La politique migratoire à deux vitesses n’est pas tolérable!

Le déclenchement de l’invasion russe en Ukraine a contraint de nombreuses personnes à quitter leur pays, mettant sous pression les systèmes d’asile suisse et européen. Selon les statistiques du Secrétariat d’État aux migrations (SEM), à la fin du mois d’octobre, près de la moitié des personnes se trouvant dans le processus d’asile en Suisse étaient des ressortissant·e·s ukrainien·ne·s, soit environ 60’000 personnes[1].

Alors qu’un statut de protection particulier a été activé pour la première fois pour les personnes fuyant l’Ukraine – le statut de protection S – et que de nombreuses mesures ont été mises en place pour s’adapter à l’urgence de la situation, il semble intéressant de questionner certains faits illustrant une politique d’asile à deux vitesses.

 

Inégalité de traitement

Le 9 novembre, le Conseil fédéral décidait de prolonger le statut de protection S dont bénéficient les personnes en provenance d’Ukraine jusqu’au 4 mars 2024 – sauf changement radical de la situation en Ukraine. Le Conseil fédéral demandait aussi aux cantons de prolonger d’un an la validité des permis S arrivant à expiration, ces derniers étant renouvelables d’année en année.

Les mesures de soutien de la Confédération en faveur des bénéficiaires d’un permis S seraient également prolongées. De telles mesures ont notamment pour objectif d’encourager l’apprentissage de la langue et ainsi de faciliter l’accès à l’emploi et à la vie sociale.

Deux jours plus tard un peu plus au sud, le 11 novembre, les 230 personnes secourues en mer du 22 au 26 octobre par l’ONG SOS Méditerranée ont enfin pu débarquer dans le port de Toulon. Près de trois semaines d’attente pour ces migrants qui ont mis leur vie en péril. 4 d’entre eux avaient besoin de soins médicaux d’urgence. On les a évacué par hélicoptère seulement le 10 novembre.

L’Ocean Viking, navire de sauvetage en mer affrété par SOS Méditerranée, a ainsi subi le plus long blocage de l’histoire de l’ONG. Comme l’exprimait Caroline Abu Sa’Da, Directrice Générale de SOS Méditerranée Suisse dans un communiqué : « Débarquer près de 3 semaines après les sauvetages, si loin de la zone d’opération en Méditerranée centrale est le résultat d’un échec dramatique de la part de l’ensemble des États européens, qui ont bafoué le droit maritime d’une manière inédite »[2].

 

Les inégalités de traitement entre les requérant·e·s d’asile en provenance d’Ukraine et celles et ceux qui ont fui d’autres pays sont intolérables d’un point de vue éthique.

 

Mises en parallèle, ces deux informations posent des questions éthiques relatives à la politique migratoire suisse et européenne.

 

Solidarité à saluer

D’une part, la solidarité exprimée à l’égard des réfugié·e·s ukrainien·ne·s est à saluer. La Suisse, à l’instar de l’UE, a mené une importante politique d’accueil et d’intégration pour les personnes fuyant l’Ukraine. L’ouverture de lieux d’hébergements supplémentaires, des cours de langues spécifiquement dédiés aux personnes ukrainiennes, l’activation d’un permis de séjour particulier – permettant notamment de contourner les procédures d’asile classiques et d’intégrer plus rapidement le marché du travail – sont autant d’exemples des mesures prises rapidement par les autorités politiques de notre pays pour venir en aide aux réfugié·e·s ukrainien·ne·s. À ces mesures s’ajoute un véritable élan de solidarité témoigné par de nombreuses personnes privées, en particulier un nombre important de familles d’accueil.

 

S’il est difficile de trouver des terrains d’entente entre les différents États, il demeure indispensable de ne pas occulter la réalité brutale que vivent certain·e·s migrant·e·s.

 

D’autre part, on peut constater la difficulté des pays européens et de la Suisse à trouver des solutions humainement acceptables quand il s’agit de la migration issue du Moyen-Orient ou d’Afrique,  Le règlement Dublin crée des tensions entre les pays: les États situés aux frontières de l’UE et dans lesquels les migrant·e·s sont contraint·e·s de déposer leur demande d’asile s’estimant notamment lésés par la répartition des requérant·e·s au sein de l’UE.

