Don’t look up: allégorie imparfaite du changement climatique

À bien des égards le changement climatique est pire qu’une météorite. Non pas tant au niveau de ses conséquences, mais en raison de la nature du problème qui rend l’action collective éminemment plus difficile.

Le nouveau film phénomène diffusé par Netflix qui fait actuellement bruisser la toile et les réseaux sociaux est ouvertement, des dires mêmes de son réalisateur, une métaphore du manque ahurissant de réaction de nos sociétés face à la menace du changement climatique. Le film met en scène une société (américaine en l’occurrence) tellement obnubilée par l’hyperconsommation, l’industrie des médias et du divertissement et ses propres divisions politiques qu’elle est incapable de prendre au sérieux les avertissements des scientifiques : une météorite se dirige droit sur la Terre et menace d’annihiler la planète et ses habitants dans six mois. Lorsque le gouvernement des États-Unis se décide enfin à agir, l’effort de sauvetage, qui consiste à faire dévier la comète de sa trajectoire, est très vite détourné par l’avidité économique d’une grande firme technologique influente jusque dans les plus hautes sphères du pouvoir. Si le film dépeint de manière drôle et convaincante certains mécanismes de déni, d’influence et de désinformation familiers des spécialistes de la question climatique, son scénario passe en revanche à côté de la réelle complexité du problème.

Lorsqu’un professeur d’astronomie du Michigan (Leonardo Di Caprio) et sa doctorante (Jennifer Lawrence) découvrent une comète et alertent le monde sur la menace existentielle qu’elle représente, les réactions visant à disqualifier l’information ne se font pas attendre : mise en doutes de la science et du constat lui-même (en est-on vraiment sûr ?), attaques sur les porteurs du message (catastrophistes, hystériques, etc.), campagnes de désinformation (avec sondages à la clé détaillant la proportion de « pour » et de « contre »), plaisanteries rassurantes dans les médias et refus d’alarmer la population, logiques partisanes et électoralistes dans la classe politique, influence des intérêts économiques particuliers, confiance démesurée dans des technologies prétendument salvatrices, etc. Tous ces éléments sont bels et biens à l’œuvre dans le débat sur le changement climatique et jouent un rôle certain dans l’absence de réaction significative à ce problème environnemental sans précédent. Don’t look up met en scène ces éléments avec un sens de la satire sociale et de la caricature qui, aussi incroyable que cela puisse paraître, n’est pourtant pas si éloigné de la réalité. C’est cela qui donne à ce film tout son intérêt.

Mais voilà, comme souvent la réalité est bien plus complexe que la fiction et l’idée de la comète « tueuse de planète » est au bout du compte une assez mauvaise métaphore du changement climatique. En voici quelques raisons :

  1. Le changement climatique, malgré toutes les conséquences désastreuses qu’il réserve, n’est pas un événement cataclysmique qui engendrera une destruction totale et quasi-instantanée de l’humanité. Il s’agit d’un problème incrémental sur le temps long, avec de possibles effets de seuil, qui consiste en une multiplication d’événements catastrophiques et une dégradation progressive, bien que probablement plus rapide qu’on ne l’imagine, des conditions de vie sur Terre. Il n’y a pas, dans la lutte contre le changement climatique, d’alternative binaire entre réussite et échec, entre des conditions de vie inchangées et la fin du monde. Ce caractère incrémental du changement climatique pousse donc à la procrastination puisqu’il donne l’illusion qu’il y a toujours d’autres priorités plus urgentes et que l’action peut-être remise à plus tard.
  2. Dans le film, l’action visant à faire dévier la comète de sa trajectoire est ce que l’on appelle dans le jargon académique un bien public de type « effort unique ». Cela signifie qu’une mission de sauvetage réalisée de manière unilatérale par un pays suffisamment puissant, dans son propre intérêt, suffit à résoudre le problème et que cette action bénéficiera ensuite à tout le monde de manière universelle. Rien de tel avec le changement climatique puisqu’il s’agit d’un problème collectif dont la résolution appelle la collaboration de pratiquement tous les pays de la planète. Ici encore, cela rend l’action beaucoup plus compliquée puisque, comme les rencontres annuelles lors des COP le montrent bien, cela ouvre la porte à toutes sortes d’enjeux diplomatiques, de relation de pouvoir et de concurrence, ainsi qu’à des tentatives de resquillage et de sabordage des négociations.
  3. Détourner une comète de sa trajectoire, pour peu que la technologie existe et qu’elle soit couronnée de succès, n’a en soi aucun impact sur les modes de vie et l’organisation économique des sociétés. Le changement climatique en revanche demande des adaptations technologiques, économiques et sociales ambitieuses, qui doivent être diffusées de manière très large et qui toucheront l’ensemble des activités de production et de consommation. Il s’agit d’un problème systémique, avec toutes les difficultés que cela suppose, qui ne trouvera pas sa résolution dans une technologie miracle mais dans une refonte de notre modèle socio-économique. Si un tel changement présente de nombreuses opportunités et bénéfices potentiels, il est naturel qu’il engendre dans le même temps des craintes et des résistances, en particulier chez celles et ceux qui ont l’impression (parfois légitime) de ne pas avoir eu leur juste part du miracle des énergies fossiles.
  4. Enfin, les contributions au changement climatique et les vulnérabilités à ses pires conséquences sont réparties de manières très inégale sur la planète, ce qui pose d’importantes questions de justice. Si aucun pays n’est à l’abri de ses conséquences à long terme il est clair que, à l’inverse de ce qui apparaît dans Don’t look up, tout le monde n’est pas logé à la même enseigne. Les catégories sociales représentées par les personnages principaux du film (dirigeants politiques, professeurs d’université ou stars du show business) ne seront pas les premiers ni les plus durement touchés par la catastrophe climatique et cela se reflète dans le peu d’empressement des pays riches et de certaines personnes en position de pouvoir à prendre les mesures nécessaires. Ces inégalités en matière de vulnérabilité engendrent donc elles aussi une forme d’attentisme désastreux au dépens des plus défavorisés et des générations futures.

Si le changement climatique était analogue à une météorite cela serait en définitive une bonne nouvelle car il serait assurément beaucoup plus facile de motiver une réponse efficace et coordonnée contre cette menace. Il est sans doute utile, comme le fait Don’t look up, de dénoncer l’incurie d’une classe dirigeante peu scrupuleuse, l’avidité économique de quelques multinationales et de manière plus générale l’aveuglement collectif dont nous faisons preuve face à la destruction des conditions écologique de notre planète. Mais cela ne doit pas faire oublier le défi que représente la nature même du problème et les difficultés bien réelle qu’elle pose dans la recherche de solutions et de réponses coordonnées.

Cette difficulté structurelle, qui n’apparaît pas dans le film, est-elle une raison de désespérer et de sombrer dans le déni, la fuite ou le désespoir comme certains de ses protagonistes ? Nullement car contrairement au cas de la météorite la partie n’est jamais perdue. S’il est aujourd’hui trop tard pour éviter certaines conséquence du changement climatique, le pire peut encore être évité et chaque dixième de degré de réchauffement en moins fait une différence. Mais il s’agit de rester lucide et d’aborder ces enjeux en pleine connaissance de cause des difficultés auxquelles nous faisons face et de l’ampleur des changements à mettre en œuvre.

COP26 : le diable est (aussi) dans les détails

Ces dernières semaines nous avons entendus beaucoup de commentaires quant au caractère décevant de la COP26 et du « Pacte de Glasgow » qui est ressorti des négociations. L’attention médiatique s’est beaucoup concentrée sur l’insuffisance des engagements des différents pays en matière de réduction des émissions, qui même s’ils étaient respectés nous mèneraient vers un réchauffement de 1,7°C à 2,7°C, et sur les changements de dernière minute dans le phrasé concernant la sortie des énergies fossiles. Le texte final demande en effet la « réduction » (phasedown) plutôt que la « sortie » (phase-out) du charbon, ce qui a provoqué la juste colère de la Conseillère Fédérale Simonetta Sommaruga.

