La Suisse face à l’espionnage 1914-1918

Écrire un livre est toujours une aventure, un voyage dans un univers spécifique dont on revient illuminé, et souvent satisfait. Jean d’Ormesson mentionne que l’écriture demande 98% de sueur et 2% de génie. C’est vrai ! Mais cette sueur porte en elle une part de ce sel de la vie si nécessaire dans notre monde trop souvent soumis à l’indicible.

« L’espionnage en Suisse durant la Grande Guerre », le thème de ce nouveau livre, aura nécessité de nombreuses recherches, recherches qui ne sont pas encore terminées. Une vie serait sans doute nécessaire pour épuiser la question aussi énigmatique du renseignement, étrangement placée à présent sous les feux de l’actualité ! L’espionnage n’est effectivement pas un sujet d’étude qui se laisse aborder aisément. Les sources ne sont pas toujours existantes et peuvent être soumises à caution, l’information et la désinformation s’entremêlant irrémédiablement en un long ballet dont les pas ne sont connus que de certains experts ès manipulation.

Le renseignement, et plus particulièrement le service actif, est une guerre, fourbe et sournoise, tapie dans l’ombre, qui ne compte pas ses victimes en se réclamant de frappes chirurgicales, une guerre qui se développa, de manière insidieuse au cours de la Première Guerre mondiale dans les pays neutres. La Suisse, à proximité immédiate des pays belligérants, parfois à quelques centaines de mètres des affrontements, allait être un terrain particulièrement propice pour l’espionnage. Allemands, Français, Anglais, Autrichiens, Turcs, tous développèrent des réseaux de renseignements sur le territoire helvétique, organisant à certaines occasions des opérations militaires entre Zurich et Genève, que le contre-espionnage suisse allait à maintes reprises éliminer.

Industriels suisses impliqués dans l’économie de guerre, tel Jules Bloch dont le train cheminait sans cesse de Bienne à Genève, chargé de fusées d’obus, Nachrichtenoffizier, comme Hans Shreck, chef du contre-espionnage allemand qui allait être arrêté par la police fédérale avant d’être exfiltré de la clinique dans laquelle il était interné, ou simples agents recrutés parmi la population locale, les espions allaient devenir une hantise dont les Suisses conservent un vague souvenir sans pourtant se rappeler les événements qui défrayèrent les chroniques cinq années durant.

Peut-être faudrait-il nous en souvenir à l’aube du débat portant sur la nouvelle loi sur le renseignement.

La Suisse face à l’espionnage 1914-1918

Écrire un livre est toujours une aventure, un voyage dans un univers spécifique dont on revient illuminé, et souvent satisfait. Jean d’Ormesson mentionne que l’écriture demande 98% de sueur et 2% de génie. C’est vrai ! Mais cette sueur porte en elle une part de ce sel de la vie si nécessaire dans notre monde trop souvent soumis à l’indicible.

« L’espionnage en Suisse durant la Grande Guerre », le thème de ce nouveau livre, aura nécessité de nombreuses recherches, recherches qui ne sont pas encore terminées. Une vie serait sans doute nécessaire pour épuiser la question aussi énigmatique du renseignement, étrangement placée à présent sous les feux de l’actualité ! L’espionnage n’est effectivement pas un sujet d’étude qui se laisse aborder aisément. Les sources ne sont pas toujours existantes et peuvent être soumises à caution, l’information et la désinformation s’entremêlant irrémédiablement en un long ballet dont les pas ne sont connus que de certains experts ès manipulation.

Le renseignement, et plus particulièrement le service actif, est une guerre, fourbe et sournoise, tapie dans l’ombre, qui ne compte pas ses victimes en se réclamant de frappes chirurgicales, une guerre qui se développa, de manière insidieuse au cours de la Première Guerre mondiale dans les pays neutres. La Suisse, à proximité immédiate des pays belligérants, parfois à quelques centaines de mètres des affrontements, allait être un terrain particulièrement propice pour l’espionnage. Allemands, Français, Anglais, Autrichiens, Turcs, tous développèrent des réseaux de renseignements sur le territoire helvétique, organisant à certaines occasions des opérations militaires entre Zurich et Genève, que le contre-espionnage suisse allait à maintes reprises éliminer.

Industriels suisses impliqués dans l’économie de guerre, tel Jules Bloch dont le train cheminait sans cesse de Bienne à Genève, chargé de fusées d’obus, Nachrichtenoffizier, comme Hans Shreck, chef du contre-espionnage allemand qui allait être arrêté par la police fédérale avant d’être exfiltré de la clinique dans laquelle il était interné, ou simples agents recrutés parmi la population locale, les espions allaient devenir une hantise dont les Suisses conservent un vague souvenir sans pourtant se rappeler les événements qui défrayèrent les chroniques cinq années durant.

Peut-être faudrait-il nous en souvenir à l’aube du débat portant sur la nouvelle loi sur le renseignement.

Terrorisme, ce que l’on en pense hors de l’Occident !

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La problématique du terrorisme n’est pas nouvelle. A la fin du XIXème siècle et au début du XXème, les anarchistes, notamment russes et italiens, défrayaient les chroniques, semant la peur et la haine au sein des sociétés bourgeoises européennes[1]. Les attentats, que ce soit celui du grand-duc Serge à Moscou en février 1905 ou celui de l’impératrice d’Autriche Sissi sur les quais genevois, le 10 septembre 1898, faisaient alors les grands titres de la presse, particulièrement helvétique, d’autant plus que nombre de dissidents russes se trouvaient alors sur le territoire de la Confédération.

Avec l’éclatement de la Première Guerre mondiale, les anarchistes laissèrent leur place à l’espion qui allait à son tour insinuer l’angoisse dans la population, un espion qui n’avait rien d’un 007, mais que l’on se représentait comme un traître, un félon capable de se fondre dans la masse et de saper les fondements de la société au travers de complots mystérieux et compliqués.

A son tour, l’espion devait disparaître, après la fin de la guerre. Son siège, encore chaud, allait être occupé par le « communiste », le « bolchévique » assoiffé de sang bourgeois, terrifiant la bonne société des années vingt, trente et quarante. A sa suite, le rôle de semeur d’épouvante allait être rempli par celui que la presse allait nommer « terroriste », qu’il appartienne aux Brigades rouges, à l’ETA, au FLN, à l’IRA ou à l’OLP. Une succession de frayeurs et d’épouvantes qui ne peut pas ne pas faire penser dans une certaine mesure au livre de Jean Delumeau La peur en Occident (Editions Fayard, collection Pluriel, 1978, 599 pages) ! Depuis une quinzaine d’années, c’est sans doute le champ de référence religieux qui constitue la spécificité des actes terroristes. Si la laïcité est devenue l’une des caractéristiques de quelques pays occidentaux, tel n’est pas le cas d’un grand nombre de pays européens, loin s’en faut !