 

25’000 morts en Méditerranée

L’apogée de cet échec politique a été atteint cet automne, lorsque différents États ont refusé à l’Ocean Viking l’accès à un port sûr, contraignant les personnes rescapées à rester à bord du navire durant des semaines, et ce dans une totale incertitude quant à un possible débarquement. Si les processus politiques conduisant à une révision du règlement Dublin sont longs et s’il est difficile de trouver des terrains d’entente entre les différents États, il demeure indispensable de ne pas occulter la réalité brutale que vivent certain·e·s migrant·e·s. L’absence de consensus politique relative au règlement Dublin ne justifie nullement la mort de plus de 25’000 personnes en Méditerranée depuis 2014[3].

L’indifférence à l’égard des migrant·e·s risquant une traversée de la Méditerranée au péril de leur vie, de même que les inégalités de traitement entre les requérant·e·s d’asile en provenance d’Ukraine et celles et ceux qui ont fui d’autres pays sont intolérables d’un point de vue éthique. Toute personne requérante d’asile a droit au respect de sa dignité et il serait souhaitable que les politiques d’asile européenne et suisse garantissent un traitement équitable à tout·e requérant·e d’asile. La gestion des réfugié·e·s ukrainien·ne·s est certes complexe, mais elle a le mérite de démontrer qu’une volonté politique associée à un soutien populaire peut conduire à une gestion humaine des personnes issues de la migration.

 

Les réfugiés d’aujourd’hui seront les travailleurs de demain

À l’avenir, la Suisse et l’Union européenne seront sans doute appelées à relever d’autres défis migratoires, tels que ceux induits par les personnes quittant leur pays pour des raisons climatiques. Gardons à l’esprit qu’il est possible d’agir de façon solidaire et qu’il est essentiel de s’engager sur le plan politique pour une meilleure coopération interétatique afin d’éviter que d’autres drames ne transforment la Méditerranée en cimetière de migrant·e·s. Et que les personnes qui se réfugient aujourd’hui en Suisse pourraient bien être celles qui demain s’occuperont de nous dans les EMS et les hôpitaux ou seront en cuisine et au service dans nos restaurants. A condition de leur laisser la possibilité de se former et de travailler…

 

 

[1]    Total des personnes dans le processus d’asile en Suisse au 31.10.22 : 119’192, dont 59’835 Ukrainien·ne·s. (source : Statistiques SEM, «https://www.sem.admin.ch/sem/fr/home/publiservice/statistik/asylstatistik/archiv/2022/10.html»).

[2]    Cf. Communiqué du 10.11.22 : «230 rescapés à bord de l’Ocean Viking débarqueront finalement à Toulon: un amer soulagement», «https://sosmediterranee.ch/press/un-amer-soulagement/».

[3]    Source : Projet Migrants Disparus de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), «https://missingmigrants.iom.int/fr/region/mediterranee».

Frontex: les dérives de la politique migratoire européenne

Dans son édition du 26 avril, Le Temps nous apprend qu’un article lié à Frontex est censuré par l’Office fédéral des douanes (OFDF). Le journaliste du Temps cherchait à répondre à la question fondamentale de cette votation : « En participant à Frontex, la Suisse renforce-t-elle la protection des droits fondamentaux des migrants ou ne se fait-elle pas la complice des corps nationaux de garde-frontières – notamment celui des Grecs – qui n’hésitent pas à les refouler sans scrupules ? »

 

Censure

L’OFDF n’a pas autorisé la parution de l’article qui contenait le portrait déjà réalisé d’un garde-frontière genevois et a refusé toute demande d’interview de son vice-directeur, membre du conseil d’administration de Frontex. On ne peut que regretter cette attitude, qui met forcément la puce à l’oreille.

La question du journaliste était pourtant dans le mille. En moins d’une décennie, des dizaines de milliers de personnes ont péri en Méditerranée. Aux portes de l’Europe, de ses ports, de ses plages, de ses stations balnéaires. Chaque année, ce drame humain se reproduit, et de nouveaux corps agrandissent le grand cimetière bleu, sous les yeux indifférents des dirigeant·e·s et des populations européennes. Ce tragique constat, il convient de le garder à l’esprit lorsque l’on parle de politique migratoire européenne et lorsque se pose la question de l’augmentation du budget de l’Agence Frontex.