Si le résultat n’est clairement pas à la hauteur des attentes, ni de l’urgence de la situation, il ne faut toutefois pas perdre de vue que les négociations internationales sont des processus extrêmement complexes, lents et périlleux, qui plus est lorsque les décisions doivent être prises à l’unanimité. De ce point de vue, la mention des énergies fossiles dans le Pacte (ce qui, aussi extraordinaire que cela puisse paraître, est une première dans un traité international sur le climat), l’engagement à doubler l’aide financière pour l’adaptation des pays en développement ou l’obligation pour les pays de présenter des objectifs plus ambitieux dans une année déjà (contre cinq ans selon le calendrier habituel), sont des pas en avant bienvenus qui permettent de garder quelques lueurs d’espoir. A cela s’ajoute également de nouvelles règles de transparence pour la communication des progrès réalisés, ainsi que des annonces, en marge de la conférence, sur l’arrêt de la déforestation et la réduction des émissions de méthane.

Mais un autre enjeu moins visible de la COP26 était l’établissement de règles du jeu concernant l’usage des instruments de compensation carbone par les pays, dans la poursuite de leurs objectifs de réduction des émissions. Et contrairement aux engagements nationaux qui peuvent être révisés à tout moment, ces règles de fonctionnement ne devraient plus changer pour les années qui viennent et vont conditionner la crédibilité du recours au marché du carbone pour faire baisser les émissions globales. Avec des règles trop souples ou mal conçues, il y a un risque significatif que ces marchés deviennent des usines à gaz (au sens propre) qui n’apporteront aucun bénéfice climatique réel et constitueront surtout une perte de temps regrettable. Le résultat obtenu lors de la COP26 évite le pire mais comporte également de nombreuses failles que je décris brièvement ci-dessous.

 

Les principales questions en suspens avant la COP26 et leur résolution

L’article 6 de l’Accord de Paris propose deux mécanismes d’échange de « crédits carbone », chaque crédit correspondant des réductions d’émissions d’une tonne de CO2. Le premier mécanisme met en place un système multilatéral et centralisé de contrôle et d’échange de ces crédits (article 6.4). Le second permet aux pays de conclure des accord bilatéraux pour des échanges mutuels de réductions des émissions (article 6.2). C’est dans cette dernière voie que la Suisse s’engage à marche forcée puisqu’elle a déjà conclu de tels accords avec six pays en développement (le Pérou, le Sénégal, le Ghana, la Géorgie, Vanuatu et la Dominique). Parmi les règles d’application de ces deux articles voici les questions principales qui étaient restées en suspens jusqu’ici :

 

Faut-il accepter le double comptage des crédits carbone ?

Réponse de la COP26 : non (bien, mais pas de quoi parader non plus)

Lorsqu’un pays met en œuvre des réductions d’émissions et décide de les vendre à un autre pays sous forme de « crédits carbone », les deux pays peuvent-ils revendiquer ces réductions et les compter dans leur bilan carbone ? Accepter cela, comme le proposaient certains pays, aurait été une absurdité et aurait complétement vidé l’Accord de Paris de son sens. Le pire a donc été évité à cet égard, mais l’absence de double comptage constitue vraiment le b.a.-ba des bonnes pratiques pour un marché du carbone et peut difficilement être présenté comme une victoire (à l’instar de la Suisse qui se montre très satisfaite de ce résultat).

 

Les anciens crédits du Protocole de Kyoto sont-ils acceptés dans le cadre de l’Accord de Paris ?

Réponse de la COP26 : oui, pour les projets enregistrés après le 1er janvier 2013 (décevant)

Le Protocole de Kyoto comprenait un marché de la compensation similaire à celui envisagé dans l’Accord de Paris et un grand nombre de crédits engendrés par des projets de réductions des émissions dans ce cadre n’ont pas encore été utilisé. La COP26 a décidé que ces anciens crédits pourraient être utilisés s’ils ont été attribué après le 1er janvier 2013. Cela signifie que des réductions d’émissions vieilles de plusieurs années, correspondant à environ 300 millions de tonnes de CO2, pourront être utilisées par les pays pour atteindre leurs objectifs actuels. Ici encore le résultat aurait pu être pire, mais cela va tout de même ralentir les efforts de réductions réelles des émissions.

 

Une partie des crédits doivent-ils être « annulés » afin d’accélérer la réduction globale des émissions ?

Réponse de la COP26 : 2% des crédits du marché multilatéral seront annulés (décevant)

Le problème de la compensation carbone est qu’elle ne permet pas d’aller au-delà du jeu à somme nulle. A toute « réduction » vendue sur le marché sous forme de crédits correspond des émissions qui ne sont pas éliminées du côté de l’acheteur. Pour accélérer la réduction des émissions au niveau mondial, une proposition intéressante était que tout crédit carbone vendu sur le marché corresponde dans les faits à la réduction d’un peu plus d’une tonne de CO2. Cela est faisable facilement par l’annulation d’un certain nombre de crédits avant même qu’ils soient mis en vente. Un objectif ambitieux aurait été l’annulation d’au-moins 30% des crédits délivrés, mais l’issue des négociations s’est fixée sur le chiffre nettement plus modeste, presque insignifiant, de 2%. De plus, les accords de compensation bilatéraux auxquels la Suisse souscrit ne sont pas touchés par cette mesure.

 

Une part du produit des échanges de crédits carbone devrait-elle être utilisée pour financer des mesures d’adaptation supplémentaires ?

Réponse de la COP26 : à hauteur de 5% et seulement pour le marché multilatéral (décevant)

L’idée ici aurait été de ponctionner une partie de la manne financière constituée par le marché de la compensation pour financer des mesures d’adaptation en mal de liquidité. Cela ne s’appliquera malheureusement qu’au mécanisme de compensation multilatéral, à hauteur de 5% du prix de vente des crédits, et les accords signé par la Suisse avec d’autres pays échapperont donc à cette mesure.

 

Au total, un bilan très mitigé

Prises ensemble, ces décisions donnent un ensemble de règles du jeu pour l’usage des marchés de la compensation qui sont très loin de constituer un mécanisme de « rehaussement de l’ambition », comme cela est parfois évoqué.  Les décisions prises à la COP26 ne permettront pas de  restaurer une confiance déjà très limitée dans les bénéfices attendus de ces mécanismes et ces règles vont malheureusement continuer à s’appliquer pour les années à venir.

Une étude du très sérieux New Climate Institute basé à Cologne en Allemagne, avait analysé quelques mois avant la COP26 les différents scénarios qui pourraient ressortir des négociations. Le rapport montre clairement que le transfert de projets et d’anciens crédits issus du Protocole de Kyoto annule largement les maigres bénéfices des autres mesures décrites ci-dessus en matière de réduction des émissions. L’étude montre que les réductions d’émissions globales seront de près de 2 milliards de tonnes de CO2 plus faible, au cours des dix prochaines années, que ce qu’elles auraient pu être avec des règles plus strictes. Il s’agit là d’une occasion manquée de  montrer que ces instruments de marché peuvent jouer un rôle positif plutôt que d’être de simples outils favorisant la procrastination. Qui plus est, l’application des mesures d’annulation des crédits au seul mécanisme multilatéral, et non aux accords entre pays tels que ceux pratiqués la Suisse, vient encore aggraver la situation. Dans ce contexte, le mieux que l’on puisse espérer est que les pays choisissent d’eux-même d’éviter de recourir à la compensation, ou du moins évitent d’acheter d’anciens crédits issus du Protocole de Kyoto.

