#RF20 – Un extra-terrestre rempli d’humanité

Federer a conquis aujourd’hui son 20e sacre du Grand Chelem, ajoutant ainsi une ligne à sa légende, et ne laissant plus tellement de doute quant à son statut de GOAT (greatest of all time) du tennis.

N’étant toutefois pas un spécialiste du tennis, je ne vais pas me hasarder à l’analyse des multiples raisons techniques de ses succès répétés, et préfère prendre un point de vue qui me sied mieux: celui du médecin et scientifique du sport. Loin des superlatifs usuels, je me pencherai dans les quelques lignes suivantes sur l’humanité et l’intelligence du Maître des courts.

VIELLISSEMENT ET LONGÉVITE

L’ère de tennis actuelle est marquée par la domination du Big 4 (Federer, Nadal, Djokovic, Murray). Wawrinka vient compléter le quatuor éventuellement. La moyenne d’âge de ces 5 joueurs est de 32 ans. Historiquement, le pic de performance chez les joueurs de tennis masculin se situe vers 24 ans, puis le déclin commence, mesuré par la chute inexorable du pourcentage de match gagnés (étude analysant les résultats de joueurs du top 10)1. Mais quand les statistiques se limitent à l’analyse de joueurs individuels d’exception (p.ex. Nadal et Federer), on constate le pic vers 24 ans pour Federer, tandis que Nadal l’atteint vers 19 ans. Les deux ont ensuite cette capacité (inégalée) à maintenir ce niveau  exceptionnel jusqu’à plus de 30 ans. La donne semble donc avoir changé ces dernières années.

Sur le plan physiologique, les caractéristiques physiques nécessaires pour une performance théorique maximale (force, vitesse, endurance, agilité, puissance) peuvent être développées entre 18 et 25 ans environ. Certaines (l’endurance notamment) peuvent encore progresser isolément après, sans être primordiales en tennis. C’est ici qu’intervient l’art et la science de l’entrainement et la compréhension que le développement athlétique se construit sur la durée, pour trouver l’équilibre optimal dans un sport complexe comme le tennis. A cela viendra bien entendu s’ajouter ce maître-mot du sport: l’expérience. C’est en accumulant les heures de jeu et d’entrainement que le tennisman arrive à maîtriser le jeu dans les limites de ses capacités physiques, tout en essayant de repousser les limites du développement des éléments qui le freinent dans cette progression.

LA FRAGILITÉ ASSUMÉE

Partant du constat ci-dessus, il apparaît clair que les années rendent la tâche plus complexe aux joueurs et à leur staff d’entrainement. En repoussant constamment les limites en préparation, et en se pliant aux exigences toujours plus importantes du circuit (notamment avec la course aux points ATP qui demande une présence importante sur les tournois), les corps subissent les contraintes et les blessures attendent au tournant. Ces dernières années ont vu pléthore de blessés lors des grands tournois, et le dernier Australian Open n’y a pas échappé: Murray absent (opéré de la hanche), Wawrinka en mode reprise de compétition (opération du genou), Nadal abandonne (cuisse) et Djokovic sorti sèchement (blessure au coude depuis plus de 6 mois). L’âge des joueurs n’y est pas étranger, et les charges importantes et mêmes croissantes imposées à chaque saison sont passées par là.

Et Federer, alors? On sait qu’il est peu blessé. Mais ce qu’il convient de dire avant tout, c’est que la très grande majorité des blessures limitant la capacité de performance des joueurs de tennis sont des blessures de surcharge. Contrairement aux skieurs, qui se déchirent des ligaments du genou. La surcharge implique une répétition de contraintes, auxquelles le corps s’adapte pour devenir plus résilient, plus fort et plus performant. C’est le principe fondamental de l’entrainement. La gestion des charges est au centre de la problématique. Un joueur (et son staff) qui comprend bien son corps et ces phénomènes sera à même de moduler son engagement, et de prévenir la survenue d’une blessure. C’est là que Federer surpasse aussi ses compétiteurs. On la vu par le passé se retirer de tournois AVANT la blessure. En 2014 au Masters de Londres, il se retire avant la finale, car il avait la conviction que son dos pourrait ne pas tenir. Il est certainement un maître à l’écoute des signaux de son corps, et son préparateur physique (Pierre Paganini) rempli à merveille son rôle de coordinateur des fonctions physiques de Federer, en plus de l’aspect soutien psychologique souvent évoqué par Federer lui-même.

LA BLESSURE COMME OPPORTUNITÉ

En 2016, Roger se fait une blessure qui peut sembler loufoque: déchirure d’un ménisque au genou en préparant le bain de ses jumelles. Il ne faut pas se méprendre, même si un tel geste accidentel banal peut causer une blessure, cette dernière survient dans un contexte de sollicitation importante préalable, ou fatigue, de l’appareil locomoteur. Dans un premier temps, il a tenté de revenir rapidement après une arthroscopie du genou (compétition sept semaines plus tard), mais il a dû accepter que cette blessure demandait plus de temps. C’est là le génie d’un Federer et de son équipe: reconnaître que le corps a besoin de plus de temps et qu’il est utile de reprendre l’entrainement pur, sans objectif de compétition pendant une période d’environ 6 mois. Le pari n’en était pas un. C’était clairement l’unique solution pour se reconstruire physiquement et avoir une chance de revenir plus fort sur les courts. 3 titres du Grand Chelem plus tard, l’histoire lui aura donné raison, et ses adversaires vieillissant feraient bien de s’en inspirer (même si chaque couple blessure+athlète est différent).

Merci à Roger de montrer l’exemple: il assume et comprend la fragilité du corps, mais aussi sa force, se donne les moyens de récupérer et de revenir au jeu après une blessure, tout en progressant dans la qualité du jeu présenté, mentalement et physiquement. La blessure est une opportunité unique de faire mieux encore.

RÉFÉRENCES

  1. Guillaume M et al. Success and decline: top 10 tennis players follow a biphasic course. Med Sci Sports Exerc. 2011 nov;43(11):2148-54. doi: 10.1249/MSS.0b013e31821eb533

 

Boris Gojanovic

Boris Gojanovic est médecin du sport à l'Hôpital de La Tour à Meyrin (GE). Son credo: la santé pour et par le mouvement. Sa bête noire: l'immobilisme. Il s'occupe de tous ceux, jeunes ou moins jeunes, sportifs ou non, qui pensent que bouger mieux les mènera plus loin. Il espère être un facilitateur, tout en contribuant au transfert et à l'échange de connaissances, tant dans la communauté que dans les auditoires.