 

Bafouement du droit international

Frontex, c’est l’Agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes. Cette agence fait l’objet de nombreuses critiques, en raison notamment de son manque de transparence et des violations des droits humains qu’elle ne dénonce pas ou dont elle se rend coupable. Des enquêtes journalistiques et des rapports d’organisations d’aide aux réfugié·e·s font état de renvois collectifs et de refoulements bafouant le droit international. Des violences à l’encontre des personnes migrantes sont relatées aux frontières de l’Europe, sans que les pays membres de l’UE n’interviennent. Du fait des agissements de Frontex, les droits des réfugié·e·s ne sont pas respectés. L’agence est notamment accusée d’avoir participé à des opérations consistant à repousser des embarcations de migrant·e·s au large des côtes (opérations dites «push-back»). Le 27 avril, une enquête publiée par le quotidien Le Monde et Lighthouse Reports a démontré qu’entre mars 2020 et septembre 2021, Frontex a répertorié des renvois illégaux de migrants, parvenus dans les eaux grecques, comme de simples “opérations de prévention au départ, menées dans les eaux turques”.

Image: pixabay.com

En couvrant – voire en prenant part à – ce genre de pratiques au lieu de les dénoncer, Frontex empêche les personnes migrantes de faire valoir leurs droits et de déposer une demande d’asile, étape initiale et indispensable de toute procédure d’asile.

 

L’augmentation massive du budget de Frontex de la part de la Suisse et des autres États membres des accords Schengen contribuera à renforcer davantage la militarisation de l’Agence, alors même qu’elle souffre de graves dysfonctionnements.

 

La contribution de la Suisse à Frontex s’élevait à 24 millions de francs en 2021. L’extension prévoit une contribution de 61 millions en 2027. L’augmentation massive du budget de Frontex de la part de la Suisse et des autres États membres des accords Schengen contribuera à renforcer davantage la militarisation de l’Agence, alors même qu’elle souffre de graves dysfonctionnements, ayant entre autres conduit à la récente démission de son directeur le 28 avril dernier. L’objectif principal de cette augmentation de budget n’est pas de garantir un meilleur respect des droits humains des personnes migrantes, mais de continuer à fortifier les frontières européennes et à mener une politique de repli incompatible avec les traités internationaux relatifs aux droits des réfugié·e·s.

 

Plus simple de fermer les yeux?

Contrairement à ce que l’on peut parfois entendre et lire autour de Frontex, la votation ne porte pas sur le retrait ou non de la Suisse de l’espace Schengen, avec ses conséquences en matière de sécurité ou de voyages touristiques. Les Vert·e·s soutiennent d’ailleurs les accords Schengen et la collaboration interétatique qu’ils prévoient. L’objet de la votation du 15 mai prochain, c’est l’arrêté fédéral ayant trait à l’extension de Frontex. En cas de non, la Suisse ne serait pas automatiquement exclue des accords Schengen mais des négociations avec les États membres de l’UE et la Commission européenne auraient lieu.

En effet, il serait plus simple de continuer à fermer les yeux sur ce qui se passe aux frontières de l’Europe. Mais au prix de rendre la Suisse coresponsable de violations des droits humains en soutenant une telle politique migratoire?

 

En s’opposant à l’extension de Frontex, le peuple suisse a la possibilité d’envoyer un signal fort non seulement au Parlement et au Conseil fédéral, en les exhortant de retravailler un projet davantage orienté sur le respect des droits humains.

 

Pourquoi ce référendum?

Durant les débats parlementaires concernant la reprise du règlement européen relatif à Frontex, des propositions visant un engagement plus important de la Suisse en matière de droits humains avaient été émises par les partis de gauche. Mais elles ont été refusées par le Parlement!

 

Image: flickr.com

En s’opposant à l’extension de Frontex, le peuple suisse a la possibilité d’envoyer un signal fort non seulement au Parlement et au Conseil fédéral, en les exhortant de retravailler un projet davantage orienté sur le respect des droits humains, mais aussi à l’agence Frontex elle-même, en montrant que ses actions et sa politique ne sont pas acceptables. De ce fait, la Suisse rejoindrait les critiques proférées par le Parlement européen ainsi que de nombreux médias et associations d’aide aux personnes migrantes à l’encontre de Frontex. Dans le but de conduire à une réforme plus large de la politique européenne, aujourd’hui dans l’incapacité de répondre aux défis migratoires avec humanité et respect de la dignité des personnes en exil. Les migrants ne sont pas des délinquants mais des personnes qui sont en situations de détresse !