Chroniques managériales

Le management (rendu) incapable

Le paradoxe est saisissant : alors que les méthodes innovantes de management pullulent, les organisations ont toujours autant de peine à se transformer, l’inertie apparaissant toujours au final gagner sur la fièvre transformatrice. Et si les modes managériales n’étaient au fond que la dernière confirmation que l’art de la conduite a été rendu incapable et inopérant ? Avançons quelques hypothèses pour expliquer ce phénomène.

Que le management soit l’objet de modes n’a rien de remarquable. Sauf que si l’on examine de plus près les dernières en date, on ne peut être que frappé par l’accent (pour ne pas dire la pression) qu’elles mettent sur l’individu, comme si lui seul était désormais en mesure de transformer les organisations. “Leadership transformationnel, authentique etc.”, “développement personnel“, “bonheur au travail” sont autant de recettes qui placent l’individu au centre, qu’il soit celui qui va guider l’organisation vers de nouveau cieux et disrupter sa conduite, ou qu’il soit celui qui va transformer l’entreprise en se transformant lui-même ou en s’épanouissant dans son entreprise. Comment ce glissement des méthodes de management qui sont passées d’un accent placé sur l’organisation à des approches centrées sur l’individu s’est-il opéré ? Nous soumettons trois hypothèses à la discussion.

We are overled and undermanaged.” (Mintzberg 2011 : 9)

 

Les organisations demeurent tayloristes et fonctionnalistes

N’en déplaise aux thuriféraires de l’agilité et de l’entreprise libérée, nos organisations modernes sont des bureaucraties qui nous font croire qu’elles sont des start-ups. Placées sous l’égide des process, des processus, des indicateurs, de la gouvernance par les nombres (Supiot 2015), soumises au contrôle interne, au contrôle de gestion, à la gestion de projet, aux comités d’audit, nos organisations sont des monstres de bureaucratie. Si nous avons l’impression que celles-ci sont toutefois plus agiles qu’avant, c’est en partie grâce à la technologie qui modifie l’interface entre le client ou l’usager et l’organisation, sans pour autant transformer en profondeur cette dernière.

Nos organisations n’ont en réalité pas tant évolué que cela en un siècle. Elle demeurent profondément tayloristes et bureaucratiques en ce qu’elles reposent sur une rationalité instrumentale qui n’a pas bougé d’un pouce et sur la croyance en l’existence d’une “one best way” atteignable à coup de process et de rationalité. Elles sont de surcroît indécrotablement fonctionnalistes : à une fonction au sein de l’organisation correspond une unité, un département. Il faut assurer la fonction de gestion des RH ? créons un département RH et un post de GRH ! Il faut éduquer les gens au bonheur ? Créons un poste de Chief Happiness Officer !

Bref, la plupart, pour ne pas dire la totalité des “nouvelles” approches du management reconduisent le même regard sur ce qui constitue une organisation. Agilité, lean management etc ? : taylorisme et fonctionnalisme à tous les étages.

Les organisations modernes sont devenues incompréhensibles, illisibles
La complexification de nos organisations modernes en monstres bureaucratiques et fonctionnalistes a eu deux conséquences majeures : 1° une inertie organisationnelle propre à rendre quasiment impossible leur transformation, 2° la spécialisation du management en une discipline technique et technicienne au détriment d’une approche globale anthropologique et sociologique des organisations.
Ces deux conséquences ont à leur tour pour effet de rendre de plus en plus incompréhensible et illisible la vie ordinaire de nos organisations. Combien de managers ou de dirigeants ne déclarent-ils pas une forme de découragement ou d’étonnement lorsque la Xième réforme ou invention managériale ne produit aucun effet ? Empêtrés dans des organisations bureaucratiques et dépossédés d’outils de compréhension des phénomènes de pouvoir et de changement, dirigeants, consultants et académiques se sont tournés vers les individus derniers potentiels sauveurs.
Il ne reste dès lors plus que l’individu pour sauver l’organisation
Qu’il s’agisse de la figure du Leader, du follower ou du simple employé à qui l’on demande de changer son “mindset” ou de s’investir dans une quête de son authenticité ou de son bien-être, le salut des organisations passe désormais par l’individu. Puisqu’il n’est pas envisageable de remettre en question les process et les contrôles, c’est à l’individu de se transformer pour transformer l’organisation selon le discours ambiant. Non seulement c’est un poids énorme que l’on fait peser sur les individus avec des conséquences en terme de santé et de santé mentale importantes, mais c’est surtout un gros mensonge: il ne s’agit pas tant de changer l’organisation que de formater le dernier bastion de résistance à la transformation : l’individu avec le secret espoir que l’organisation changera, ce qui parait assez peu probable. Il ne s’agit pas moins que de “reprogrammer l’être en soi” (Le Garrec 2021 et al : 8) et établir une “gouvernance du soi“. Ce reconditionnement passe notamment par les approches de développement personnel et par l’instauration d’une “novlangue managériale” (Vandevelde – Rougale 2017) productrice de part en part de bullshit managérial.
Un management appauvri et incapable
Dans ce contexte, le management se transforme en une technique au service d’une organisation bureaucratique et tayloriste doté de nouveaux jouets centrés sur la transformation des individus à tous les niveaux, de la création de la figure du Leader en passant par le manager bienveillant pour aboutir à l’employé heureux. Le tout sous un vernis discursif positif, transformateur et émancipateur. Le manager est dès lors un animateur de séminaire et d’ateliers, un G.O. utilisant les nouvelles inventions managériales qu’on attend qu’il mette en oeuvre pour ses équipes et en premier pour lui-même. Ce faisant, le manager a perdu les clés de lecture et de compréhension de son organisation. Il est de moins en moins capable d’exercer un art de conduite des équipes fondé sur une connaissance de son organisation, de ses contradictions, de ses rapports de forces et de ses ambiguïtés. Au moment, ou chaque employé doit apprendre à être son propre manager, ou qu’il ne s’agit plus que de faire rugir le Leader qui est en nous, pourquoi encore imaginer que la figure du manager, ce misérable pantin embourbé dans les marécages du quotidien puisse encore avoir un rôle à jouer ?
Références : 
Le Garrec, S. (dir.) (2021). Les servitudes du bien-être au travail. Toulouse : Eres Editions
Linhart, D. (2019). La comédie inhumaine de travail. De la déshumanisation taylorienne à la sur-humanisation managériale. Toulouse : Eres Editions
Mintzberg, H. (2011). Managing. Oakland : Berrett- Koehler Publishers
Perragin, S. (2019). Le salaire de la peine. Le business de la souffrance au travail. Paris : Seuil
Supiot, A. (2015). La gouvernance par les nombres. Paris : Fayard
Vandevelde-Rougale, A. (2017). La novlangue managériale. Emprise et résistance. Toulouse : Eres Editions
Quitter la version mobile