Il est dès lors possible de se demander quel est l’impact dans de nombreuses régions d’un événement comme l’attentat contre Charlie Hebdo. Impact au sein de la population mais également sur les autorités morales ou religieuses dont les réactions peuvent révéler une posture extrêmement crispée. Pour l’observateur qui peut même ne pas être très attentif, c’est alors le spectacle insipide d’une captation des medias et de leur instrumentalisation en un long panégyrique de principes moraux laissant plus de place à la doxa qu’à l’esprit critique, des manipulations qui in fine constituent des voiles de fumée ne permettant guère de comprendre où ces dites sociétés placent véritablement les enjeux liés à la liberté d’expression et à la religion.

Il me semblait ainsi intéressant de me tourner vers des intellectuels résidant dans différents pays en marge de notre société occidentale afin de leur demander d’exprimer leur opinion sur les tendances à l’œuvre dans leur contexte quotidien.

 

L’archéologue Laurent Chrzanovski, qui partage sa vie et ses activités entre la Suisse et la Roumanie a accepté de se prêter à cet exercice.

 

A l'heure où la nouvelle de la tragédie est tombée, immédiatement répercutée par tous les médias roumains, puis durant les premières vingt-quatre heures, presque toute la Roumanie était sous le choc.

La plupart des personnages publics, à l'exemple du Président Klaus Werner Iohannis, ont affiché "Je suis Charlie" sur leur profil Facebook. Devant l'Ambassade de France à Bucarest, une longue queue s'est formée d'hommes et de femmes, venus signer le registre de condoléances. Des manifestations spontanées sont nées dans presque toutes les grandes villes du pays.

Petit à petit, la situation a radicalement changé. Dans un pays où, à l'image de l'Italie, les journaux télévisés ne consacrent qu'une à deux minutes par édition à des événements extérieurs, tandis que la section internationale des journaux se limite le plus souvent à moins d'une page, imaginez le choc de découvrir les caricatures irrévérencieuses et parfois très vulgaires de Charlie, in primis celles concernant les religions.

Savamment exploitée, cette émotion a entraîné une vague de "Je ne suis pas Charlie" qui a pris une ampleur fulgurante pour venir dépasser la précédente et a suscité d'interminables débats sur le droit de se moquer des cultes, discussions publiques qui continuent de plus belle à ce jour.

La différence abyssale entre l'humour et l'art de la caricature de la France et des pays anglophones et celle des pays latinophones ou slavophones, via les caricatures d'un Charlie Hebdo passé de canard national tiré à 60'000 exemplaires à phénomène mondial, a permis à l'Église et aux bigots d'ouvrir la boîte de Pandore de leur haine de l'Europe laïque sans que l'on parle d'eux, masqués derrière les grandes vertus de la tolérance et du respect.

Dans l'ignorance collective, personne n'a évidemment pris soin de mentionner que Charlie est un journal qui utilise des caricatures pour illustrer des sujets qui doivent faire débat au sein de la société française laïque, et que ces caricatures ne constituent qu'un quart du contenu hebdomadaire du canard.

L'onde de choc "anti-Charlie" s'est constituée après que la force de frappe médiatique de l'Église orthodoxe nationale et de ses télévisions, radios, journaux, sites internet, fut stratégiquement, savamment et puissamment utilisée, sans relâche. Par tous ses meilleurs porte-plume et commentateurs, l'Église en a profité pour condamner une fois de plus, via "Charlie", les trois principaux hebdomadaires satyriques roumains. Ella a su astucieusement forcer l'amalgame entre la foi des croyants et la responsabilité de l'église, a réussi à jumeler Islam et Orthodoxie dans leur rôle de victimes des mécréants, et, dans un élan de folie, est allée jusqu'à menacer du courroux divin tous ceux qui oseraient continuer, en Roumanie, à se moquer de Dieu, de quelque monothéisme qu'il soit.

On a dès lors assisté, sur les sites et les réseaux sociaux, à un tsunami de rejets de "Charlie", compris comme une sorte de monstre global indéfinissable incarnant l'irrévérence maximale et l'irrespect des individus et des croyances.

Il faut ici préciser qu'en Roumanie, aucune autorité n'est compétente pour le contenu des sites, blogs et fora disponibles sur la toile. Dans ce monde-là, les sites ultra-orthodoxes, néo-légionnaires, protochronistes et extrémistes de toute sorte pullulent, défouloir des laissés pour compte dans un panorama médiatique aux ordres des grands partis politiques.

Les journaux et les medias conventionnels profitent eux-mêmes de la manne publicitaire que leur garantit, grâce à leur version internet, la popularité de l'espace réservé aux commentaires sous chaque texte, que de nombreux citoyens utilisent pour se défouler sans autre censure que l'interdiction d'utiliser des expressions vulgaires, dès que la page traite d'un sujet politique, administratif ou religieux.

L'ensemble de ces phénomènes, qui entraîne depuis longtemps l'autocensure, voire l'alignement des éditorialistes, des commentateurs, des personnages publics et des politiciens, des plus populistes aux plus érudits sur les opinions de cette pseudo-majorité "virtuelle", a ainsi généré un monstre de fausse tolérance face aux religions et aux religieux d'une ampleur sans égale pour le pays.

Les plus "modérés" des commentateurs plaident désormais pour la retenue et dénoncent les provocations inutiles de Charlie, les plus virulents vont jusqu'à faire de Charlie Hebdo l'un des responsables majeurs de la haine de l'Islam radical pour l'Europe. Aucun d'entre eux n'est plus "Charlie", sur aucune chaîne nationale.

Dans ce fatras de peur, d'inconscience, d'égocentrisme et de course à l'audimat, les très nombreux citoyens et intellectuels qui sont "Charlie" se sont laissés intimider. Ils ne s'expriment plus sur le sujet, certains n'osent même plus accorder un "like" aux pages qui relayent les points de vue des laïcs et de ceux qui expliquent les spécificités de la réalité française et de ces spécificités.

Il n'est resté que le milieu artistique et culturel, fortement imprégné de soif de liberté, d'indépendance de pensée et de sortie rapide du pays d'une religiosité politique hypocrite, puisque dépourvue de croyance, devenue doxa depuis qu'elle a remplacé la propagande du régime communiste. Cette forme hybride et perfide est fortement liée au fait que l'Église Orthodoxe Roumaine, qui n'existe sous sa forme actuelle que depuis 1872, suite à son émancipation du Patriarcat de Constantinople, est une église nationale, qui structure et défend la pureté de la foi de tout Roumain.

Cette gigantesque et richissime organisation – qui peut se vanter de représenter 90% des citoyens roumains, sur le papier du moins – a su générer une majorité populaire qui est loin d'être pratiquante mais qui demeure soumise à ses directives. A l'heure où les églises, surtout urbaines, sont vides, cet exploit a pu être accompli grâce aux politiciens.