 

La Suisse montrée du doigt

La Suisse, qui joue un rôle prépondérant dans le développement et l’utilisation de ces mécanismes de compensation, devrait donc cesser d’afficher une telle autosatisfaction. Dans une analyse récente du même institut de recherche allemand, elle se fait sévèrement critiquer pour les précédents qu’elle crée avec ses accords bilatéraux et la sous-enchère qu’elle risque de provoquer en matière d’ambition globale.

Afin de retrouver un semblant de crédibilité en matière de lutte contre le changement climatique, notre pays ferait bien mieux de concentrer son action sur les réductions de ses propres émissions (à ce sujet voir également ici) et d’assumer sa juste part de la finance climatique à destination des pays en développement. A cet égard, un geste fort pourrait être de poursuivre le financement de projets de réductions des émissions à l’étranger, tels que prévus dans les multiples accords bilatéraux déjà signés, mais en renonçant à revendiquer pour son propre compte les réductions d’émissions qui en seront issues.

(In)justice climatique: quand les riches détruisent la planète

Le changement climatique est une menace sécuritaire (sanitaire, économique, etc.) pour les sociétés humaines mais c’est également, et peut-être surtout, une question fondamentale de justice. Cet article est le premier d’une série de trois textes qui explorent quelques-unes nombreuses questions de justice qui traversent cette problématique globale et sans précédent. Il s’intéresse en particulier à l’influence du niveau de revenu sur notre rapport au changement climatique. [1]

 

Toutes les personnes ne sont pas égales face au changement climatique. Les causes du problème (les émissions de gaz à effet de serre) et ses conséquences sont réparties de manières très inégales, et ces inégalités correspondent à des facteurs socio-économiques tels que le revenu, le genre ou parfois l’origine ethnique, ainsi qu’à des facteurs géographiques et temporels. Ainsi, si vous êtes comme moi un homme blanc de classe moyenne à aisée vivant actuellement dans un pays occidental, il y a fort à parier que vous ayez fortement contribué aux causes du changement climatique, tout en étant assez peu vulnérable à ses pires conséquences. Votre destin et votre relation à ce problème sont donc très différents de ceux, par exemple, d’une femme de classe défavorisée qui vivra en 2050 dans un pays du Sahel. Le changement climatique est non seulement un amplificateur de risques, en particulier de risques météorologiques, il a également pour effet d’exacerber les inégalités et donc d’aggraver des situations d’injustice préexistantes.

Inégalités en matière de contribution au changement climatique

C’est un fait bien connu et documenté, les pays ont des émissions très différentes les uns des autres. A eux seuls, la Chine, les États-Unis et l’Union Européenne sont responsables chaque année de près de la moitié des émissions mondiales. Mais la population et les réalités économiques des pays sont bien différentes, raison pour laquelle un meilleur indicateur de la contribution au changement climatique est de prendre en compte les émissions dites de consommation (qui incluent les émissions qui ont servi à produire les biens importés sur le territoire ; explications ici) et de les rapporter à la taille de la population. Ainsi, parmi les vingt pays qui avaient la plus forte empreinte climatique par habitant en 2018, trouve-t-on des pays producteurs de pétrole (Qatar, Émirats Arabes Unis, Koweit, etc.) et une majorité de pays à fort pouvoir d’achat et haut niveau de consommation dont le Luxembourg (1ère position), les États-Unis (9ème), le Canada (11ème), la Belgique (12ème) ou la Suisse (15ème).

Source: Global Carbon Project

Ces chiffres masquent toutefois de fortes inégalités en matière de contribution au changement climatique à l’intérieur des différents pays. Car même, et peut-être surtout, à l’échelle individuelle, les émissions de CO2 sont fortement corrélées au revenu, quel que soit le pays de résidence des émetteurs. Plusieurs études montrent en effet l’impact disproportionné sur le climat du mode de vie des catégories de population les plus riches de la planète. Cet impact apparaît clairement dans les émissions moyennes par personne de différentes classes de revenu. D’après une étude conjointe du Stockholm Environment Institute et de l’ONG Oxfam, les émissions des individus appartenant au 10%, 1% et 0,1% des revenus les plus élevés de la population mondiale étaient respectivement 34 fois, 110 fois et 312 fois plus élevées que les émissions moyennes des 50% les plus pauvres [2]. Il est également à noter que le revenu annuel minimum pour faire partie de la classe des 10% les plus riches est ici fixée à 38’000$ par personne et à 109’000$ pour le 1%. A titre de comparaison, le revenu moyen en Suisse était d’environ 65’000$ en 2015 (en parité de pouvoir d’achat).

 

Source: Kartha et al. (2020)

Ces inégalités demeurent si l’on s’intéresse non plus aux émissions par personne, mais au émissions totales de ces différentes classes de revenu. Ainsi, les 10% de la population mondiale bénéficiant des revenus les plus élevés sont responsables de près de 50% des émissions mondiales de CO2, alors que les 50% les plus pauvres n’en émettent qu’en environ 7%. Pire encore l’empreinte climatique total des 1% les plus riches de la planète est plus du double de cette des 50% les plus pauvres. Des inégalités similaires existent au sein de la population européenne, plutôt que mondiale, quoique de manière atténuée, notamment en raison de la grande classe moyenne des pays européens [3]. Si l’on tient compte des émissions cumulatives sur plusieurs années les résultats sont similaires, puisque les 10% les plus riches ont émis 52% de tous le CO2 émis dans l’atmosphère entre 1990 et 2015.

 

Source: Oxfam 2020

Les modes de consommation d’une élite globalisée assez réduite contribue donc de manière disproportionnée au changement climatique, et c’est le transport individuel, en voiture mais aussi et surtout en avion, qui constitue la majeure partie de l’empreinte carbone des plus hautes classes de revenu. Cela montre à quel point le changement climatique est fondamentalement une question de justice, mais aussi la nécessité de mettre en place des politiques publiques qui permettent de restaurer une certaine équité en la matière.

Inégalités en matière de vulnérabilité au changement climatique

L’histoire ne s’arrête pas malheureusement pas là, car les inégalités en matière d’émissions de gaz à effet de serre sont aggravée par des inégalités en matière de vulnérabilité aux impacts du changement climatique, si bien que celles et ceux qui ont le moins contribué au problème sont également ceux qui vont avoir à en subir les pires conséquences. Les pays les moins développés, en particulier, sont en effet plus soumis aux risques du changement climatique et ce pour deux raisons principales.

Premièrement, certains d’entre eux sont tout simplement plus exposés aux conséquences physiques et météorologiques du changement climatique pour de simple raisons géographiques. Le Bangladesh et les petits États insulaires par exemple sont très exposés à la montée du niveau des mers, tout comme les pays de la ceinture intertropicale (Amérique du sud, Afrique équatoriale, Asie du sud-est) sont particulièrement exposés à l’augmentation des vagues de chaleur. Deuxièmement, les pays les plus pauvres de la planète sont plus vulnérables aux éventuels aléas climatiques en raison de leurs faibles ressources économiques,  technologiques ou infrastructurelles, ce qui les empêche de se prémunir efficacement contre les catastrophes naturelles.

Répartition du risque climatique. Source: Maplecroft 2016.

De plus, comme dans le cas des émissions de gaz à effet de serre cette connexion entre pauvreté et vulnérabilité ne concerne pas uniquement les pays, mais également les individus au sein des pays, y compris au sein des pays développés. Pour ne prendre qu’un exemple, le Rapport national d’évaluation du changement climatique paru fin 2018 aux États-Unis montre que les communautés à bas revenu sont plus vulnérables aux aléas environnementaux et mettent plus de temps à récupérer d’une catastrophe naturelle. Cela est dû non seulement à un accès plus limité à l’information et à la prévention, mais également à une moins bonne couverture d’assurances contre ces dommages. De même, une étude publiée en 2017 [4] a montré que les travailleurs immigrés avaient trois fois plus de risques de mourir lors d’une vague de chaleur que les citoyens américains et plusieurs analyses ont montré que les quartiers pauvres des grandes villes subissaient des températures plus élevées lors d’épisodes de canicule.

