Terrorisme, ce que l’on en pense hors de l’Occident !

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La problématique du terrorisme n’est pas nouvelle. A la fin du XIXème siècle et au début du XXème, les anarchistes, notamment russes et italiens, défrayaient les chroniques, semant la peur et la haine au sein des sociétés bourgeoises européennes[1]. Les attentats, que ce soit celui du grand-duc Serge à Moscou en février 1905 ou celui de l’impératrice d’Autriche Sissi sur les quais genevois, le 10 septembre 1898, faisaient alors les grands titres de la presse, particulièrement helvétique, d’autant plus que nombre de dissidents russes se trouvaient alors sur le territoire de la Confédération.

Avec l’éclatement de la Première Guerre mondiale, les anarchistes laissèrent leur place à l’espion qui allait à son tour insinuer l’angoisse dans la population, un espion qui n’avait rien d’un 007, mais que l’on se représentait comme un traître, un félon capable de se fondre dans la masse et de saper les fondements de la société au travers de complots mystérieux et compliqués.

A son tour, l’espion devait disparaître, après la fin de la guerre. Son siège, encore chaud, allait être occupé par le « communiste », le « bolchévique » assoiffé de sang bourgeois, terrifiant la bonne société des années vingt, trente et quarante. A sa suite, le rôle de semeur d’épouvante allait être rempli par celui que la presse allait nommer « terroriste », qu’il appartienne aux Brigades rouges, à l’ETA, au FLN, à l’IRA ou à l’OLP. Une succession de frayeurs et d’épouvantes qui ne peut pas ne pas faire penser dans une certaine mesure au livre de Jean Delumeau La peur en Occident (Editions Fayard, collection Pluriel, 1978, 599 pages) ! Depuis une quinzaine d’années, c’est sans doute le champ de référence religieux qui constitue la spécificité des actes terroristes. Si la laïcité est devenue l’une des caractéristiques de quelques pays occidentaux, tel n’est pas le cas d’un grand nombre de pays européens, loin s’en faut !

Il est dès lors possible de se demander quel est l’impact dans de nombreuses régions d’un événement comme l’attentat contre Charlie Hebdo. Impact au sein de la population mais également sur les autorités morales ou religieuses dont les réactions peuvent révéler une posture extrêmement crispée. Pour l’observateur qui peut même ne pas être très attentif, c’est alors le spectacle insipide d’une captation des medias et de leur instrumentalisation en un long panégyrique de principes moraux laissant plus de place à la doxa qu’à l’esprit critique, des manipulations qui in fine constituent des voiles de fumée ne permettant guère de comprendre où ces dites sociétés placent véritablement les enjeux liés à la liberté d’expression et à la religion.

Il me semblait ainsi intéressant de me tourner vers des intellectuels résidant dans différents pays en marge de notre société occidentale afin de leur demander d’exprimer leur opinion sur les tendances à l’œuvre dans leur contexte quotidien.

 

L’archéologue Laurent Chrzanovski, qui partage sa vie et ses activités entre la Suisse et la Roumanie a accepté de se prêter à cet exercice.

 

A l'heure où la nouvelle de la tragédie est tombée, immédiatement répercutée par tous les médias roumains, puis durant les premières vingt-quatre heures, presque toute la Roumanie était sous le choc.

La plupart des personnages publics, à l'exemple du Président Klaus Werner Iohannis, ont affiché "Je suis Charlie" sur leur profil Facebook. Devant l'Ambassade de France à Bucarest, une longue queue s'est formée d'hommes et de femmes, venus signer le registre de condoléances. Des manifestations spontanées sont nées dans presque toutes les grandes villes du pays.

Petit à petit, la situation a radicalement changé. Dans un pays où, à l'image de l'Italie, les journaux télévisés ne consacrent qu'une à deux minutes par édition à des événements extérieurs, tandis que la section internationale des journaux se limite le plus souvent à moins d'une page, imaginez le choc de découvrir les caricatures irrévérencieuses et parfois très vulgaires de Charlie, in primis celles concernant les religions.

Savamment exploitée, cette émotion a entraîné une vague de "Je ne suis pas Charlie" qui a pris une ampleur fulgurante pour venir dépasser la précédente et a suscité d'interminables débats sur le droit de se moquer des cultes, discussions publiques qui continuent de plus belle à ce jour.