C'est ainsi que, depuis vingt ans, toute manifestation publique, étatique, administrative et surtout électorale entraîne la présence tacitement obligatoire d'un haut dignitaire de l'Église entouré d'une cohorte de prêtres. Pour ne donner que l'exemple le plus frappant, on rappellera l'inauguration en 2012 de l'ascenseur de service de l'hôpital public de Iasi. Sous les regards bienveillants du maire de la ville et du président du département, ce ne sont pas moins d'un métropolite et de cinq prêtres qui ont longuement aspergé d'eau bénite la porte coulissante dudit ascenseur. 

Malgré tout, la Roumanie donne des signaux clairs qu'elle ne veut plus de ce qui précède, et que sa société civile sortira plus renforcée que jamais après la tragédie Charlie. Les Roumains, pris individuellement, sont parmi les Européens plus accueillants et les plus tolérants qui soient. N'étant pas confrontés à des problèmes d'immigration massive, beaucoup d'entre ont été séduits par une propagande aussi scandaleuse que néfaste.

Dans ce jeu, les extrémistes et les ecclésiastiques ont jeté toutes leurs forces, ont épuisé une bonne partie de leurs cartouches, tandis les donneurs de leçons et autres hypocrites du paysage public sont sortis sous leur vrai visage, celui de pleutres n'ayant aucune morale ou idée propre. La société civile des grandes villes ne le leur pardonnera pas.

Pas plus qu'elle ne leur pardonnera leur lâcheté dans le renvoi sine die de projets de lois permettant l'instauration d'une société pacifique, impliquant des règles claires sur ce qui peut être dit ou écrit sur les medias électroniques.

Et c'est bien cette société civile, ouverte sur le monde, saturée de corruption, de politicailleries, de faux bigots, qui en novembre dernier a permis l'élection de Klaus Werner Iohannis, ancien professeur aux écoles issu de l'ultra-minorité saxonne (germanophone) et protestante, inconnu dans les réseaux corrompus de la haute politique roumaine et non affilié, jusqu'il y a peu, à aucun parti gouvernemental.

Donné largement perdant après le premier tour, ce dernier est sorti vainqueur du second tour avec plus de 20% d'électeurs en sus par rapport à ceux qui revenaient aux partis qui l'ont soutenu, grâce à une mobilisation sans précédent d'une nouvelle catégorie de citoyens: celle qui, justement, boudait les bureaux de vote depuis bien longtemps.

Klaus Werner Iohannis a été plébiscité pour ce qu'il est, pour ce qu'il a réalisé. Rappelons qu'il a été élu à quatre reprises, avec des scores quasi-soviétiques, maire de Sibiu. Une ville qui est passée, durant les quatorze années de son dicastère, d'une centre urbain moyen (120'000 habitants) à une métropole internationale desservie par trois vols journaliers depuis Munich et exemplaire à tous points de vue: chômage inexistant, investissements étrangers constants, aucune dette, agenda culturel du niveau de celui de la capitale, tourisme massif grâce aux trois étoiles accordées par presque tous les guides touristiques, seule ville roumaine dans la liste des cinquante premières cités d'Europe pour la qualité de vie.

Le Président Iohannis, même si âprement critiqué par les plus pleutres et les plus radicaux des parlementaires, s'est rendu à Paris et a laissé sur son compte Facebook le message où il proclame "Je suis Charlie". Pour ce qu'il incarne, même les pires extrémistes ont joué profil bas et sa cote de popularité, presque Poutinienne, est restée intacte. A bon entendeur…


[1] Daniel Palmieri, La bombe et la plume : la presse et l’opinion publique genevoise face aux attentats anarchistes (1885-1898), Genève, 1990.

 

La médiatisation de l’histoire, un enjeu de notre temps

Les événements récents en France n’en finissent pas de susciter prises de position, réactions et déclamations, comme autant d’échos à l’explosion soudaine d’un hurlement de haine auquel on ne s’attendait pas. L’attentat, ou plutôt les attentats, et l’ampleur du soutien que ces actions criminelles ont provoquée font se poser la question de leurs répercussions dans le temps et de leur analyse, à court, moyen et long terme.

La stimulation de l’identité n’est pas une simple résultante gratuite inspirée par une crise ponctuelle ou une commémoration agencée autour d’un événement historique, l’identité n’est pas une valeur innocente et sans conséquences. Politiquement calculée, consensuellement intégrée par le public, elle est le précipité émotionnel décliné à l’envie ou au besoin…. identité nationale, identité ethnique, identité culturelle, crise identitaire, perte d’identité, etc… Elle est l’émulsion à la surface d’un creuset autour duquel se presse une intelligentsia autorisée comme autant d’alchimistes ajoutant arguments et perspectives dans une formule que nous savons forcément subjective. Le professeur François Jequier le rappelait en 2011 lorsqu’il insistait sur l’importance du Zeitgeist d’un contexte inévitablement complexe.

L’identité, basée sur un passé au mieux restitué, au pire fantasmé, représente donc un enjeu que chacun d’entre nous peut percevoir et qui compose la base de programmes politiques de certains partis, si ce n’est de tous les partis, interprété bien sûr de multiples manières. À cette cristallisation dans la moelle épinière de notre démocratie correspond le corollaire d’une désintégration progressive de l’identité nationale dans les centres urbains, cédant sa place à d’autres formes de reconnaissances sociales.

Les raisons de cette crise sont nombreuses : absorption des valeurs traditionnelles dans la cacophonie internationale des medias, flux migratoires divers et variés, évolution des mœurs en phase avec des mutations sociales, technologiques, voire éthiques, de plus en plus rapides… Antoine Fleury écrivait en 2001, je cite : « on assiste à la recherche de nouvelles assises identitaires, à un besoin impérieux de retour aux origines, de comprendre les fondements historiques de certaines situations du passé. Ce climat peut conduire facilement à faire dire tout et n'importe quoi à l'Histoire. En d'autres termes, le recours à l'histoire ne doit pas être abandonné à des «apprentis sorciers» [1].

Il suffit de lire la liste des publications destinées à un large public pour se rendre compte que l’identité est, en Suisse, un sujet de préoccupation continuelle. Ainsi, « Telle me, La Suisse racontée autrement » de Dominique Dirlewanger [2] ; « La Suisse ou le génie de la dépendance » de Joëlle Kuntz [3] ; « Ces Romands qui ont fait l’Histoire » de Philippe Souaille et Pascal Lamy [4], ou encore « Les Anniviards barbare et civilisés » de Bernard Crettaz et Evelyne Guilhaume [5]. Georges Andrey le dira explicitement dans le Matin du 27 septembre 2008, en insistant sur le fait que l’UDC « a transformé notre histoire en champ de bataille identitaire ».

