteurs parce que je souhaitais autant de textes avec des sensibilités et des styles différents, et s’il y avait le risque d’un résultat très éclectique, le livre est finalement harmonieux tout en donnant la possibilité à chacun de trouver des textes qui correspondront à ses goûts.

Artiste: Gustave Caillebotte, 1877

– Les œuvres d’art sélectionnées sont toutes très classiques. Quel rapport entretenez-vous avec l’art ?

Je suis amatrice sans être connaisseuse. Je sais que j’ai une préférence pour le figuratif ou semi-figuratif, et que je n’ai pas beaucoup d’affinités avec l’art contemporain en règle générale. Mais comme je le disais, je ne suis pas vraiment connaisseuse, donc j’ai laissé le soin à une spécialiste de faire la sélection des œuvres, il s’agit de Déborah Perez, auteure du collectif par ailleurs.

– Quels sont les futurs projets de votre jeune maison d’éditions?

Un récit autobiographique va paraître, un roman jeunesse bilingue, un recueil de contes pour la jeunesse également, un recueil de nouvelles de Fantasy, et plusieurs romans de littérature générale. Je marche à l’instinct et ne cherche pas à définir de ligne éditoriale stricte. Je l’avais fait dans la précédente maison d’édition et je me suis retrouvée enfermée dans cette ligne éditoriale. Une maison d’édition doit faire circuler les idées et les émotions, quelques soient leur forme, c’est du moins le projet avec Kadaline.

La question que je pose à chaque personne impliquée dans la littérature : à quel personnage littéraire vous identifiez-vous ?

Je m’identifie d’une manière ou d’une autre à tous les personnages, du moins principaux, des livres que je lis, sinon, je n’arrive pas à accrocher. Mais si je dois en choisir un… pour être subversive, je dirais que j’ai un côté Marquise de Merteuil, le manque d’empathie mis à part. Je pourrais aussi citer Anne Shirley de la série La Maison aux pignons verts, qui m’a fait penser à moi enfant.

Entrevue réalisée par Dunia Miralles

 

Marilyn Stellini directrice des Editions Kadaline.

Biographie de Marilyn Stellini

Née en 1986 dans l’est de la France, Marilyn Stellini a suivi un cursus littéraire avant de travailler pour diverses maisons d’édition en tant que correctrice, lectrice de comité ou assistante éditoriale, d’abord en France, puis en Suisse. Elle s’est ensuite consacrée plusieurs années à son activité d’écrivaine avant de revenir vers sa vocation première et d’ouvrir les éditions Kadaline. En 2014, elle a fondé Le Salon du livre romand, qui poursuit son chemin sous d’autres présidences depuis 2017 ; et en 2018, le Groupe des Auteurs Helvétiques de Littérature de Genre (GAHeLig).
Les œuvres d’art qui illustrent l’article paraissent dans l’ouvrage mentionné.
Couverture: Pierre-Auguste Cot, 1873

“Le petit livre des rêves” d’Alain Cancilleri et Emma Altomare

Rêves et philosophie

En cette période de fêtes, de longues nuits et de prochaine St-Sylvestre, j’ai envie de nous plonger dans un livre qui peut être lu de 3 à 103 ans. Que l’on peut lire aux enfants qui nous entourent s’ils n’ont pas encore accès à la lecture. Un moment de douceur qui invite aux songeries.  Peut-être même à la philosophie. “Le petit livre des rêves” paru aux Editions White Star, est composé de citations d’auteurs choisies par Emma Altomare et illustrées par Alain Cancilleri.

Introduction: par Emma Altomare

“Certains les font les yeux ouverts, d’autres les yeux fermés, quitte à ne pas se les rappeler, parfois, au réveil… Mais peu importe, car nos rêves ne cessent jamais. Certains les poursuivent depuis l’enfance avec une telle persévérance qu’ils parviennent à les réaliser. D’autres en

changent continuellement, et qu’importe s’ils les métamorphosent ou pas. Parce que le leur beauté réside dans leur simple existence, parce qu’il est beau de les poursuivre et de voir là où ils veulent bien nous mener. C’est parfois juste où nous avions toujours souhaité nous trouver, ou bien ils vont vers quelque chose que nous avions même pas imaginé.