La différence abyssale entre l'humour et l'art de la caricature de la France et des pays anglophones et celle des pays latinophones ou slavophones, via les caricatures d'un Charlie Hebdo passé de canard national tiré à 60'000 exemplaires à phénomène mondial, a permis à l'Église et aux bigots d'ouvrir la boîte de Pandore de leur haine de l'Europe laïque sans que l'on parle d'eux, masqués derrière les grandes vertus de la tolérance et du respect.

Dans l'ignorance collective, personne n'a évidemment pris soin de mentionner que Charlie est un journal qui utilise des caricatures pour illustrer des sujets qui doivent faire débat au sein de la société française laïque, et que ces caricatures ne constituent qu'un quart du contenu hebdomadaire du canard.

L'onde de choc "anti-Charlie" s'est constituée après que la force de frappe médiatique de l'Église orthodoxe nationale et de ses télévisions, radios, journaux, sites internet, fut stratégiquement, savamment et puissamment utilisée, sans relâche. Par tous ses meilleurs porte-plume et commentateurs, l'Église en a profité pour condamner une fois de plus, via "Charlie", les trois principaux hebdomadaires satyriques roumains. Ella a su astucieusement forcer l'amalgame entre la foi des croyants et la responsabilité de l'église, a réussi à jumeler Islam et Orthodoxie dans leur rôle de victimes des mécréants, et, dans un élan de folie, est allée jusqu'à menacer du courroux divin tous ceux qui oseraient continuer, en Roumanie, à se moquer de Dieu, de quelque monothéisme qu'il soit.

On a dès lors assisté, sur les sites et les réseaux sociaux, à un tsunami de rejets de "Charlie", compris comme une sorte de monstre global indéfinissable incarnant l'irrévérence maximale et l'irrespect des individus et des croyances.

Il faut ici préciser qu'en Roumanie, aucune autorité n'est compétente pour le contenu des sites, blogs et fora disponibles sur la toile. Dans ce monde-là, les sites ultra-orthodoxes, néo-légionnaires, protochronistes et extrémistes de toute sorte pullulent, défouloir des laissés pour compte dans un panorama médiatique aux ordres des grands partis politiques.

Les journaux et les medias conventionnels profitent eux-mêmes de la manne publicitaire que leur garantit, grâce à leur version internet, la popularité de l'espace réservé aux commentaires sous chaque texte, que de nombreux citoyens utilisent pour se défouler sans autre censure que l'interdiction d'utiliser des expressions vulgaires, dès que la page traite d'un sujet politique, administratif ou religieux.

L'ensemble de ces phénomènes, qui entraîne depuis longtemps l'autocensure, voire l'alignement des éditorialistes, des commentateurs, des personnages publics et des politiciens, des plus populistes aux plus érudits sur les opinions de cette pseudo-majorité "virtuelle", a ainsi généré un monstre de fausse tolérance face aux religions et aux religieux d'une ampleur sans égale pour le pays.

Les plus "modérés" des commentateurs plaident désormais pour la retenue et dénoncent les provocations inutiles de Charlie, les plus virulents vont jusqu'à faire de Charlie Hebdo l'un des responsables majeurs de la haine de l'Islam radical pour l'Europe. Aucun d'entre eux n'est plus "Charlie", sur aucune chaîne nationale.

Dans ce fatras de peur, d'inconscience, d'égocentrisme et de course à l'audimat, les très nombreux citoyens et intellectuels qui sont "Charlie" se sont laissés intimider. Ils ne s'expriment plus sur le sujet, certains n'osent même plus accorder un "like" aux pages qui relayent les points de vue des laïcs et de ceux qui expliquent les spécificités de la réalité française et de ces spécificités.

Il n'est resté que le milieu artistique et culturel, fortement imprégné de soif de liberté, d'indépendance de pensée et de sortie rapide du pays d'une religiosité politique hypocrite, puisque dépourvue de croyance, devenue doxa depuis qu'elle a remplacé la propagande du régime communiste. Cette forme hybride et perfide est fortement liée au fait que l'Église Orthodoxe Roumaine, qui n'existe sous sa forme actuelle que depuis 1872, suite à son émancipation du Patriarcat de Constantinople, est une église nationale, qui structure et défend la pureté de la foi de tout Roumain.