Lutte contre le changement climatique et justice sociale et sont indissociables

Lutter contre le changement climatique commence donc par prendre acte de la relation entre les inégalités, les causes du problème et la vulnérabilité à pires ses conséquences. La contribution par une minorité aisée à la dégradation des conditions de vie (voire à la violation des droits à la vie, à la subsistance ou à la santé) d’une majorité déjà largement défavorisée constitue une injustice qui s’ajoute à des injustices préexistantes et les aggrave. Cela n’est malheureusement pas sans précédent, mais atteint avec le changement climatique une échelle et une ampleur nouvelles qui ne peuvent être ignorées. Les inégalités de revenu ne sont d’ailleurs que l’élément le plus visible de ces injustices climatiques. Dans un prochain article j’aborderai la question du point de vue des inégalités de genre.

 

[1] Le titre de cet article fait référence au livre de Hervé Kempf, “Comment les riches détruisent la planète”, Seuil, 2007.

[2] Kartha, S., Kemp-Benedict, E., Ghosh, E., Nazareth, A., & Gore, T. (2020). The Carbon Inequality Era: An assessment of the global distribution of consumption emissions among individuals from 1990 to 2015 and beyond (pp. 1–52). Stockholm Environment Institute / Oxfam.

[3] Ivanova, D., & Wood, R. (2020). The unequal distribution of household carbon footprints in Europe and its linkto sustainability. Global Sustainability, 3(e18), 1–12.

[4] https://ajph.aphapublications.org/doi/10.2105/AJPH.2017.304006

La Suisse se soustrait à sa responsabilité climatique

En prévoyant de réaliser un quart de son objectif climatique à l’étranger, la Suisse ne va réduire ses propres émissions que de 3% par an jusqu’en 2030, alors qu’une réduction moyenne de 9% par an serait nécessaire pour atteindre la neutralité climatique en 2050. Une perte de temps regrettable qui met en péril ses propres engagements dans le cadre de l’Accord de Paris.

Cet article a initialement été publié en anglais sur le site de Geneva Solutions

 

Alors que ce mois de décembre marque les cinq ans de l’Accord de Paris sur le climat, la Suisse vient de renouveler ses engagements internationaux. Elle s’engage notamment à “suivre les recommandations de la science pour limiter le réchauffement à 1.5°C”, à réduire ses émissions d’au-moins 50% d’ici 2030, et à atteindre la neutralité climatique (zéro émissions nettes) d’ici 2050. Le mois dernier, le Conseil Fédéral a également signé des accords bilatéraux de compensation avec le Pérou et le Ghana. Ces accords permettront à la Suisse de réaliser une partie de son objectif à l’étranger. En bref, la compensation consiste à acheter à l’étranger des crédits carbone engendrés par des projets qui évitent l’émission de gaz à effet de serre (par exemple en remplaçant une centrale électrique à combustible fossile par des énergies renouvelables) ou qui retirent du CO2 de l’atmosphère (par exemple en plantant des arbres). Chaque crédit représente une tonne de dioxyde de carbone non émis ou éliminé de l’atmosphère, et les acheteurs peuvent soustraire directement les volumes correspondants de leur propre empreinte carbone.

 

Un mécanisme de plus en plus contesté

Cette façon de procéder pose plusieurs difficultés. Parmi celles-ci figurent des questions concernant l’intégrité environnementale des crédits – fournissent-ils réellement les bénéfices climatiques qu’ils sont censés représenter ? – ainsi que des questions sur l’utilité et la légitimité de ce système. Malgré les nombreuses controverses existant quant à l’intégrité environnementale des crédits, les accords signés par la Suisses avec le Pérou et le Ghana semblent suivre les meilleures pratiques en la matière. Je vais donc partir du principe que l’intégrité environnementale est garantie (bien qu’en pratique fournir une telle garantie soit difficile) et me concentrer sur la logique qui sous-tend ces mécanismes de compensation.

Même si en soi le financement de projets de protection du climat à l’étranger est une bonne chose, un nombre croissant d’experts s’inquiète du fait que ces mécanismes de compensation ne permettent pas de faire monter le niveau d’ambition de la lutte contre le changement climatique et pourraient même s’avérer contre-productifs

Un premier problème est qu’il s’agit là d’un artifice comptable arbitraire – la Suisse achète des crédits carbone et fait comme si elle avait réduit ses propres émissions – qui n’est pas compatible à long terme avec les objectifs de l’Accord de Paris. Pour limiter le réchauffement climatique à 1,5 °C par rapport à l’époque préindustrielle, l’ensemble des pays devront atteindre zéro émissions nettes de CO2 d’ici le milieu du siècle, ce qui signifie que les émissions mondiales devront être réduites d’au moins 95 % d’ici là et que les quelque 5 % restants devront être équilibrés par des absorptions équivalentes de CO2atmosphérique. Fixer l’objectif à 2°C permet de décaler le délais d’environ vingt ans mais ne change pas fondamentalement cette logique.

Par conséquent, alors que chaque pays de la planète devra se débarrasser presque entièrement de ses émissions, payer les autres pour le faire à notre place n’a aucun sens (j’ai déjà expliqué pourquoi plus en détails ici). Dans ce contexte, compter sur la compensation, même temporairement, n’est qu’une perte de temps et peut même donner la fausse impression que l’on en fait assez. Le cas de la Suisse est intéressant à cet égard.

 

Une perte de temps et d’ambition considérable

Dans le cadre de l’Accord de Paris, la Suisse s’est donc engagée à réduire ses émissions de gaz à effet de serre de 50 % d’ici 2030, par rapport à 1990, ce qui ne semble pas si mal à première vue. Cependant, selon la loi sur le CO2 révisée (encore soumise à référendum [1]), un quart de ces réductions, soit 12,5 %, peut être réalisé à l’étranger grâce à des projets de compensation. Si l’on ajoute à cela le fait que les émissions de gaz à effet de serre (GES) de la Suisse ont déjà diminué d’environ 15 % depuis 1990, il s’avère que l’objectif réel pour 2030 est en fait une réduction des émissions territoriales de la Suisse de seulement 25 % par rapport à 2020.

Cela représente un taux de réduction moyen de moins de 3% par an, alors qu’une réduction moyenne d’environ 9% par an serait nécessaire pour rester en ligne avec l’objectif du Conseil fédéral d’atteindre zéro émissions nettes d’ici 2050. La compensation ne fait donc que de retarder l’effort de réduction, ce qui signifie que des réductions beaucoup plus agressives, et coûteuses, seront nécessaires entre 2030 et 2050 (environ 12 % par an).

Un autre problème est que les mécanismes de compensation peuvent potentiellement freiner l’ambition du pays hôte (celui qui vend les crédits). En vertu de l’article 6.2 de l’Accord de Paris, les pays sont autorisés à vendre uniquement les réductions d’émissions qui vont au-delà de l’engagement qu’ils ont pris dans le cadre de l’Accord (ce qu’on appelle leur “contributions déterminées au niveau national”). Mais l’existence de ce mécanisme pourrait inciter les pays à prendre délibérément des engagements faibles, afin de pouvoir vendre des réductions supplémentaires facilement réalisables.

