Daniel Cacouault

Alice ou la quête d’identité inappétissante

Alice au Pays des Merveilles est souvent lu comme le récit initiatique d’une enfant passant à l’âge adulte, ou du moins à celui de l’adolescence. Nombreuses sont également les lectures qui font d’Alice une quête d’identité.

Il est vrai qu’Alice ne cesse d’être interrogée par les créatures qu’elle rencontre : « Qui es-tu, toi ? » lui demande par exemple le Ver à Soie, ce à quoi, Alice est bien en peine de répondre. Alice s’interroge également elle-même : serait-elle Ada ? Non, car sinon elle serait très bête! Sans compter qu’elle ne cesse de se transformer : rapetissant avant de grandir, cherchant inlassablement la bonne taille pour franchir les portes ou s’échapper d’une maison dont elle est devenue prisonnière. Et voilà, qu’en fin de récit, au moment du procès auquel elle assiste, elle grandit et grandit jusqu’à sortir du rêve dans lequel elle était plongée.

La thématique de l’identité traverse tout le texte de Lewis Carroll (un pseudonyme, faut-il le rappeler…). Et lorsque la question ne se pose pas pour Alice, elle s’impose à ses interlocuteurs ou au contexte. Ainsi, les roses blanches plantées par erreur par les jardiniers doivent être repeintes en rouge sur ordre de la Reine qui décide de la couleur des choses dans son royaume! Rien au Pays des merveilles n’est ce qu’il semble être ou devrait être. On en joue, on en rit. 

Je sais qui j’étais en me levant ce matin, mais je crois que j’ai changé plusieurs fois depuis.” Alice

Bien sûr, Alice au Pays des Merveilles ne se limite nullement à une métaphore sur l’identité, sa fiction ou sa réalité. Elle offre au lecteur une source inépuisable de réflexions et d’interprétations, ce qui en fait un grand texte. Ce qui fait aussi la force de cette oeuvre, c’est qu’alors que l’on ne jure aujourd’hui plus que par la quête, la défense et l’affirmation de son identité supposée fixe et stable, Alice nous invite à penser la futilité et l’absurdité de cette recherche. Alice ne se définit pas elle-même, on la contraint à se définir; assignation dont elle parvient à se défiler à chaque fois. Elle s’interroge sur son identité bien sûr, mais elle ne lui donne ni contenu fixe, ni substance claire. Elle est tout au plus une petite fille que l’on force à se définir, alors qu’elle se transforme à chaque nouvel épisode de ses aventures. Seuls ses interlocuteurs semblent n’exister que par leur forme ou leur nature. Elle, elle n’est qu’une petite fille qui deviendra un jour une adulte « qui viendrait s’installer au milieu d’autres petites têtes blondes aux yeux espiègles, pour leur conter maintes et maintes histoires extraordinaires, peut-être même ce Pays des Merveilles dont elle avait rêvé autrefois; une adulte capable de plaindre leurs petits chagrins, de se réjouir de leurs joies simples, et de se rappeler sa propre enfance et le bonheur des jours d’été ».

En un sens, Alice nous invite à nous maintenir à distance de cette aspiration à une « authenticité personnelle » qui définit largement notre époque. Alice ne se définit que comme une petite fille qui s’indigne et s’amuse des échanges avec les créatures qu’elle rencontre engoncées et figées dans leur nature. Lorsqu’elle s’interroge sur qui elle est, elle ne fait qu’émettre tout au plus des hypothèses. Au fond, elle n’aspire qu’à rejoindre Dinah sa chatte et sa soeur pour goûter, le reste étant bien futile.

“Bah, songea la malheureuse, me dédoubler ne m’avancera à rien pour l’instant. De toute façon, j’ai tellement rapetissé qu’il me reste à peine de quoi faire une Alice.” Alice

Le rêve d’Alice a trouvé un écho inattendu et incertain chez le philosophe Clément Rosset qui rapporte dans « Loin de moi. Etude sur l’identité » le rêve qui lui a inspiré son texte : « J’explique à un cercle de connaissances (…) que mon identité officielle est entièrement controuvée, étant le résultat d’une suite bizarre de coïncidences, de méprises, de malentendus et d’erreurs, – un peu comme certains enchaînements de gags chez Feydeau, Buster Keaton ou Jacques Tati : un écart (au normal) en entraîne un deuxième puis un troisième, etc. l’ensemble aboutissant à une situation absurde, totalement incroyable et éloignée de toute réalité vraisemblable. C’est ainsi que mon nom n’est pas mon vrai nom, mon âge pas mon vrai âge, et ainsi de suite. Je fais remarquer à mon auditoire cette césure curieuse qui fait de nous deux êtres : celui, officiel, des papiers, et celui, réel et mystérieux, dont aucun document ni d’ailleurs rien d’apparent ne témoigne ». Il en concluait que la quête d’identité était une activité inutile et inappetissante.

L’identité d’Alice est aussi fuyante que le Chat du Cheshire. Et c’est très bien ainsi.

P.S. Je vous invite à considérer comme cadeau de Noel, la magnifique version illustrée d’Alice au pays des merveilles, publiée en 2019 aux éditions Bragelonne. Les planches de Daniel Cacouault sont sublimes (voir illustration en Haut de page)

Références :

Lewis Carroll (2019 (1865)). Alice au pays des merveilles. Paris : Editions Bragelonne

Clément Rosset (1999). Loin de moi. Etude sur l’identité. Paris : Les éditions de minuit.

 

Christophe Genoud

Après avoir été chercheur, Christophe Genoud est aujourd’hui, manager public, administrateur, consultant en management et organisation et formateur. Avec ce blog, il propose de mener une réflexion sur l’art de conduire des équipes, de décider et d’innover.