Que nous soyons egocentriques, nous le savions déjà. Mais ne faudrait-il pas se poser la question de l’utilité et de l’utilisation de l’Histoire dans ce contexte identitaire ? Ne nous faut-il pas prêter une attention toute particulière au fait que l’histoire est bien souvent appelée au chevet de notre société dont les valeurs ont été peu à peu balayées au gré du siècle dernier, et court en fin de compte le risque d’être instrumentalisée ?

À l’heure du tout sécuritaire, des malversations financières, de la montée en puissance des conflits armés dans le monde, des prisons surpeuplées, d’une délinquance devenue ordinaire, de religions sans partage, de partages sans merci et de combats sans gloire, l’histoire devient un rempart, un abri, un Alpenstelle pour plagier Hervé de Weck. Manifestation spectaculaire de ce recours à l’espoir d’un sauvetage de nos fondements, la pétition déposée en 2014 par des parlementaires genevois intitulée « Pour un enseignement de l’histoire suisse et genevoise ! Parce que notre démocratie en a besoin » !… Une attaque directe, évidemment, contre le Plan d’Enseignement Romand, cette harmonisation des différents programmes scolaires des cantons romands ressemblant à une valse à trois temps, et dont le programme d’histoire est jugé trop misérable par les pétitionnaires. Il est vrai que l’enseignement de l’histoire, en raison de la part d’arbitraire inhérente aux choix des thèmes retenus, constitue un problème. Les technocrates de la didactique et de la pédagogie ne sont ainsi pas en mesure, ce depuis plusieurs décennies, de produire un manuel d’histoire commun aux différents cantons. Lisbeth Koutchoumoff le signalait bien avant les pétitionnaires genevois, en 2007 déjà, et elle-même faisait écho à la critique de Loyse Pahud qui publiait une enquête sur la question dans les colonnes de l’Hebdo en… 1985 [6].

Mais attention ! Si l’on peut partager l’opinion de ces pétitionnaires et celle d’Antoine Prost qui nous dit que, je cite : « enseigner l’histoire, c’est la meilleure façon de faire comprendre ce qu’est une société, un État, un gouvernement… c’est l’apprentissage de la vie en société avec sa dimension politique » [7], l’histoire doit être prise au sérieuse car elle est dangereuse. Elle peut se transformer en une arme de propagande si elle est manipulée par des personnes peu scrupuleuses, pouvant se révéler de véritables tortionnaires du passé.

Le danger est grand, en effet, de voir l’histoire instrumentalisée dans une lente crispation de soi-disantes valeurs nationales, et détournée à des fins partisanes. En 2001, François Hartog et Jacques Revel réunissaient différentes contributions portant sur les usages politiques du passé [8], insistant sur la perte de maîtrise à laquelle l’historien peut être confronté lorsque son discours est repris et détourné. Le colloque international de la Croix Rouge du 3 septembre 2004 intitulé « L’histoire comme arme de guerre, L’instrumentalisation du passé en situation de crise » est également venu nous le rappeler, tout comme le livre de l’historien québécois Alain Beaulieu «Une histoire instrumentalisée. Réflexions sur l'usage du passé dans les revendications autochtones», paru en 2009, un livre qui fait remarquer la portée de l’histoire. Dans les deux Canadas, l’Anglais et le Français, la question des influences du droit sur l’écriture de l’histoire amérindienne suscite un intérêt grandissant depuis quelques années en raison des protections particulières inscrites dans la Constitution à l’égard des droits des Autochtones… Devant les tribunaux, l’histoire est devenue un instrument que l’on manipule pour faire valoir des droits particuliers ou en contester l’existence ! En France, Henri Rousso, directeur de l’Institut d’histoire du temps présent, refusera même dans les années 90 de témoigner, dans le cadre des procès de Touvier et de Papon, dénonçant en particulier l’instrumentalisation de la recherche scientifique à des fins judiciaires.

L’ouvrage de l’historien anthropologue Marko Zivkovic « Serbian Dreambook » [9], paru en 2011, analyse quant à lui la manière dont des intellectuels, et plus particulièrement des historiens serbes, ont contribué à justifier le discours nationaliste en lien avec le Kosovo de Slobodan Milosevic. Des thèses reprises par Edward Herman et David Peterson dans leur ouvrage « Génocide et propagande l’instrumentalisation politique des massacres », paru en 2012 [10]. En 2014 encore, le directeur du Bureau du gouvernement de Serbie pour le Kosovo annonçait que Belgrade allait commémorer la mémoire d’Essad Pacha, une figure controversée de la mémoire albanaise, instrumentalisant délibérément l’histoire régionale et entraînant le courroux des Albanais du Kosovo.

La Suisse, quant à elle, n’est pas exempte de démarches tendancieuses. Il serait évidemment possible d’évoquer l’article du professeur Irène Hermann de 2008, « Democratization and the instrumentalization of the past », qui revient sur l’instrumentalisation du récit historique en Suisse, ciblant son récit sur la première partie du XIXème siècle [11], mais il me semble préférable d’en rester à des exemples plus récents puisque ceux-ci alimentent les polémiques d’autant plus fortement qu’ils sont généralement en lien avec des positions politiques actuelles. Ainsi, il y a deux ans, le blogueur Frank Brunner était condamné en Suisse pour ses articles à caractères antisémites et révisionnistes. Un jugement depuis lors relayé et critiqué par plusieurs sites internet d’obédiences ultranationalistes pour ne pas dire plus simplement aryens.

Un danger d’instrumentalisation plus grand encore, selon Jacques Neirynck qui nous dit dans son livre « La Suisse, un pays qui ne connaît pas son bonheur » [12], qu’il n’y a, je cite « pas moyen de faire la différence entre un site qui renseigne sur l’histoire de la Deuxième guerre mondiale et un site révisionniste, car on trouvera dans les textes la même fréquence du mot nazi ou dans les images la même apparition de la croix gammée ». Il ajoute, je cite : « L’internet veut développer la libre circulation de l’information mais elle risque de privilégier la désinformation ».

Pourtant, nous avons fait l’expérience, comme nous l’a démontré Laurent Olivier dans son livre « Nos ancêtres les Germains, les archéologues au service du nazisme », il y a près de septante ans, des dérives que des extrémistes à la solde d’une idéologie totalitaire ont fait prendre à l’histoire, octroyant des budgets scientifiques encore jamais atteints jusqu’alors dans ce que l’on nomme les sciences auxiliaires à l’histoire que sont l’archéologie, la linguistique ou le folklorisme, cela afin de prouver les origines germaniques de la culture européenne et donner à la guerre de conquête sa légitimité [13].

Que l’on confonde le drapeau historique de la Kriegsmarine allemande avec un symbole du IIIème Reich au fonds d’un carnotzet, suscitant la controverse, c’est compréhensible bien qu’un peu naïf. Que l’on nous dise dans les colonnes de la Tribune de Genève du 12 décembre dernier qu’il faut abolir le « Cé qu’è lainô », ce chant traditionnel que les Genevois chantent à l’Escalade en rappel de la tentative d’invasion de 1602 du duc de Savoie, car jugé trop patriotique, trop guerrier et trop religieux pour les oreilles de nos voisins et amis français pourtant habitués aux étendards levés et aux sillons sanglants…, la manipulation est grossière et doit être comprise bien évidemment comme une provocation provenant des rangs d’une certaine frange politique. Mais il est d’autres dérives autrement plus sérieuses que l’on constate au cours de ces dernières années.