Le Pérou en est un bon exemple, puisque son objectif de l’accord de Paris est jugé insuffisant par le site d’analyse des politiques climatiques Climate action tracker. Selon ce site web, même un objectif révisé et plus strict de la part du Pérou pourrait être atteint avec les politiques climatiques que ce pays a déjà mises en place. Cela signifie qu’il existe un risque que la Suisse ne fasse rien d’autre qu’acheter de l'”air chaud”, c’est-à-dire des réductions d’émissions qui ne nécessitent pas vraiment d’efforts supplémentaires et qui auraient pu être intégrées par le Pérou dans un engagement plus ambitieux.

En outre, la vente de crédits carbone à la Suisse signifie que le Pérou ne sera pas autorisé à comptabiliser les émissions correspondantes dans ses propres objectifs de réduction futurs. En se référant au récent accord entre les deux pays, le site Climate action tracker écrit que “cela représente un risque majeur pour le Pérou à long terme, car il sera beaucoup plus difficile de réaliser de nouvelles réductions d’émissions à l’avenir (comme le prévoit l’Accord de Paris)”.

 

Un besoin urgent de redéfinir le fonctionnement de la compensation

La compensation carbone est un héritage de l’ancien protocole de Kyoto, lorsque seuls les pays développés avaient un objectif contraignant en matière d’atténuation du changement climatique et pouvaient acheter des réductions d’émissions dans les pays n’ayant pas d’objectif contraignant. Mais ce raisonnement n’a plus de sens (pour autant qu’il en ait jamais eu) dans un contexte où chacun doit réduire ses émissions le plus rapidement possible.

Mais ne vous méprenez pas. Le financement de projets de protection du climat dans d’autres pays est à la fois utile et nécessaire. Mais cela doit être fait en plus de réductions ambitieuses de nos propres émissions, et non pas à leur placecomme le propose le système actuel. En fait, le financement de projets de protection du climat à l’étranger devrait entrer dans la catégorie de la finance climatique, qui est également un devoir important des pays développés dans le cadre de l’Accord de Paris.

Le fonctionnement des mécanismes de compensation carbone devrait rapidement être réformé. Pour commencer, par souci de clarté et de transparence, les pays devraient définir et surtout communiquer séparément leurs objectifs en ce qui concerne (1) la réduction de leurs propres émissions, (2) la capture et séquestration du CO2 atmosphérique et (3) l’aide apportée aux autres pays pour réaliser les deux premiers points. Plus important encore, nous devrions cesser d’utiliser une équivalence trompeuse entre les réductions à l’étranger et chez nous. Il s’agit d’une pratique douteuse de comptabilisation des émissions qui n’a plus lieu d’être. À l’heure où une décarbonisation complète de l’économie mondiale est une nécessité vitale, il n’est plus possible d’échapper à sa responsabilité climatique en comptant sur l’achat de crédits carbone.

[1] Je précise que malgré mes critiques je ne soutiens pas le référendum contre la loi sur le CO2. Cette dernière est le résultat d’un compromis politique et il est malheureusement peu probable qu’un meilleur compromis soit possible dans le contexte actuel. La nouvelle version de la loi sur le CO2 apporte des améliorations par rapport au statu quo, mais il faudra en augmenter radicalement l’ambition dans un avenir proche si la Suisse désire tenir ses promesses.

Que peut-on attendre de Joe Biden sur le climat ?

Le président élu Joe Biden a fait du climat un élément central de sa campagne. La lutte contre le changement climatique figure en effet parmi les quatre priorités de son programme, aux côtés de la gestion de la pandémie de Covid-19, de la reprise économique et du combat contre les inégalités raciales. Mais que peut-on vraiment attendre du nouveau gouvernement américain ? Joe Biden aura-t-il les moyens d’honorer ses promesses et ses ambitions ? Même si le retour des États-Unis dans la lutte contre le changement climatique est indéniablement une bonne nouvelle et ne peut qu’accélérer la transition vers un monde neutre en carbone, il y a tout lieu de penser que la tâche va être ardue pour le nouveau président.

 

Un programme d’une ambition sans précédent

Après quatre ans d’attaques incessantes contre les sciences du climat, de déstabilisation des accords internationaux et de dérégulation à tout va des émissions de gaz à effet de serre, toute la communauté climatique pousse un immense soupir de soulagement suite à l’élection de Joe Biden.

Il y a quelques jours, celui-ci a nommé John Kerry au poste d’« envoyé spécial du Président pour le climat ». Par cette nomination Joe Biden ne s’adjoint pas seulement les services d’un négociateur hors-pairs et expérimenté, il crée une nouvelle fonction au plus haut niveau du gouvernement américain. John Kerry rejoint ainsi les rangs du Conseil de sécurité nationale, aux côtés du Secrétaire d’État, du Secrétaire à la sécurité intérieure ou encore de la Directrice du renseignement. Rien que cela en dit long sur l’importance accordée par Joe Biden à la menace que représente le changement climatique pour les intérêts américains et le reste du monde. John Kerry, ancien Secrétaire d’État d’Obama, est engagé sur la question climatique depuis les années 1990. Il a été, en tant que sénateur, l’auteur de plusieurs tentatives, infructueuses, de légiférer sur le changement climatique et a plus récemment joué un rôle central dans la négociation de l’Accord de Paris. On pourrait donc difficilement imaginer un meilleur choix pour faire avancer ce dossier sur la scène internationale.

D’autre part, Joe Biden a été élu sur la base du programme climatique le plus ambitieux jamais présenté par un président américain (pas très difficile diront certains). Celui-ci inclut la promesse de réintégrer l’Accord de Paris dès le premier jour de son mandat et de réaliser un investissement du 2000 milliards de dollars dans la transition énergétique et la justice environnementale (40% de cette somme doit aller aux minorités les plus vulnérables) et de mettre un terme aux subsides accordés aux énergies fossiles. Joe Biden promet en outre de mettre le pays sur la bonne voie pour atteindre une production d’électricité intégralement propre d’ici 2035 et la neutralité carbone d’ici 2050. Le site d’analyse des politiques climatiques Climate action tracker estime que le programme de Joe Biden, s’il est bel et bien mis en œuvre, permettra d’éviter l’émission de 75 milliards de tonnes de CO2 équivalent d’ici 2050, soit environ 15 années d’émissions des États-Unis au taux actuel. Associée à l’annonce récente de la Chine qui prévoit d’atteindre la neutralité carbone en 2060, le site estime qu’il s’agit là d’un point de bascule dans la lutte contre le changement climatique qui pourrait bien remettre le monde sur la bonne voie pour atteindre les objectifs de l’Accord de Paris.

 

Des difficultés en vue

L’architecture de l’Accord de Paris est presque intégralement fondée sur l’idée d’émulation entre les pays pour faire monter graduellement l’ambition. Le traité n’inclut en effet aucune mesure contraignante, si ce n’est l’obligation pour chaque pays de se fixer un objectif de réduction et de présenter un bilan de ses progrès tous les cinq ans. Dans ces conditions il est essentiel au succès de cet accord que les plus gros émetteurs jouent le jeu et entraînent les autres dans une spirale vertueuse de réduction toujours plus importante des émissions. Voir le second émetteur le plus important de la planète réintégrer l’accord ne peut de ce point de vue être qu’une bonne nouvelle et va certainement stimuler une nouvelle vague d’ambition. Pourtant, Joe Biden va assurément faire face à de nombreuses difficultés, à l’interne comme à l’extérieur du pays, pour imposer son programme historique.