 

 

Mais là où ils nous emmènent, il y a toujours ce petit quelque chose que nous ne soupçonnions pas qui les rend encore plus beaux. Parce que les rêves, qu’ils soient grands ou petits, qu’ils soient réalisables ou utopiques, nous emportent toujours quelque part. Partons alors à la découverte du voyage que nous proposent les rêves racontés sur ces images et ces poèmes. En songeant aux mots de Martin Luther King, I have a dream“.

 

 

Pause

Je vous souhaite de superbes Fêtes et une merveilleuse entrée dans la Nouvelle Année.

Après une courte pause hivernale, ce blog reprendra le 9 janvier 2020.

 

 

Un livre 5 questions : « Nos vies limpides » de Valérie Gilliard

Nos vies limpides de Valérie Gilliard: un mélange de poésie et de crue réalité

Dans une langue tendre et poétique, l’écrivaine Valérie Gilliard nous emmène dans un monde onirique d’une cruauté bien réelle. Pour accorder nos cœurs au diapason de celui de ses personnages, Valérie Gilliard s’est attachée à la lettre E. Chacun des prénoms des dix femmes, dont elle conte un moment de vie, commence par un E. Une lecture ou l’on peut facilement reconnaître une sœur, une voisine ou cette dame que l’on croise tous les samedis au marché.

Edwige amarrée dans ses lignes aspire au changement.

Elisabeth parvenue aux regrets nourrit sa frustration.

Elsuinde sonde le temps et les jours dans sa boule.

Eden, dans les éclats, scrute la brume atomique.

Elke rencontre un être et se met à chanter.

Eulalie aux aguets s’oublie déconnectée.

Elphie nettoie et lustre un peu la ville.

Emérence voudrait bien donner.

Estée décidément s’en va.

Edge refuse et recule.

Entre les pages de Nos vies limpides, paru aux Éditions de L’Aire, il y a des larmes, des hésitations, mais aussi des sourires et des instants de bonheur d’une douceur presque naïve.

La phrase extraite du livre :

“Décidément, les hommes murs ne sont plus si attirants une fois qu’on a passé soi-même la quarantaine, se dit Edwige”.

 

Nos vies limpides: interview de Valérie Gilliard

– Vous êtes enseignante au gymnase d’Yverdon or vos personnages sont souvent des personnes à la dérive, un peu paumées, décrites avec une grande sensibilité comme si vous les souffriez dans votre propre chair. Comment faites-vous pour plonger aussi profondément dans leurs problèmes, leurs vies, alors qu’à première vue vous faites partie de la classe moyenne un peu privilégiée.

Je pense que nous sommes tou(te)s à la dérive, peu importe notre classe sociale ou le montant de notre compte en banque. Collectivement. La dérive, c’est ce sentiment que le sol sous nos pieds est d’une solidité toute relative, qu’il n’est pas loin de se dérober. A quoi tient notre assise de tous les jours ? A nos horaires, aux gens qui dépendent de nous et dont nous devons nous occuper, aux contraintes imposées pas nos jobs, ou à l’autodiscipline que nous avons mise sur pied… tout ceci est très fragile si l’on y pense (d’ailleurs nous passons notre temps à éviter d’y penser).

Mises à part de rares personnes vivant dans de hautes sphères bourgeoises, il me semble que nos destins d’aujourd’hui, en pays occidental, ne sont pas si contrastés qu’à d’autres époques. Ne sommes-nous pas plus ou moins tous des « moyens » ? Pour ma part, j’ai la chance de vivre dans une petite ville plutôt modeste pour la Suisse, une ville qui a été ouvrière et dont le tissu social est à la fois hétéroclite et très serré : je veux dire que nous vivons les uns avec les autres. Il n’y a pas de ghetto. A l’époque où j’ai écrit ce recueil de nouvelles et de textes, j’habitais dans un quartier empli de gens de toutes origines ethniques et sociales. Certains voisins de l’immense l’immeuble sis à côté de ma minuscule maison ont migré dans mon imaginaire à mesure qu’ils passaient dans ma rue.