En France notamment, Romain Bertrand, de la revue Annales. Histoire, sciences sociales, traitait ainsi en 2006 de la guerre des mémoires, liée notamment à la loi du 23 février 2005 sur le « rôle positif » de la colonisation qui allait ouvrir une large brèche à la polémique, et faire s’interroger l’auteur sur l’oubli des débats et des combats de la période des décolonisations. Ils allèrent être 1038 professeurs et doctorants (toutes spécialités confondues) à signer la pétition « Colonisation non à l'enseignement d'une histoire officielle » proposée le 25 avril 2005 par 19 historiens reconnus, dont Élisabeth Badinter, Alain Decaux et Marc Ferro. Dans cet appel « Liberté pour l’histoire », les auteurs demandaient l'abrogation de toutes les lois « historiques », soit la loi du 23 février 2005, la loi Gayssot, et la loi Taubira, affirmant que ces lois ont, je cite : « restreint la liberté de l’historien, lui ont dit, sous peine de sanctions, ce qu’il doit chercher et ce qu’il doit trouver » alors que « l’historien n’accepte aucun dogme, ne respecte aucun interdit, ne connaît pas de tabous ».

En janvier 2013, Mme Brunschwig Graf, présidente de la Commission fédérale contre le racisme, regrettait la prise de position partielle sur une partie du passé de notre pays, de la part du président de la Confédération lors d’une allocution, signalant, je cite : « qu’un discours sur la mémoire ne doit pas être un manifeste sur la politique actuelle, et qu’il est toujours dangereux d’essayer d’édulcorer le passé pour justifier des positions présentes ». Et l’historien Alain-Jacques Tornare d’ajouter, je cite : « il s’agit d’une instrumentalisation de l’histoire à des fins politiques…. On utilise l’histoire comme moyen de division entre les Suisses, c’est inquiétant ».

L’actualité récente vient encore cruellement nous rappeler les manipulations auxquelles un nombre grandissant de personnes sont soumises. Le neuropsychiatre Boris Cyrulnik évoquait le 9 janvier dernier dans le cadre de la parution de son livre « Les âmes blessées » portant sur les rafles de juifs durant la dernière guerre mondiale, la manipulation des plus faibles. Le médecin s’exprimait à propos de l’attentat contre Charlie Hebdo du 7 janvier signalant que ce sont des groupes politiques qui utilisent des individus, dotés de peu d’éducation et très pauvres, faciles à fanatiser. Il indiquait, je cite « Ce ne sont pas des fous, ni des monstres. Ce sont des gens normaux et en détresse, façonnés intentionnellement par une minorité qui veut prendre le pouvoir ». L’instrumentalisation est là, recours aisé pour les personnes déterminées à parvenir à un but, « immisçant peu à peu des slogans dans la culture commune, soumettant la population à une représentation dépourvue de jugement. Une tendance d’autant plus dangereuse qu’Internet véhicule des représentations faciles de la réalité, des pensées paresseuses à l'origine de toutes les théories totalitaires ».

À la suite du professeur Antoine Fleury, dont l’article de 2001 paru dans les « Études et sources des Archives fédérales », intitulé « L’historien face à l’instrumentalisation de l’histoire »[14], est incontournable, on ne peut que souscrire à, je cite : « Le recours abusif à des arguments historiques pour justifier des décisions, légitimer des actions ne doit pas laisser l'historien professionnel dans l'indifférence; il est interpellé quand il s'agit d'identifier et de dénoncer l'imposture ». Une honnêteté intellectuelle qui semble s’imposer non seulement pour l’historien mais également pour l’ensemble des individus lorsque ceux-ci sont confrontés à des mensonges ostensibles.

Le professeur Fleury nous posait en 2001 une question essentielle, soit : « A l'issue de la remise en cause de la mémoire collective à laquelle autorités et peuple suisses ont dû procéder dans un contexte de pressions morales intenses à la fin du XXe siècle, quelle aura été la part des historiens dans le travail de construction d'une nouvelle mémoire? ». L’auteur évoque bien évidemment « l’affaire dite des fonds en déshérence ». Plusieurs contributions sont venus tenter de répondre à cette question, notamment le purgatoire très discret de Luc van Dongen à propos de la transition helvétique d’anciens nazis [15], ou l’ouvrage sans doute plus connu de Pietro Boschetti, « La Suisse et les nazis: Le rapport Bergier pour tous» de 2004 [16], ou encore le livre de Stephen Halbrook, « La Suisse face aux nazis » de 2011 [17]. La population helvétique n’a sans doute pas terminé de réactualiser sa mémoire, mais il apparaît évident que les travaux menés dans le cadre de la commission Bergier ont permis à nos autorités de revenir sur ce passé, autorités qui ont essayé de corriger ce que d’aucuns estiment avoir été des erreurs. Ainsi, le Parlement fédéral votait le 20 juin 2003 la loi sur l’annulation des jugements pénaux prononcés contre les personnes ayant aidé des victimes des persécutions nazies à fuir. À la suite, le 28 mai 2004, la Commission de réhabilitation de l’Assemblée fédérale disculpait Marcel Fert qui avait été écroué en Suisse soixante-deux ans plus tôt avant d’être ramené en France, pour avoir aidé des personnes à fuir sur le territoire helvétique.

On se demande à présent quelle sera la part des historiens dans le travail mémoriel portant sur les événements en lien avec l’attentat contre Charlie Hebdo mais également avec les attentats commis au cours des années précédentes, qu’ils se soient déroulés en Europe, aux États Unis, dans le proche Orient ou en Afrique ! Et on peut se demander également à cet égard quelle sera la part non seulement des historiens occidentaux, mais également des historiens arabes comme Ahmed Mohamed el-Tayeb, l’imam de la mosquée al Azhar depuis 2010, ou l’auteur Imran Nazar Hosein, auteur du bestseller « Jérusalem dans le Coran », ou encore Abd karim Abidi, le doyen de la faculté des lettres de l’université de Kairouan, ou le professeur Hassan Hallak du département d’histoire de l’université arabe de Beyrouth.

En d’autres termes, comment s’articulera l’écriture de cette histoire – pour faire référence à Michel de Certeau [18] – une histoire qui, en l’occurrence, baigne dans la peur, peur de l’autre, de son hostilité, de sa perfidie ? Une perception de l’altérité vieille du temps de Saint-Bernard et qui n’a guère perdu de sa virulence au XXIème siècle. Cette remarque peut, évidemment, tout aussi bien s’appliquer à l’Ukraine en proie actuellement aux déchirements que l’on connaît ! Quel sera l’assemblage de mots susceptibles d’être plébiscités et intégrés par la population sans que la peur ne les conditionne en un discours belligérant, misérabiliste ou culpabilisateur ne résultant qu’à un exercice de désinformation supplémentaire [19] ? Comment opérer pour que l’esprit critique prenne le pas sur cette dynamique de consomption ?