Premièrement, un certain nombre de mesures annoncées par Biden (p.ex. les investissement massifs dans la transition énergétique) nécessiteront l’approbation du Congrès, dont la chambre basse restera selon toute vraisemblance en mains républicaines (cela se décidera lors du second tour des élections sénatoriales de l’État de Géorgie qui aura lieu le 5 janvier). D’autres mesures, comme celle de remettre en vigueur certaines normes sur les émissions de gaz à effet de serre abandonnées par Donald Trump, peuvent être prise par ordre exécutif sans l’accord du congrès, mais peuvent également être contestée auprès de la Cour suprême à majorité désormais conservatrice. Enfin, Joe Biden devra composer avec une partie significative de la population encore réticente à toute politique climatique, tant cet enjeux est devenu une question d’identité politique dans cette nation plus divisée que jamais. Et bien qu’il ait promis de sortir complètement des énergies fossiles, il est d’ailleurs également critiqué sur sa gauche pour son soutien au gaz naturel en tant que solution transitoire.

Joe Biden pourra toutefois également compter sur des alliés, tels que les grands constructeurs automobiles qui ont déjà annoncé leur soutien à des normes d’émissions plus contraignantes pour les voitures, ou la coalition d’États, de villes et d’organisations qui a promis de continuer la lutte contre le changement climatique malgré la sortie (désormais temporaire) du pays de l’Accord de Paris. Notons aussi que Barack Obama devait composer avec une situation encore plus difficile lors de la signature de l’Accord de Paris en 2015, puisque les deux chambres du congrès étaient alors en mains républicaines.

Deuxièmement, le nouveau président et son envoyé spécial pour le climat auront fort à faire pour regagner un semblant de crédibilité et de confiance auprès des autres pays. Les États-Unis ont une réputation d’acteur assez peu fiable dans les négociations climatiques puisqu’ils ont longtemps refusé de s’engager à prendre des résolutions contraignantes en la matière. Dans les années 1990 le pays avait joué un rôle central dans la négociation du Protocole de Kyoto (l’ancêtre de l’Accord de Paris) pour finir par … être le seul grand pays à ne jamais le ratifier. L’histoire semble se répéter avec l’Accord de Paris et les autres pays peuvent donc légitimement se demander ce qu’il adviendra des promesses américaines dans quatre ans, à la fin du mandat de Joe Biden. Les promesses de Barack Obama pour alimenter le Fonds vert pour le climat, destiné à aider les pays en voie de développement à financer leurs politiques climatiques, n’ont pas non plus été honorées jusqu’ici. Sur les trois milliards de dollars promis, seul un milliard été versé pour l’instant, Donald Trump ayant arrêté les versements en 2017. Enfin, lors des négociations qui ont mené à l’Accord de Paris les États-Unis, et John Kerry lui-même, se sont montrés intraitables quant à leur refus d’entrer en matière sur le paiement de compensations financières pour les dommages subis par les pays en développement. Il s’agit là pourtant d’une revendication centrale des pays les plus vulnérables au changement climatique, et sur laquelle il faudra nécessairement revenir si Joe Biden et John Kerry entendent faire avancer les négociations internationales sur le climat.

 

Un besoin de cohérence sur le long terme

Si donc il y a tout lieu de retrouver un certain optimisme sur le front de l’action climatique au niveau international, les perspectives réelles de progrès vont largement dépendre de la façon dont le nouveau président saura naviguer les différents obstacles qui s’offriront à lui pour mener à bien son projet. A moins d’une victoire surprise des démocrates aux élections du 5 janvier en Géorgie, il y a tout lieu de penser que la tâche sera relativement difficile. Par ailleurs, une stratégie climatique se décline sur plusieurs décennies, et un mandat de quatre ans semble bien court pour mettre en œuvre un programme d’une telle ampleur. Plus que jamais, le sort de la planète dépendra donc en bonne partie de l’évolution des rapports de force politiques entre démocrates et républicains dans la décennie qui vient.

Incohérence de la loi sur le CO2

La Suisse doit réduire ses émissions de gaz à effet de serre sur son propre territoire. Compter sur des réductions à l’étranger n’est pas compatible avec l’objectif 1.5°C.

 

Le Conseil National a récemment décidé d’inscrire dans la loi sur le CO2, actuellement en cours de révision, l’objectif de limiter l’augmentation de la température globale à 1.5°C. L’objectif national de réduction des émissions de CO2 a été fixé à -50% d’ici 2030 (par rapport à 1990) et la part de ces réductions devant être effectuée en Suisse a été fixée à 75%. Les 25% restants seront effectués par des compensations à l’étranger, c’est à dire en finançant des projets de réduction des émissions dans d’autres pays via l’achat de crédits carbone.

On ne peut que se réjouir du retour d’une certaine ambition, surtout après l’échec de cette révision devant le Conseil National en décembre 2018. Toutefois, l’idée même de recourir à la compensation à l’étranger pour accomplir une partie de nos objectifs – payer les autres pour réduire à notre place en quelque sorte – entre en contradiction directe avec les exigences de l’objectif de 1.5°C inscrit dans la loi. La Suisse est d’ailleurs l’un des seuls pays à recourir à ce genre de mécanisme.

La Suisse doit certes aider les pays en développement à financer leurs politiques climatiques, comme l’exige d’ailleurs l’Accord de Paris, mais cela doit se faire sans contrepartie et non au dépend des réductions réalisées sur son propre territoire.

L’objectif de 1.5°C

La science est claire. L’objectif inscrit dans l’Accord de Paris consistant à limiter le réchauffement à +1.5°C par rapport à l’époque préindustrielle signifie que d’ici 2050 les émissions mondiales de CO2 devront diminuer d’environ 95%. Les émissions restantes devront par ailleurs être contrebalancées en retirant une quantité équivalente de CO2 de l’atmosphère (p.ex. en plantant des arbres ou par des moyens technologiques) afin que les émissions nettes de CO2soient égales à zéro. Une telle situation est nommée « zéro émissions nettes » ou « neutralité carbone ». Cette exigence s’applique au monde entier et la Suisse ne fait pas exception. En validant l’objectif de 1.5°C, le Conseil National part donc du principe que le monde d’efforcera d’atteindre zéro émissions nettes de CO2 d’ici le milieu du siècle, et ce faisant accepte implicitement de supprimer presque totalement les émissions de la Suisse à l’horizon 2050. Cela constitue en soi une excellente nouvelle.

Malheureusement, cette bonne résolution est mise à mal par l’idée d’accomplir une partie de cet objectif à l’étranger, par l’achat de crédits. Dans un contexte où tout le monde va devoir éliminer la quasi-totalité de ses émissions de CO2, il ne sert en effet à rien de payer les autres pour le faire à notre place. Les émissions de la Suisse vont immanquablement devoir décliner à un rythme de 7% à 9% par année en moyenne si nous voulons respecter l’objectif de 1.5°C, et donc parvenir à la neutralité carbone d’ici 2050.

L’achat de crédits carbone : un jeu à somme nulle

Le principe fondamental de ce mécanisme est simple. Certains projets, dits de « compensation », permettent d’éviter l’émission de gaz à effet de serre (p.ex. le remplacement d’une centrale à charbon par un parc d’éoliennes, des projets d’économie d’énergie, etc.). Lorsqu’un projet de ce type est mis en œuvre quelque part sur la planète, ses promoteurs ont la possibilité de calculer les quantités de gaz à effet de serre évitées grâce au projet et, après quelques procédures de validation, de vendre ces réductions d’émissions sous forme de crédits carbone sur le marché. L’acquéreur de ces crédits carbones (un particulier, une entreprise, un pays, etc.) pourra alors comptabiliser ces réductions d’émissions comme s’il s’agissait des siennes, même s’il vit à l’autre bout de la planète et que ses propres émissions de CO2 n’ont pas changé.

Il s’agit là bien-sûr d’un tour de passe-passe, d’un artifice comptable discutable, mais ce n’est pas le problème que j’aimerais souligner ici. Je ne m’attarderai pas non plus sur le fait que la qualité environnementale de certains de ces crédits, le fait qu’ils correspondent réellement à des émissions évitées, est parfois remise en cause. Le problème qui m’intéresse est qu’il s’agit d’un jeu à somme nulle.