Pour écrire, j’élargis en quelque sorte une sensation particulière que j’ai éprouvée, je l’explore et je la mets dans un contexte fictif pour que le personnage prenne forme ; parfois il me suffit de suivre du regard une silhouette entrevue dans la rue pour que son allure ou son pas me suggère qui elle est. C’est de la dilatation empathique.

-Dans “Nos vies limpides” les prénoms de toutes les protagonistes commencent par E ? Pourquoi ? Quel rapport entretenez-vous avec la lettre E ?

Les premiers prénoms ont pris la lettre E par hasard – même si le hasard n’existe pas. Ayant remarqué ce méandre de mon inconscient, j’ai décidé de donner la première lettre E aux prénoms de tous mes personnages. Je me suis amusée à en chercher la cause a posteriori, et voilà ce que j’ai trouvé. D’abord, une coquetterie littéraire : la lettre E est celle qui est absente dans le roman de Georges Perec La Disparition. Il me fallait donc d’une certaine manière la retrouver. Ensuite, cette retrouvaille du E est peut-être une occasion d’explorer la féminité du Elle. Enfin, le E est aussi la première lettre du mot Echappée, qui pourrait rassembler thématiquement toutes mes protagonistes. Elles tentent, comme nous, de s’arranger de leurs dérives quotidiennes, de trouver l’échappée pour ne pas tomber dans les failles. Elles sont sœurs, elles sont de la même étoffe ; ces E partagés leur tisse comme un fil en commun. Je pense que nous sommes les larmes d’une même mer humaine. Ce sentiment de communauté subtile m’habite presque à chaque fois que j’arpente ma ville.

– A quel personnage de votre livre êtes-vous le plus attachée?

Certains personnages sont plus ou moins issus de moi ; d’autres sont davantage venus à moi. J’ai un faible pour Elphie parce que, n’ayant rien de ce qui fait les avantages pour réussir dans notre monde, ni beauté physique ni solidité psychologique et par conséquent, ni argent ni place sociale, elle crée un monde idéal d’une force telle que je le vois clairement briller dans les lignes qui lui sont consacrées.

Dans le recueil, il y a les femmes frustrées, arrimées à des manques ou à des complétudes normées (certaines idées du bonheur), qui sont en échec, et celles qui trouvent une échappée autre, le plus souvent dans les pages encore blanches de leur imaginaire. J’aime tous mes personnages.

-En 2018, vous avez obtenu la Bourse à l’écriture décernée par le Canton de Vaud. Cela vous a permis de prendre un congé sabbatique pour écrire un nouveau livre. Quelle différence il y a-t-il entre écrire un livre durant les loisirs que laissent un travail comme l’enseignement, comme cela été le cas pour Nos vies limpides, ou avec du temps devant soi ?

Ayant obtenu cette bourse en 2018, je me suis organisé quatre mois de temps libre au printemps 2019. J’ai expérimenté que ce temps dit libre était aussitôt squatté par des problèmes à résoudre qui n’attendaient que cela pour exploser, occupant tout l’espace et le temps ; de plus, l’inspiration pour la littérature, convoquée en force dans ce temps libre, s’est ingéniée à se dérober et à prendre les masques effrayants du doute et de l’autodénigrement. Ce qui fait qu’au final, j’ai très mal vécu cette période que j’avais d’abord reçue comme un cadeau magnifique (ce qu’est en réalité une bourse !). J’ai travaillé malgré tout, tenue par un sentiment de loyauté face à ceux qui m’avaient fait confiance en sélectionnant mon projet ; mais tout s’est fait dans la douleur. Je voulais produire des pages et mon esprit se refusait à la production. Finalement, ce temps a été bénéfique car le projet a pris corps, mais il me reste encore beaucoup à faire pour achever le livre qui devrait être d’une taille conséquente. Pour l’instant, il est ébauché sur un manuscrit incomplet, mais devenu clair dans ma tête. Enfin, je me suis promis de ne plus tenter une aventure de bourse, en tout cas pour le moment, car je crois que mon travail en tant qu’enseignante sert de ferment pour la littérature, même s’il me vole mon temps. Il faut savoir vivre dans les paradoxes.