C’est sans doute là, illustré au travers de cet exemple dramatique et récent, l’un des enjeux majeurs de la médiatisation de l’histoire.

 

 

 

[1] Antoine Fleury, « L'historien face à l'instrumentalisation de l'histoire », in: Études et sources, Berne, 27 (2001).

[2] Dominique Dirlewanger, Telle me, La Suisse racontée autrement, Lausanne, 2010.

[3] Joëlle Kuntz, La Suisse ou le génie de la dépendance, Carouge, 2013.

[4] Philippe Souaille et Pascal Lamy, Ces Romands qui ont fait l’Histoire, 2013.

[5] Bernard Crettaz et Evelyne Guilhaume, Les Anniviards barbare et civilisés, Sierre, 2009.

[6] L’Hebdo, 12 septembre 1985.

[7] Elisabeth Haas, Antoine Prost, « L’histoire c’est l’apprentissage de la vie en société », La Liberté, 9 mai 2006, p. 14. Antoine Prost, « Comment l’histoire fait-elle l’historien ? », Vingtième siècle. Revue d’histoire 65 (2000), pp. 3-12. Voir également Antoine Prost, Douze leçons sur l’histoire, Paris, 1996.

[8] François Hartog et Jacques Revel, Les usages politiques du passé, Paris, 2001.

[9] Marko Zivkovic, Serbian Dreambook: National Imaginary in the Time of Milošević, University of Alberta, 2011.

[10] Edward Herman et David Peterson, Génocide et propagande l’instrumentalisation politique des massacres, Montréal, 2012.

[11] Irène Hermann, « Democratization and the instrumentalization of the past », in: The Ashgate Research Companion to the Politics of Democratization in Europe: Concepts and Histories, Tuija Pulkkinen, José Maria Rosales (éd.), Londres, 2008.

[12] Jacques Neirynck, La Suisse, un pays qui ne connaît pas son bonheur, Lausanne, 2003.

[13] Laurent Olivier, Nos ancêtres les Germains, les archéologues au service du nazisme, Paris, 2012.

[14] Antoine Fleury, « L'historien face à l'instrumentalisation de l'histoire », in: Études et sources, Berne, 27 (2001).

[15] Luc van Dongen, Un purgatoire très discret. La transition ‘helvétique’ d’anciens nazis, fascistes et collaborateurs après 1945, Paris, 2008.

[16] Pietro Boschetti, La Suisse et les nazis: Le rapport Bergier pour tous, Carouge, 2004.

[17] Stephen Halbrook, La Suisse face aux nazis, Bière, 2011.

[18] Michel de Certeau, L’écriture de l’histoire, Paris, 1975.

[19] Voir à ce propos François Jequier, « Comment enseigner l’histoire du temps présent ? », Revue historique vaudoise 117 (2009), p. 183.

Le 7 janvier sera-t-il un 11 septembre ?

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Le 7 janvier sera-t-il un 11 septembre ? Cabu et Wolinski sont morts fusillés pour leurs idées. Morts en héros plutôt que d’une maladie longue au fonds d’un lit. Ils entrent au panthéon des martyrs. De ce drame, une légende naîtra ! Ceux que les uns et les autres, de droite comme de gauche, toléraient en grinçant des dents ont été tués. Mais on ne tue pas le fou du roi ! C’est le sacré qui a été violé !

Ce bain de sang provoquera peut-être un mouvement que l’on n’attendait plus. Alors que le radicalisme se durcit autant au niveau de certaines mouvances religieuses ou politiques – qu’elles soient musulmanes, néo-nazies, catholiques, juives, ethniques ou régionalistes – qu’au niveau des États, jamais nous n’aurons entendu autant de voix s’élever pour prôner la tolérance, éviter les amalgames faciles et rejeter la haine.

Ces cris couvrent même ceux de ces deux mille morts nigérians, massacrés par la secte Boko Haram entre le 6 et le 8 janvier, au moment même où la rédaction de Charlie Hebdo était attaquée !

En France, le peuple fraternise dans une union nationale, appelant à la résistance contre les semeurs de terreur, derrière un président qui, hier encore, était considéré comme incapable. La police, tant critiquée, est à présent acclamée par la Vox populi. L’exécution sommaire d’un agent de l’ordre, à bout portant, choque tout autant que le meurtre des journalistes. L’origine de ce policier constitue sans doute un catalyseur de cet appel à la liberté, insinuant dans la conscience collective l’idée que la terreur n’a pas de religion et qu’elle n’est qu’une résultante de la haine.

En Allemagne, sur les cortèges organisés par Pediga contre « l'islamisation », les lumières s’éteignent. Particuliers, administrations, entreprises, églises, jusqu’à la porte de Brandebourg…, nombreux sont ceux qui plongent dans l’obscurité les étendards xénophobes.

« Le siècle prochain sera religieux ou ne sera pas » aurait dit Malraux ! Ces quinze premières années nous démontrent qu’il ne se trompait pas. Parviendrons-nous à faire en sorte que ce siècle ne soit pas celui des nouvelles croisades ? 

Les nouveaux martyrs

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Gamin, je regardais Cabu à la TV. C’était l’époque des polémiques chez Polac avec François Cavana et Coluche. Et puis, il y a eu le temps de Fluide glacial et du Canard enchaîné qui reprenaient dans l’esprit feu Hara-Kiri, stoppé en 1970. Une ère durant laquelle les bouffons du roi étaient acceptés. Mieux ! Ils étaient plébiscités, aimés, ils faisaient partie d’un paysage plus politique que culturel où l’ironie faisait rire.

Et il y eut le 11 septembre, un attentat qui devait marquer le monde occidental et, sans doute, le monde tout court. Dès lors, la « civilisation » entra en guerre contre la barbarie. Dès lors, les contraintes pesèrent progressivement sur un nombre grandissant de libertés. Dès lors, l’instrumentalisation des informations, des religions, de nos valeurs allait connaître une inflation difficilement mesurable, l’ironie et la satire devenant des recours dangereux.

Le 25 avril 2005 dix-neuf historiens reconnus, dont Élisabeth Badinter, Alain Decaux et Marc Ferro déposaient l’appel « Liberté pour l’histoire », signé par plus de mille intellectuels français, demandant l'abrogation de toutes les lois « historiques », soit la loi du 23 février 2005, la loi Gayssot, et la loi Taubira, affirmant que ces lois ont, je cite : « restreint la liberté de l’historien, lui ont dit, sous peine de sanctions, ce qu’il doit chercher et ce qu’il doit trouver » alors que « l’historien n’accepte aucun dogme, ne respecte aucun interdit, ne connaît pas de tabous ».

