Management et neuneuro-sciences

Les neurosciences ont envahi le management. Plus souvent pour le pire que pour le meilleur. C’est le royaume des neuneuro-coachs !

Vous voulez être au courant des dernières nouveautés scientifiques dans un grand nombre de disciplines? Suivez les modes managériales ! Une avancée dans la physique quantique ? Dans les mois qui suivent, apparait le “coaching quantique”. Une découverte en biologie ? Voilà qu’on nous propose les “organisations cellulaires” et le bio-management. Observation d’une nouvelle exoplanète gazeuse proche d’un trou noir ? Voilà qu’on nous annonce la sortie des derniers livres d’Edgar Morin et de Simon Sinek… Il n’y a pas de coïncidences…

En matière de pompage foireux, les neurosciences sont les Uber-victimes des Géo-Trouvetout du management. Disrupteurs en diable, ils créent sous nos yeux le neuneuro-management, cet eldorado pour coachs désoeuvrés et gogos en quête de sens.

Le plastique, c’est fantastique

Nos neuneuro-coachs ont découvert que le cerveau était plastique (d’abord ils ont cru “en plastique”…), soit qu’il était capable de se “remodeler”, bref qu’il fait preuve de neuroplasticité. Ils ont déduit de cette faculté, filant l’analogie matière-pensée propre au jediisme, que l’on pouvait ainsi modifier volontairement nos pensées et “reprogrammer” ou “reconfigurer” notre cerveau à volonté; à l’aide d’un coach, il va sans dire.

Cela n’est sans doute pas complètement faux, mais un peu simpliste quand même. Ce n’est pas parce que le cerveau est physiquement capable de recomposer des réseaux neuronaux, que la pensée en nécessairement est bouleversée. La cognition est plus que la circulation d’influx électriques et d’échanges chimiques dans une masse gélatineuse d’un 1.5 kilos. Ce qui est par contre assuré, c’est que les neuneuro-coachs, dont la plasticité neuronale est gélifiée, sont capables d’affirmer ce genre de chose :

“Le cerveau ne fait pas de différence entre une situation réelle et imaginaire. Cela veut dire qu’il est possible de visualiser certaines situation et de s’y projeter positivement (HR Today 2022 : 22).”

Qu’a voulu nous dire notre neuneuro-coach ? Il a peut-être cherché à nous faire comprendre que matériellement dans les deux cas, sur le plan physiologique, les mêmes phénomènes et mécanismes sont observables dans le cerveau, que le détenteur du blob cérébral en question soit confronté à une situation réelle ou fictive. C’est possible, mais que doit-on en tirer ?  En fait, il est bien possible que les termes de l’affirmation (non différentiation et visualisation positive) soient corrects chacun en eux-mêmes, mais rien ne prouve qu’ils le soient ensemble causalement. Notre neuneuro-coach ne démontre rien. Il assène.

C’est là toute l’astuce à laquelle recourent les neuneuro-coachs en tous genre : ils créént une équation fictive en joignant deux termes indépendants l’un de l’autre, ce qui donne à l’affirmation l’aspect de l’évidence ou de la scientificité. Aucun développement, aucune démonstration, une simple affirmation. Un décret.

Neuneuriser pour mieux relationner

Mais au fait, ça sert à quoi les neurosciences dans le management ? Cela sert à “relationner” et manager plus efficacement (Sautivet 2020: 15). Comment ? Comme cela :

“Les découvertes scientifiques de ces dernières années permettent de comprendre les zones du cerveau à l’oeuvre dans toutes les situations (émotions, apprentissage). Savoir quelles zones sont activées permet de comprendre ce qui se passe dans le cerveau et décrypter ces mécanismes permet d’appréhender les comportements pour ce qu’ils sont : des réactions réflexes, non maîtrisées et issues de nos habitudes” (Sautivet 2020 : 20).

Passons sur la technique de la juxtaposition (zones du cerveau => mécanisme d’appréhension des comportements) désormais bien connue. En quoi, connaître la zone du cerveau nous donnerait-il une explication sur le comportement analysé ? – Eh ben pasque si on constate que votre système limbique est activé lorsque vous êtes en colère, c’est que vous êtes sous le coup d’une émotion ! – Super ! Et alors ? – Ben alors, c’est pas bien. – Et pourquoi ? – Pasque ! En fait, la référence à la localisation de la zone du cerveau ne sert à rien. Localiser la boite de vitesse dans une voiture ne sert pas à grande chose en soi. Cela ne nous dit pas grand chose de son rôle et de son fonctionnement.

La référence aux neurosciences ne sert en réalité qu’à asseoir le discours lénifiant et ordinaire du développement personnel :

“Il nous faut prendre de la distance par rapport à notre vision de la réalité, par rapport à nos croyances et à nos pensées encadrées ou limitantes. Sans ce renoncement à nos certitudes, il ne peut y avoir d’évolution réelle de notre pensée, de nos émotions et de nos actes” (Sautivet 2020 : 94)

Une fois balancée la référence aux neurosciences en préambule, on peut bullshiter à donf; il n’y a plus de limites.

Diafoirus du blob

La neuneuro-science pratiquée par nos Diafoirus du blob consiste en un recours foireux aux neurosciences (la plupart du temps mal digérées) pour assaisonner le traditionnel brouet indigeste du développement personnel et de la psychologie positive. Les neuneuro-coachs sont des pratiquants de l’amalgame, de l’ellipse, du raccourci et de la simplification. Ils produisent du bullshit managérial en infusion, en suppositoire et en aérosol.

Ce faisant, ils donnent une image déformée des neurosciences. Et nous prennent pour des c….

Tiens ! Au fait, on la localise où la connerie ?