– La question que je pose à toutes les écrivaines et écrivains : à quel personnage littéraire vous identifiez-vous ?

Je dois parfois être un fondu-enchaîné de Madame Bovary et d’Ariane Deume, dans Belle du Seigneur. Nous avons en commun la naïveté et l’amour de l’art. Nous voulons nous sublimer pour vivre une vie sublime. Nous aimons caresser la matière de notre quotidien et nous rouler dedans tout en souhaitant qu’elle soit dans une quatrième dimension romanesque plutôt qu’ici-bas. Nous aspirons à la pureté. Nous habitons dans un livre. Et puis, c’est fini : je les quitte toutes deux autant que je les adore. Basta ! Retour à moi.

 

Propos recueillis par Dunia Miralles

 

L’écrivaine Valérie Gilliard. Photographie de Dominique Gilliard-Lurati.

Actualités

Au Broadway Av. lundi 4 novembre :

Lecture en musique d’extraits de Nos Vies limpides. La musique, spécialement imaginée pour l’œuvre, sera jouée par Davide Di Spirito qui l’a également composée. Cet instant de poésie sera suivi d’une interview de Valérie Gilliard menée par Pierre Fankhauser. Adresse: Au Broadway Av., place du Tunnel, Lausanne, le lundi 4 novembre à 20h

A venir

Décembre: écriture pour les Paniers culturels, association lausannoise qui propose un concept de package culture. Confection, pour le panier de Noël, d’un opuscule original et inédit. Sortie début décembre.

Au printemps:  préface d’un roman de Ramuz, Adam et Eve, commandée par Michel Moret des Éditions de l’Aire.

Biographie

Valérie Gilliard est née en 1970 à Lausanne. Enseignante au gymnase d’Yverdon, elle devient aussi écrivaine dans les années 2000. Son second roman, Le Canal, publié aux éditions de l’Aire en 2014, obtient une sélection Lettres frontière. Valérie Gilliard diversifie sa plume par des chroniques journalistiques, des pièces de théâtre pour adolescents et enfin, par la publication en 2018 d’un recueil de nouvelles et de courtes proses poétiques, intitulé Nos vies limpides. La même année, elle reçoit la bourse à l’écriture du canton de Vaud pour un projet de roman sur le monde disparu des vocations.

 

Rencontre avec Valérie Gilliard par l’Association Tulalu

Sappho: la dixième muse selon Platon

Sappho: une célèbre poétesse méconnue

Bien que Sappho nous ait légué le terme saphisme pour désigner l’homosexualité féminine tandis que lesbienne vient de Lebos, l’île ou elle a vécu, l’on connaît peu de choses de cette poétesse. Malgré sa célébrité durant l’Antiquité, seulement 650 vers nous sont parvenus, tirés de citations tardives et de l’étude moderne des papyri. Contemporaine d’Alcée, de Stésichore et de Pittacos, elle a vécu entre le 7ème et le 6ème siècle avant J.-C, à Lesbos, à l’exception de quelques années d’exil motivées par des luttes aristocratiques. De nos jours, Sappho est surtout connue pour avoir poétiquement écrit son attirance pour les jeunes filles. Le poème suivant est tiré de Sappho poèmes et fragments, présentés et traduits par Philippe Brunet, Editions L’Âge d’Homme, 1991.

 

 

Sappho: sa vie

Sappho serait née, au VIIème siècle av. J.-C, dans la ville de Mytilène. D’autres sources affirment que son lieu de naissance est la petite ville lesbienne d’Eresós. Elle appartenait à une famille noble et aristocratique. Son père s’appelait Scamandrônymos et sa mère Cléis. Dès son plus jeune âge, la jeune fille est entourée de richesse et de luxe. Son père meurt alors qu’elle a 6 ans. Suite à ce décès, sa mère la fait entrer dans une école où l’on enseigne, aux filles, la danse et la créativité poétique. Au cours de sa scolarité, elle créé de nombreux hymnes, épitaphes, odes, élégies, fêtes et chants festifs.