« Aucun dogme, ni interdit, point de tabous » lorsqu’il est question de « dire », une définition qui s’applique tout autant aux caricaturistes et aux journalistes.

Las, Cabu, Charb, Tignous et Wolinski sont morts. Wikipédia a déjà été modifié ! On peut lire en tapant le nom de Cabu « mort assassiné le 7 janvier 2015 lors de la fusillade au siège du journal Charlie Hebdo », on comprend "mort assassiné lors du siège de la liberté". De caricaturistes, les voilà devenus martyrs.

C’est la pensée que l’on assassine…

Retrouvez toutes les réactions et hommages de nos journalistes, blogueurs et caricaturistes

Les opérations d’espionnage sur territoire helvétique durant la Première Guerre mondiale, I

Au cours de l’automne 1914, alors que l’Europe sombre peu à peu dans une guerre fratricide, l’attention de rabatteurs à la solde de l’Allemagne écumant les rues de Genève à la recherche de déserteurs français ou de personnes prêtes à se vendre pour fuir la faim et la crasse, se porta sur un couple vivant d’expédients. Après avoir fait l’objet d’une surveillance minutieuse destinée à évaluer leur moralité et à éviter les pièges du contre-espionnage français, l’homme, un Français du nom de Jean Bilota, vingt-huit ans, et la Belge Marguerite Fabri allaient être approchés discrètement par un agent du Geheimdienst  de l’empire de Guillaume II. L’espion allait leur proposer de se rendre en France, en Angleterre et en Italie pour recueillir des informations de nature militaire et économique contre monnaie sonnante et trébuchante. À l’argent s’ajoutait des menaces extrêmement explicites à l’encontre des parents de la jeune femme, qui se trouvaient alors dans la zone occupée par les armées du maréchal von der Goltz et du baron von Bissing.

En mai 1915, l’entrée en guerre de l’Italie contre l’Allemagne et l’Autriche allait entraîner le retour du couple à Genève, sur ordre du capitaine Weigeltner, leur Nachrichtenoffizier resté en Allemagne. L’officier, estimant que Marguerite Fabri pouvait aisément tenir le rôle d’une fille à soldats, ordonna alors à celle-ci de rallier l’arrière du front, en zone française, afin de récolter des renseignements sur les mouvements de troupe.

Il devait en aller autrement. Le couple avait-il décidé de son propre chef de jouer double jeu ou était-il passé du côté des services de renseignement français ? Les sources ne nous l’apprennent pas. Toujours est-il que la jeune femme allait faire parvenir des enveloppes vides à son compagnon resté à Genève, qui inventait au fur et à mesure les informations destinées au capitaine Weigeltner. Ce jeu de dupes ne dura pas puisque la police genevoise ne tarda pas à se rendre compte qu’un réseau d’agents étrangers opérait depuis plusieurs mois à partir de son territoire. Les Suisses allaient attendre le retour à Genève de Marguerite Fabri pour arrêter le couple et mettre la main sur leur correspondance. Il ne fallut pas non plus de gros efforts pour percer le chiffre utilisé par les deux espions de fortune. Sous couvert de nouvelles insignifiantes portant sur la nourriture, les fausses informations se déclinaient à force de boîtes de sardines signifiant régiments d’infanterie, ou de harengs pour l’artillerie. Les prix des aliments donnaient les numéros des régiments.

Les tribunaux helvétiques allaient condamner Jean Bilota à huit mois de prison et deux mille francs d’amende, et Marguerite Fabri à deux mois de prison et cinq cents francs d’amende [1].

 

 

[1] Christophe Vuilleumier, La Suisse face à l’espionnage 1914-1918, éd. Slatkine, à paraître en janvier 2015.

Les femmes soldats de la Première Guerre mondiale

Les femmes, lors de conflits, s’investissent généralement dans le domaine des soins. L’image de l’infirmière de la Croix-Rouge est ainsi récurrente. Ces dernières décennies voient toutefois ces dames devenir de plus en plus souvent de farouches combattantes. Ainsi, ces femmes kurdes qui crapahutent avec un AK47 dans le dos sur les chaînes des monts Taurus, ces miliciennes africaines, ou encore ces djihadistes de l’obscurantisme aussi fanatiques que les hommes sont quelques exemples contemporains, auxquels il faudrait ajouter celui des femmes incorporées dans des unités militaires occidentales que Demi Moore est venue illustrer dans le film « À armes égales ».

Si cette tendance s’est accentuée, le sexe, dit faible, a pourtant été engagé dans des combats durant tout le XXème siècle. Au cours des deux guerres mondiales, les femmes ont non seulement servi comme infirmières ou comme soldats de transmission et espionnes – on se souvient ainsi de Mata Hari fusillée pour espionnage en 1917 par la France, et de Joséphine Baker qui recueillait des informations durant la Deuxième Guerre mondiale sur les troupes allemandes grâce à son métier – mais également comme combattantes. La France a gardé en mémoire un certain nombre d’héroïnes de ses maquis de résistance.

Les Russes sont sans doute les femmes qui se sont le plus démarquées dans ce domaine. Plusieurs milliers d’entre elles servirent de sniper dans l’Armée soviétique, payant un lourd tribut, notamment lors de la bataille de Stalingrad. Elles venaient alors pallier au manque d’hommes, tombés au front. Certaines d’entre elles devinrent des héros de la Nation comme Marina Mikhaïlovna Raskova (1912-1943) qui fonda trois régiments d’aviation féminins, volant à bord de Yakovlev Yak-1, de Sukhoi Su-2 et des vieux Polikarpov Po-2 destinés à l’origine aux travaux agricoles. Harcelant les troupes allemandes au sol ou défiant les redoutables Messerschmitt de la Luftwaffe, ces femmes pilotes étaient les héritières, plus spirituelles que politiques, de Maria Leontievna Botchkareva, la Jeanne d'Arc russe de la Première Guerre mondiale.

Celle-ci constitue à elle seule une véritable révolution des mœurs. Dans la Russie de Nicolas II, où la tradition cédait difficilement sa place au modernisme, elle allait recevoir la permission du Tsar de créer une unité combattante composée uniquement de femmes et nommée le « bataillon féminin de la mort ». Engagées sur le terrain en juillet 1917 dans les environs de Minsk, ces femmes-soldats allèrent essuyer des pertes importantes. Si Maria Botchkareva devait survivre à cet engagement sanglant, sa fidélité au Tsar allait la faire arrêter peu après la Révolution d’Octobre. Parvenant à s’échapper, elle allait gagner Vladivostok d’où elle rallia les États-Unis. Reçue par Woodrow Wilson  à Washington, puis par Churchill à Londres, elle allait obtenir la permission d’accompagner les troupes britanniques à Arkhangelsk , sur les rives de la Mer Blanche. Sa vie aventureuse allait se terminer au cours du repli des Armées blanches. Capturée par la Tcheka, la police politique du nouveau régime bolchevique, elle fut exécutée en 1920 d’une balle dans la nuque à Krasnoïarsk.

