Pourquoi restons-nous attachés aux sociétés de surveillance?

La lecture qui me fut imposée au gymnase de Cent ans de Solitude, de Gabriel Garcia Márquez, a fortement marqué mon imaginaire d’alors. En particulier la description des célèbres « croix violettes », indiquant dans l’agenda de l’héroïne tous les jours interdits au devoir conjugal : «Fernanda portait sur elle un précieux almanach avec des petites clés dorées, dans lequel son directeur de conscience avait marqué à l’encre violette les jours d’abstinence dans les rapports des époux. En retirant la Semaine sainte, les dimanches, les fêtes de précepte, les premiers vendredis du mois, les retraites, les sacrifices et les empêchements périodiques, la partie utile de son annuaire se réduisait à quarante deux jours éparpillés dans une forêt de croix violettes » [1]. Souvenir littéraire d’un temps où l’Eglise catholique aura régi de près une bonne partie du vécu des couples, du moins dans la société bourgeoise.

Wikicommons, CC BY-SA 3.0, auteur: Nicolas Halftermeyer

Mais les croix violettes, qui dans mes souvenirs estudiantins représentaient jusqu’à il y a peu le sommet de la coercition gratuite, viennent d’être largement détrônées par ce qu’a voté le parlement ce printemps dernier, en acceptant les propositions d’assureurs privés pour surveiller les « mauvais » assurés : « Outre les enregistrements visuels et sonores, le projet permet des techniques de localisation de l’assuré, comme les traceurs GPS fixés sur une voiture. A la différence des enregistrements, l’autorisation d’un juge sera nécessaire dans ces cas. Des drones pourraient également être utilisés, à condition qu’ils servent à la géolocalisation et non à une observation. La surveillance ne sera pas limitée à l’espace public, comme les rues ou les parcs. Elle sera effectuée aussi dans des lieux visibles depuis un endroit librement accessible, par exemple un balcon ».

Je reste encore incrédule à lire ces lignes des semaines plus tard, espérant toujours qu’il s’agisse d’un passage d’une nouvelle du K de Dino Buzzati, ou autre récit fictionnel. Mais apparemment, c’est bien ce que notre parlement a voté, et c’est un soulagement de savoir que le référendum concerné a abouti en 62 jours, rapidité record. Nous nous prononcerons donc sur ces règles kafkaïennes. Mais comment est-il possible que des politiciens aient pu considérer comme positive une telle société de surveillance, qui plus est à l’égard des concitoyens déjà fragilisés?

Elle enracine de fait sa légitimé dans la 2ème moitié du 18ème siècle, où la transparence devient un projet politique, juridique et moral, jusque dans les droits de l’homme et du citoyen (1789, art. 15). Comme le résume Michel Foucault, «une peur a hanté la seconde moitié du XVIIIe siècle: c’est l’espace sombre, l’écran d’obscurité qui fait obstacle à l’entière visibilité des choses, des gens, des vérités. Dissoudre les fragments de nuit qui s’opposent à la lumière, faire qu’il n’y ait plus d’espace sombre dans la société, démolir ces chambres noires où se fomentent l’arbitraire politique, les caprices du monarque, les superstitions religieuses, les complots des tyrans et des prêtres, les illusions de­ l’ignorance, les épidémies» [2].

Le drône qui vous suit par monts et vaux n’est finalement que l’acte extrême de cette poussée de la modernité vers la transparence, en régime de continuité culturelle. Le parlement n’a fait qu’aller jusqu’au bout de cette logique en votant ces nouvelles mesures. Heureusement, un groupe de citoyens, soutenu ensuite par les partis de gauche, se sont mobilisés, laissant ainsi à tous les citoyens le temps de réfléchir à ces propositions. Pour moi, c’est sans appel: elles sont à bannir à l’instar des croix violettes. Le seul usage du drône qui pourrait commencer à me convaincre de l’utilité de cet instrument est cette vidéo publiée par le Temps. L’attention tendre apportée à ces petits faons accorde au drône un droit de cité malgré tout.

https://www.letemps.ch/images/video/suisse/drones-sauver-faons

[1] Gabriel Garcia Márquez, Cent ans de solitude, Paris, Point Seuil, 2007, p. 237.

[2] Merci à Sandrine Baume, professeur associée au Centre de droit comparé à l’Université de Lausanne, pour cette citation: M. Foucault, « L’œil du pouvoir », in Dits et écrits II, 1976-1988, Paris, Gallimard, 2001, p.

Claire Clivaz

Claire Clivaz est théologienne, Head of DH+ à l'Institut Suisse de Bioinformatique (Lausanne), où elle mène ses recherches à la croisée du Nouveau Testament et des Humanités Digitales.

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