Cette gigantesque et richissime organisation – qui peut se vanter de représenter 90% des citoyens roumains, sur le papier du moins – a su générer une majorité populaire qui est loin d'être pratiquante mais qui demeure soumise à ses directives. A l'heure où les églises, surtout urbaines, sont vides, cet exploit a pu être accompli grâce aux politiciens.

C'est ainsi que, depuis vingt ans, toute manifestation publique, étatique, administrative et surtout électorale entraîne la présence tacitement obligatoire d'un haut dignitaire de l'Église entouré d'une cohorte de prêtres. Pour ne donner que l'exemple le plus frappant, on rappellera l'inauguration en 2012 de l'ascenseur de service de l'hôpital public de Iasi. Sous les regards bienveillants du maire de la ville et du président du département, ce ne sont pas moins d'un métropolite et de cinq prêtres qui ont longuement aspergé d'eau bénite la porte coulissante dudit ascenseur. 

Malgré tout, la Roumanie donne des signaux clairs qu'elle ne veut plus de ce qui précède, et que sa société civile sortira plus renforcée que jamais après la tragédie Charlie. Les Roumains, pris individuellement, sont parmi les Européens plus accueillants et les plus tolérants qui soient. N'étant pas confrontés à des problèmes d'immigration massive, beaucoup d'entre ont été séduits par une propagande aussi scandaleuse que néfaste.

Dans ce jeu, les extrémistes et les ecclésiastiques ont jeté toutes leurs forces, ont épuisé une bonne partie de leurs cartouches, tandis les donneurs de leçons et autres hypocrites du paysage public sont sortis sous leur vrai visage, celui de pleutres n'ayant aucune morale ou idée propre. La société civile des grandes villes ne le leur pardonnera pas.

Pas plus qu'elle ne leur pardonnera leur lâcheté dans le renvoi sine die de projets de lois permettant l'instauration d'une société pacifique, impliquant des règles claires sur ce qui peut être dit ou écrit sur les medias électroniques.

Et c'est bien cette société civile, ouverte sur le monde, saturée de corruption, de politicailleries, de faux bigots, qui en novembre dernier a permis l'élection de Klaus Werner Iohannis, ancien professeur aux écoles issu de l'ultra-minorité saxonne (germanophone) et protestante, inconnu dans les réseaux corrompus de la haute politique roumaine et non affilié, jusqu'il y a peu, à aucun parti gouvernemental.

Donné largement perdant après le premier tour, ce dernier est sorti vainqueur du second tour avec plus de 20% d'électeurs en sus par rapport à ceux qui revenaient aux partis qui l'ont soutenu, grâce à une mobilisation sans précédent d'une nouvelle catégorie de citoyens: celle qui, justement, boudait les bureaux de vote depuis bien longtemps.

Klaus Werner Iohannis a été plébiscité pour ce qu'il est, pour ce qu'il a réalisé. Rappelons qu'il a été élu à quatre reprises, avec des scores quasi-soviétiques, maire de Sibiu. Une ville qui est passée, durant les quatorze années de son dicastère, d'une centre urbain moyen (120'000 habitants) à une métropole internationale desservie par trois vols journaliers depuis Munich et exemplaire à tous points de vue: chômage inexistant, investissements étrangers constants, aucune dette, agenda culturel du niveau de celui de la capitale, tourisme massif grâce aux trois étoiles accordées par presque tous les guides touristiques, seule ville roumaine dans la liste des cinquante premières cités d'Europe pour la qualité de vie.

Le Président Iohannis, même si âprement critiqué par les plus pleutres et les plus radicaux des parlementaires, s'est rendu à Paris et a laissé sur son compte Facebook le message où il proclame "Je suis Charlie". Pour ce qu'il incarne, même les pires extrémistes ont joué profil bas et sa cote de popularité, presque Poutinienne, est restée intacte. A bon entendeur…


[1] Daniel Palmieri, La bombe et la plume : la presse et l’opinion publique genevoise face aux attentats anarchistes (1885-1898), Genève, 1990.

 

Christophe Vuilleumier

Christophe Vuilleumier est un historien suisse, actif dans le domaine éditorial, et membre de plusieurs comités de sociétés savantes, notamment de la Société suisse d'histoire. On lui doit plusieurs contributions sur l’histoire helvétique du XVIIème siècle et du XXème siècle, dont certaines sont devenues des références.