En 595 av. J.-C., des émeutes soulèvent certains citoyens contre les riches aristocrates dont Pittacos, le tyran local. À l’âge de 17 ans, opposés à Pittacos, Sappho et ses trois frères fuient en Sicile où ils passent 15 ans en exil. Graciée, elle retourne sur son île natale en 580 av. J.-C. Après ce retour, elle commence une romance platonique avec un poète, mais il quitte l’île de Lesbos, et Sappho se marie avec un riche citoyen de l’île d’Andros nommé Kerkolas. Un an plus tard, elle donne le jour à une fille qu’elle nomme Cléis comme sa mère. Cependant son mari et sa fille meurent presque simultanément. Ce deuil la mène à consacrer sa vie à la poésie.

Dès lors Sappho commence à nourrir pour les jeunes filles un amour passionné. Pendant de nombreuses années elle dirige à Mytilène, la capitale de Lesbos, une école de rhétorique appelée la Maison des Muses.

La réputation de son école rayonne dans toute la Grèce et bien au-delà. Des jeunes filles viennent de partout pour apprendre à danser, chanter et jouer de la lyre. Sappho dédie souvent ses œuvres à ses élèves.

En 572 av. J.-C., à l’âge de 60 ans, Sappho se suicide, sur l’île de Leucade, en se jetant à la mer d’une falaise. Selon la légende, elle serait tombée amoureuse d’un jeune homme nommé Phaon, qui ne lui a jamais rendu la pareille d’où son acte pour mettre fin à ses jours.

Sappho: son oeuvre

Son œuvre, se composait apparemment de neuf livres de longueur variable. L’on a retrouvé des épithalames – des chants nuptiaux pour lesquels elle a créé son propre rythme et un nouveau mètre nommé sapphique – et des fragments de poèmes adressés à certaines des femmes qui ont vécu avec elle.

On y entrevoit l’expression d’une subjectivité qui recréée, avec de subtils changements d’humeur, la tentative de façonner la passion. Sappho présente la passion amoureuse comme une force irrationnelle, entre le bien et le mal, qui s’empare de l’être humain et se manifeste sous diverses formes, comme la jalousie, le désir ou une nostalgie intangible, tout en produisant des réactions physiques, comme celles décrites en détail dans l’un de ses poèmes.

Sa poésie, qui connaît un grand succès dans l’Antiquité, sert de source d’inspiration à de grands poètes comme Théocrite ou Catulle. A partir de la période alexandrine, l’intérêt de conserver son œuvre devient évidente tout comme de tenter de découvrir les parties manquantes. Malgré le caractère fragmentaire de la production qui a été préservée, il semble que Sappho ait réussi à réaliser son désir, conformément à la conception hellénique de la poésie, de faire perdurer ses amours à travers sa création poétique.

Ses poèmes ont été écrits en éolien la langue qui se parlait à Lesbos. Ce dialecte étant assez rare, cela explique pourquoi ses poèmes se sont perdus à mesure que de moins en moins de gens s’avéraient capables de les traduire d’autant que, selon certaines sources, une partie de ses œuvres auraient été brulées en 1073 en même temps que celles d’autres poètes lyriques.

Sappho apporta un renouveau à la poésie de son temps en imposant un nouveau style poétique, de nouvelles trouvailles et inventions dont la strophe sapphique. Strabon appela Sappho Un Miracle, Socrate Une tutrice de l’amour et Platon La Dixième Muse. Les poètes de cette époque étaient aussi des musiciens et musiciennes qui s’accompagnaient de la lyre. On lui accorde, notamment, l’invention du plectre.

A noter : de nombreux documents ayant été égarés ou détruits, les historiennes et historiens sont loin de se mettre d’accord sur ce que fut la vie de Sappho. J’ai tenté de faire un résumé aussi cohérent que possible. Cependant, d’autres sources pourraient peut-être contredire certains détails.

 

Sources :

– Sappho poèmes et fragments, présentés et traduits par Philippe Brunet, Editions L’Âge d’Homme, 1991.

– Biografias y Vidas, la enciclopedia biografica en linea.

– Burro sabio

– Wikipédia