Une autre femme, à la même époque mais en d’autres lieux, allait suivre un parcours relativement similaire, l’Anglaise Flora Sandes, infirmière volontaire sur le front serbe. Moins évoqués que les tranchées de Verdun, les combats en Serbie n’en n’étaient pas moins meurtriers. La situation était d’ailleurs à ce point dramatique pour les populations civiles que nombreux furent les Européens « de l’Ouest » à se rendre sur place. Archibald Reiss, le célèbre criminologue lausannois devait ainsi enquêter, armé de son appareil photographique, sur les exactions commises sur les civiles. La très aristocratique anglaise Eglantyn Jebb, visita également ces champs de bataille, décidant, après avoir constaté l’ampleur des désolations, de créer l’association Save the Children Fund (1).

Flora Sandes resta, quant à elle, dans la boue des charniers. Prise dans la tourmente des combats et des mouvements de troupes, cette femme d’action dotée d’un moral d’acier, prit la décision après le repli de son « ambulance », de s’enrôler dans l’armée serbe. Ses faits d’armes, et sans doute sa connaissance des langues, allaient lui permettre d’obtenir rapidement le grade de sergent-major. Devenue capitaine après la guerre, elle devait s’éteindre en 1956 plus calmement que Maria Botchkareva.

Combien d’autres femmes, restées anonymes, ont livré bataille au cours de ces guerres que l’homme domine de sa présence virile ?

 

 

(1)  Celui-ci, avec le concours du Comité international de secours aux enfants de Berne, allait fonder l’Union internationale de secours aux enfants (UISE), sous le patronage du Comité internationale de la Croix-Rouge.

 

Les femmes soldats de la Première Guerre mondiale

Les femmes, lors de conflits, s’investissent généralement dans le domaine des soins. L’image de l’infirmière de la Croix-Rouge est ainsi récurrente. Ces dernières décennies voient toutefois ces dames devenir de plus en plus souvent de farouches combattantes. Ainsi, ces femmes kurdes qui crapahutent avec un AK47 dans le dos sur les chaînes des monts Taurus, ces miliciennes africaines, ou encore ces djihadistes de l’obscurantisme aussi fanatiques que les hommes sont quelques exemples contemporains, auxquels il faudrait ajouter celui des femmes incorporées dans des unités militaires occidentales que Demi Moore est venue illustrer dans le film « À armes égales ».

Si cette tendance s’est accentuée, le sexe, dit faible, a pourtant été engagé dans des combats durant tout le XXème siècle. Au cours des deux guerres mondiales, les femmes ont non seulement servi comme infirmières ou comme soldats de transmission et espionnes – on se souvient ainsi de Mata Hari fusillée pour espionnage en 1917 par la France, et de Joséphine Baker qui recueillait des informations durant la Deuxième Guerre mondiale sur les troupes allemandes grâce à son métier – mais également comme combattantes. La France a gardé en mémoire un certain nombre d’héroïnes de ses maquis de résistance.

Les Russes sont sans doute les femmes qui se sont le plus démarquées dans ce domaine. Plusieurs milliers d’entre elles servirent de sniper dans l’Armée soviétique, payant un lourd tribut, notamment lors de la bataille de Stalingrad. Elles venaient alors pallier au manque d’hommes, tombés au front. Certaines d’entre elles devinrent des héros de la Nation comme Marina Mikhaïlovna Raskova (1912-1943) qui fonda trois régiments d’aviation féminins, volant à bord de Yakovlev Yak-1, de Sukhoi Su-2 et des vieux Polikarpov Po-2 destinés à l’origine aux travaux agricoles. Harcelant les troupes allemandes au sol ou défiant les redoutables Messerschmitt de la Luftwaffe, ces femmes pilotes étaient les héritières, plus spirituelles que politiques, de Maria Leontievna Botchkareva, la Jeanne d'Arc russe de la Première Guerre mondiale.

Celle-ci constitue à elle seule une véritable révolution des mœurs. Dans la Russie de Nicolas II, où la tradition cédait difficilement sa place au modernisme, elle allait recevoir la permission du Tsar de créer une unité combattante composée uniquement de femmes et nommée le « bataillon féminin de la mort ». Engagées sur le terrain en juillet 1917 dans les environs de Minsk, ces femmes-soldats allèrent essuyer des pertes importantes. Si Maria Botchkareva devait survivre à cet engagement sanglant, sa fidélité au Tsar allait la faire arrêter peu après la Révolution d’Octobre. Parvenant à s’échapper, elle allait gagner Vladivostok d’où elle rallia les États-Unis. Reçue par Woodrow Wilson  à Washington, puis par Churchill à Londres, elle allait obtenir la permission d’accompagner les troupes britanniques à Arkhangelsk , sur les rives de la Mer Blanche. Sa vie aventureuse allait se terminer au cours du repli des Armées blanches. Capturée par la Tcheka, la police politique du nouveau régime bolchevique, elle fut exécutée en 1920 d’une balle dans la nuque à Krasnoïarsk.

Une autre femme, à la même époque mais en d’autres lieux, allait suivre un parcours relativement similaire, l’Anglaise Flora Sandes, infirmière volontaire sur le front serbe. Moins évoqués que les tranchées de Verdun, les combats en Serbie n’en n’étaient pas moins meurtriers. La situation était d’ailleurs à ce point dramatique pour les populations civiles que nombreux furent les Européens « de l’Ouest » à se rendre sur place. Archibald Reiss, le célèbre criminologue lausannois devait ainsi enquêter, armé de son appareil photographique, sur les exactions commises sur les civiles. La très aristocratique anglaise Eglantyn Jebb, visita également ces champs de bataille, décidant, après avoir constaté l’ampleur des désolations, de créer l’association Save the Children Fund (1).

Flora Sandes resta, quant à elle, dans la boue des charniers. Prise dans la tourmente des combats et des mouvements de troupes, cette femme d’action dotée d’un moral d’acier, prit la décision après le repli de son « ambulance », de s’enrôler dans l’armée serbe. Ses faits d’armes, et sans doute sa connaissance des langues, allaient lui permettre d’obtenir rapidement le grade de sergent-major. Devenue capitaine après la guerre, elle devait s’éteindre en 1956 plus calmement que Maria Botchkareva.

Combien d’autres femmes, restées anonymes, ont livré bataille au cours de ces guerres que l’homme domine de sa présence virile ?

 

 

(1)  Celui-ci, avec le concours du Comité international de secours aux enfants de Berne, allait fonder l’Union internationale de secours aux enfants (UISE), sous le patronage du Comité internationale de la Croix-Rouge.