Références :

HR Today (2022). “Les neurosciences ont légitimé les liens entre émotions et rationalités”, in HR Today, N°6/2022. pp. 21-24

Sautivet, L. (2020). Le neuro-manager. Managez et décidez avec les neurosciences. Paris : Vuibert.

Sur les abus en matière de neurosciences dans le management, on ne saurait trop conseiller le podcast Meta de Choc et notamment cet épisode :

Christophe Genoud

Après avoir été chercheur, Christophe Genoud est aujourd’hui, manager public, administrateur, consultant en management et organisation et formateur. Avec ce blog, il propose de mener une réflexion sur l’art de conduire des équipes, de décider et d’innover.

8 réponses à “Management et neuneuro-sciences

  1. Génial. Je ne peux que célébrer le contenu de cet article et la manière dont il est écrit. Je m’y retrouve et j’ajouterais que vos coups de gueule littéraires ressemblent aux miens, mais, en toute humilité, avec plus d’élégance et plus de qualité que les miens. Merci pour ces articles indispensables dans ce monde “management” qui est devenu un genre de fourre-tout où il faut avoir plus qu’une google map sous le coude pour mener une destinée rationnelle hors des concepts à gogo qui pavent déjà bien les esprits de ces coachs qui s’inventent et s’invitent en détrônant l’effort, jusqu’à l’idée de le rendre ringard et d’institutionnaliser la culpabilité de réfléchir. Pourtant, il n’y a pas de détour, l’effort exige de cultiver un état d’esprit qui inclut l’acceptation de se voir tels que nous sommes et par conséquent de travailler avec la réalité telle qu’elle est. Mais je ne vous apprend rien et je n’aurais certainement pas cette prétention. Mais, il me fait vraiment du bien de savoir qu’il y a de ces gens comme vous, qui marchent debout, avec une voie/voix qui porte, hors des sentiers battus, même à contre-courant.
    Nous nous connaissons pas M. Genoud, quoi que j’ai vu passer de vos articles précédemment sur LinkedIn.
    Serait-ce imaginable que vous acceptiez de lire mon document “la santé organisationnelle, fondation d’une culture qui se cultive”… Je travaille actuellement à rassembler un collectif de chercheurs, de penseurs, d’acteurs qui ont cette conscience parce que je trouve que les courants d’idées et d’arguments que vous défendez, qu’Ibrahima Fall défend ou Valérie Miege, sont des voix trop isolées et n’ont pas suffisamment d’attention auprès des publics cibles. La santé des organisations est actuellement sous les lumières d’un tournage qui devrait aboutir en un film d’ici l’été prochain. Plusieurs personnes associées au collectif de près ou de plus loin, interviendront dans le cadre de ce tournage, l’idée étant de sortir des effets de mode et apporter une vision plus réaliste du travail de management et de dirigeant avec des outils qui facilitent cette prise en charge de la réalité qui fait surtout l’objet d’évitement. Ouff.. j’ai écrit longuement, pardonnez-moi, pour une première fois, cela fait plutôt intrusif, mais votre article m’a inspiré à le faire ! Merci, même si vous dites “non” à ma proposition de lecture, je comprendrai tout à fait, ce qui ne m’empêchera pas d’apprécier vos contributions.
    A une prochaine, peut-être, mais quoi qu’il en soit, encore merci pour ce que vous faites.
    Prisca Lépine

  2. Quand je vois personnellement en Asie (ASEAN) comme les relations de travail sont très différentes, les pratiques managériales le sont-elles itou?
    Dis autrement, vos livres ou ceux que vous conseillez s’appliquent-ils au monde occidental et d’autres études existent pour l’Asie (par région car différentes)?
    Merci
    Belle année 2023

    1. Excellente question !
      Je n’ai pas de réponse très assurée à celle-ci. Plutôt une hypothèse.
      La littérature managériale est largement globalisée (américanisée en réalité) de sorte que par exemple les formation (MBA, EMBA etc.) se ressemblent tous. De sorte que l’on pourrait penser que les pratiques sont identiques partout. Or, cela n’est pas certain. Il y a certainement un champ d’étude à creuser pour voir si les pratiques diffèrent d’un pays ou d’une région à l’autre. Je crois ne pas trop m’avancer en disant que l’on ne manage pas de la même manière en Chine et en Occident.

    2. Bonjour
      En tant que coach professionnel ( et pas de vie ou new age ou autre) je vous remercie du fond du coeur pour ce coup de g… cela aurait pu être le mien . Je suis d’accord avec tout.
      Pour celles et ceux que ça interesse, c’est la raison pour laquelle Bateson a quitté Palo Alto ( c’est assez peu raconté) …

  3. Mon expérience des relations humaines en général avec des employés de mes relations en ASEAN (pas comme manager), montre que les relations dans les PME sont très complexes et nombreux sont ceux qui profitent de leurs position de travail (double emploi, absentéisme record, etc), mais aussi bien sûr d’employeurs peu scrupuleux qui abusent d’eux.
    Sauf dans des grands groupes, souvent étrangers, où justement les relations sont “américanisées”.
    D’une manière générale, les managers sont sous une pression maximale (24/7), qui se reporte sur les structures subalternes.
    Toutefois, il semblerait qu’on trouve des “patrons” au-dessus du lot en terme de compétences humaines.
    Il y a aussi beaucoup de Bullshit avec des sorties d’entreprises (sport, jeux, éducation, brainstorming), toujours obligatoires, et qui durent tout le WE!
    Il serait intéressant de faire des analyses comparatives, mais par pays.
    Grandes différences entre Singapour, Malaisie, Corée du Sud, Japon, Thailand, etc.

    PS:
    Just came across this recommendation for a great book (have you heard about it):
    « Managers Not MBAs » from Henry Mintzberg

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