Par exemple, pour que la Suisse puisse acheter des crédits carbone en prétendant que cela correspond à des réductions d’émissions réelles effectuées sur son territoire, il faut qu’un autre pays réduise réellement ses émissions et renonce à les prendre en compte dans la poursuite de son propre objectif climatique (sinon ces réductions seraient comptées deux fois). Pour chaque crédit carbone vendu il y a donc une tonne de CO2 évitée (côté vendeur) et une tonne de CO2 qui a bel et bien été émise (côté acheteur).

Cela pouvait à la rigueur faire sens dans le cadre du Protocole de Kyoto, l’ancêtre de l’Accord de Paris, lorsque les pays développés avaient des objectifs de réduction chiffrés mais que les pays en développement n’étaient soumis à aucune exigence de ce type, et n’avaient donc pas besoin de comptabiliser leurs progrès en termes de réduction des émissions[1]. Mais cela ne fait plus du tout sens dès que l’on entre dans une logique de neutralité carbone à l’échelle planétaire, puisque toutes les émissions vont devoir être éliminées, côté vendeur et côté acheteur.

Une impossibilité logique

Imaginons un monde avec seulement deux pays : A et B. Les deux décident, conformément à l’objectif de 1.5°C, d’atteindre la neutralité carbone d’ici 2050, donc d’éliminer complétement leurs émissions de CO2.[2] A met en place une stratégie de réduction de ses émissions qui lui permettra d’atteindre cet objectif. B décide par contre de ne réduire que de 75% les émissions produites sur son territoire et de compter, pour les 25% restants, sur l’achat de crédits issus des réductions réalisées dans le reste du monde (donc sur le territoire de A).

Premièrement, il y a fort à parier que A refusera de vendre ses réductions à B, puisqu’il en a besoin pour atteindre ses propres objectifs climatiques. Deuxièmement, même dans le cas où A accepterait de vendre une partie de ses réductions, il n’aurait plus rien à vendre (car plus rien à réduire) à partir du moment où il aura complétement éliminé ses émissions de CO2. La voie de la facilité choisie par B sera donc de courte durée et ce pays finira de toute manière par devoir réduire les émissions de son territoire.

De plus, on aboutirait dans ce cas à une situation absurde en 2050, avec un pays (B) qui émet encore 25% de ses émissions mais se prétend neutre, et un autre pays (A) qui n’émet plus rien du tout mais ne peut être considéré comme neutre puisqu’il a vendu une partie de ses réductions à B. Dans tous les cas la neutralité carbone n’est pas atteinte au niveau mondial puisque des émissions de CO2 ont encore lieu sur le territoire de B.

Atteindre la neutralité carbone à l’échelle mondiale en tablant sur la compensation à l’étranger est donc une impossibilité logique.

Conclusion

Le mécanisme de la compensation est incompatible avec l’objectif de 1.5°C. Dans un monde où toutes les émissions doivent tendre rapidement vers zéro il n’est plus possible de compter sur les autres pour faire le travail à notre place.

En inscrivant la possibilité de réaliser 25% de nos réductions à l’étranger dans la loi sur le CO2, le Conseil National montre qu’il juge l’objectif des 1.5°C perdu d’avance. Accepter de fonder notre stratégie climatique nationale sur l’achat de crédits, c’est en effet partir de l’idée que les autres pays auront quelque chose à vendre, donc que certains d’entre eux se soucieront suffisamment peu du climat et de leur propre bilan carbone pour accepter de nous léguer, contre rémunération, leurs réductions d’émissions.

Et bien que ce dernier point pourrait s’avérer correct en pratique, il n’en reste pas moins qu’un pays qui affiche l’ambition de respecter l’objectif de 1.5°C devrait, ne serait-ce que par souci de cohérence, se doter des moyens de rendre cet objectif réalisable. La Suisse doit donc au plus vite élaborer une stratégie pour éliminer la quasi-totalité des émissions de son territoire d’ici 2050, sans faux-fuyants et sans artifices comptables.

 

 

Pour aller plus loin : quelques contre-arguments et réponses

 

Dans la version actuelle de la révision de la loi sur le CO2, les 25% réalisés à l’étranger ne concernent que l’objectif d’une réduction des émissions de 50% d’ici 2030 (pas la neutralité carbone en 2050).

Oui, mais cela constitue diversion et une perte de temps regrettables. Afin d’être sur une trajectoire compatible avec l’objectif de 1.5°C, le GIEC recommande une baisse des émissions mondiale de 47% en 2030, par rapport à l’année 2010. Si la Suisse atteint les objectifs fixés dans la loi sur le CO2 révisée, elle n’aura en fait réduit les émissions de CO2 de son territoire que de 38% en 2030. C’est donc incompatible avec l’objectif de 1.5°C et bien trop peu pour un pays riche et développé qui a tous les atouts dans ses mains et devrait montrer l’exemple. Cela signifie aussi que les réductions de la période 2030-2050 devront être plus rapides pour rattraper le retard, ce qui pourrait bien s’avérer difficile, voire impossible. Retarder l’action augmente significativement le risque de dépasser l’objectif de température, même avec des réductions plus importantes dans un second temps. Les dix prochaines années vont donc être déterminantes.

Fonder une partie de la stratégie climatique, même temporairement, sur des réductions à l’étranger, donne la dangereuse illusion que nous en faisons assez.

 

Acheter des crédits carbone, c’est mieux que de ne rien faire.

Si l’alternative est soit ne rien faire, soit financer des réductions à l’étranger en achetant des crédits carbone, il peut en effet être préférable d’acheter des crédits. Cela pose cependant deux problèmes. Premièrement, le simple fait que la possibilité existe d’acheter des crédits carbone à l’étranger peut avoir un effet négatif sur la motivation à réduire chez soi. C’est donc un instrument potentiellement contre-productif. Deuxièmement, il n’y a en fait aucune raison évidente de considérer que l’achat de crédits carbone soit équivalent à des réductions sur son propre territoire ou permette de se proclamer neutre en carbone. Réduire ses émissions et financer des projets à l’étranger sont deux modalités d’action différentes qui devraient rester radicalement séparées dans la formulation des objectifs.

 

Acheter des crédits carbone, c’est moins cher que de réduire chez nous.

La réduction d’une tonne de CO2 à l’étranger coûte généralement moins cher que la réduction d’une tonne de CO2 en Suisse, ce qui explique l’attrait de cette solution, mais aussi son effet négatif sur la motivation à réduire chez soi. Mais comme je l’ai expliqué plus haut, les coûts d’une réduction quasi-totale des émissions dans notre pays devront de toute façon être consentis d’ici 2050 si nous sommes sérieux au sujet de l’objectif de 1.5°C. Utiliser les mécanismes de compensation jusqu’en 2030 n’a pour effet que de retarder l’échéance et de concentrer les coûts sur la période 2030-2050, au prix d’un retard substantiel dans la mise en oeuvre des mesures de réduction. Il faut également ajouter à cela que les investissements liés à la transition énergétique permettent de stimuler l’économie et de créer des emplois dans notre pays, ce qui n’est pas vrai de l’achat de crédits carbone.

 

La Suisse a un gros impact à l’étranger, via les émissions grises de ses importations. Il est donc logique de contribuer à réduire les émissions dans les autres pays.

La Suisse est en effet le pays dont les émissions importées sont les plus grandes relativement à ses émissions territoriales. Le CO2 émis à l’étranger pour produire les biens de consommation que nous importons représente en effet le 70% de notre empreinte climatique (voir mon billet de blog à ce sujet ici).

La Suisse a donc une responsabilité particulière d’aider les autres pays, notamment les pays en développement, à réduire leurs émissions. Mais cela n’affaiblit en rien son devoir de réduire également ses propres émissions. Le financement de projets de réduction des émissions à l’étranger doit se faire en plus (et non à la place) d’une stratégie de réductions de nos émissions territoriales qui soit compatible avec l’objectif de 1.5°C.

 

[1] Notons au passage que la Suisse n’a réussi à atteindre ses objectifs de la première période du Protocole de Kyoto que grâce à l’achat massif de crédits carbone, correspondant à plus de la moitié des réductions auxquelles la Suisse s’était engagée.

[2] Pour la clarté de l’exemple je laisse un instant de côté la possibilité de continuer à émettre de petites quantités de CO2 en les contrebalançant par l’absorption et la séquestration du CO2 déjà présent dans l’atmosphère.

Non, le COVID-19 n’est pas « bon pour le climat » … mais il devrait nous faire réfléchir

La différence flagrante entre les efforts déployés pour combattre l’épidémie de COVID-19 et ceux qui sont consentis pour éviter une catastrophe climatique planétaire n’aura échappé à personne. Les effets des mesures de distanciation sociale sur les émissions de gaz à effet de serre et autres pollutions ont eux aussi été largement couverts dans la presse. Pourtant, même en faisant abstraction un instant des nombreuses tragédies personnelles causées par le nouveau coronavirus, il n’y a pas vraiment de quoi s’en réjouir.

Les émissions de gaz à effet de serre de 2020 vont certes baisser de quelques pourcents des suites de l’épidémie (celles de la Chine ont baissé d’environ 25% durant le mois de février, et la demande en électricité en Italie aurait baissé de 18%) mais cela reste anecdotique par rapport à ce qu’il faudrait faire pour atteindre les objectifs de l’Accord de Paris[1]. Tout au plus cela montre ce que nous savions déjà, à savoir que l’activité économique est aujourd’hui encore très largement dépendante des énergies fossiles.

D’autre part, laisser entendre que la réponse au changement climatique pourrait être similaire à celle apportée au nouveau coronavirus pourrait s’avérer contre-productif. Car en dépit d’un certain nombre de similitudes entre COVID-19 et changement climatique, il existe aussi des différences notable entre les deux problématiques, au sujet desquelles il s’agit de rester lucide. La plus évidente est sans doute leurs temporalités très différentes. Une autre tient au fait que le changement climatique se résoudra par une transformation de nos économies, non par leur arrêt pur et simple.

Au niveau politique enfin, on peut douter que la crise du COVID-19 ait des effets positifs sur le plan climatique. Une fois l’épidémie passée, il est pratiquement certain que la première et unique priorité des gouvernements sera de relancer l’économie. On peut donc craindre non seulement un effet rebond en termes d’émissions de gaz à effet de serre, mais également que le problème climatique redescende considérablement dans l’agenda politique.

Il appartiendra alors aux mouvements de protection du climat de bien faire entendre leur voix afin que l’après-crise et les mesures de revitalisation de l’économie servent de tremplin à une transition énergétique urgente et indispensable. La bataille du changement climatique se gagnera, encore et toujours, dans la rue et dans les urnes, non en comptant sur une soudaine épiphanie de la classe politique devant le péril du COVID-19.

 

Le changement climatique n’est pas une crise

Bien qu’il requière lui aussi une action urgente, changement climatique est une nouvelle réalité à laquelle nous allons devoir nous adapter à très long terme. Contrairement à une épidémie, il ne peut être résolu par des mesures temporaires qui seraient levées une fois la « crise » passée. Et même si les dommages du changement climatique et le nombre de victimes potentielles à long terme sont incommensurablement plus importants que dans le cas du nouveau coronavirus, ces dommages restent pour l’heure encore relativement abstraits par rapport aux victimes quotidiennes causées par le COVID-19.

Il est certes tentant de voir dans l’épidémie une sorte d’allégorie du changement climatique en condensé, comme ramassée dans le temps. Dans les deux cas la capacité à prendre des mesures fermes de manière anticipée est fondamentale pour limiter les dégâts. Dans les deux cas le fait de pouvoir s’appuyer sur les meilleures connaissances scientifiques disponibles est indispensable à la prise de décision. Et dans les deux cas les comportements de millions de personnes doivent être coordonnés et changer en même temps pour espérer venir à bout du problème, ce qui requiert des mesures politiques fortes.

Mais ces similitudes ne doivent pas nous faire oublier le fossé qui sépare la capacité à anticiper de quelques jours la diffusion d’une épidémie (et il semblerait que même face à cela nos démocraties soient parfois relativement démunies), et celle d’anticiper de plusieurs décennies voire siècles une modification fondamentale de notre climat.

Il ne faut pas sous-estimer la différence qu’il y a entre un problème immédiat qui touche de plein fouet les citoyens actuels des pays développés et un problème de long terme qui se manifeste de manière graduelle. L’épidémie de COVID-19 est un problème d’action collective standard, le climat un problème d’action collective intergénérationnel. Car si les conséquences du changement climatique sont déjà bien réelles aujourd’hui, en particulier dans les pays les plus vulnérables, le pire est largement à venir. La temporalité longue du changement climatique rend la tentation de procrastiner pratiquement irrésistible pour des sociétés qui, comme les nôtres, ont développé une addiction à la consommation et aux énergies fossiles. Il ne faut donc pas s’attendre à ce que, forts de leur victoire sur le coronavirus, les États décident soudain de retrousser leurs manches et de s’attaquer avec la même vigueur aux causes du changement climatique.

 

À maux différents, remèdes différents

Si le fait d’arrêter net une économie a sans aucun doute pour effet une réduction des émissions de gaz à effet de serre, ce n’est bien évidemment pas là une solution viable à long terme. Les mesures visant à limiter la diffusion du nouveau coronavirus cherchent à réduire au maximum les contacts sociaux. Elles ont donc en premier lieu un effet sur l’économie de service (culture, lieux de convivialité, restauration, commerce, etc.) en laissant l’infrastructure technique de nos sociétés inchangée. Chacun étant confiné chez soi, les déplacements et le tourisme sont certes limités, mais il n’y a pas à priori de remise en cause fondamentale du modèle énergétique ni du modèle de consommation, qui peut continuer à distance.

Lutter contre le changement climatique demande au contraire des changements structurels et permanents dans nos économies qui les rendent durables à long terme. Décarboner notre société revient avant tout à réduire notre consommation énergétique et à assurer une transition rapide vers les énergies renouvelables. Mais rien ne s’oppose à un maintien, voire à une augmentation, des contacts sociaux si ceux-ci sont entrepris dans un contexte de relative sobriété énergétique. On peut de ce point de vue aisément imaginer que vivre dans une société durable soit nettement plus agréable sur le long terme que de vivre dans une société régulièrement soumise à des risques d’épidémie[2].

Les deux cas de figure sont donc passablement différents. Ce dont nous avons besoin dans le cas du changement climatique est l’invention d’un nouveau modèle économique et énergétique, dimension qui est absente des actions visant à endiguer l’épidémie de COVID-19. Et si certaines mesures contre l’épidémie semblent à première vue aller dans la direction de la protection du climat (p.ex. la réduction des vols en avion, la démocratisation des visioconférences), d’autres semblent plutôt aller en sens contraire (p.ex. éviter les transports publics et donc favoriser la mobilité individuelle). Il n’y a donc pas de transposition immédiate d’un problème à l’autre, et il convient de ne pas se bercer d’illusions sur d’éventuelles retombées positives de cette crise sanitaire en matière de climat, du moins si celles-ci ne sont pas activement revendiquées par la population.

 

Vers un nouveau modèle ?

Cela étant dit, ce que cette crise semble offrir de plus important est un espace de réflexion qui, s’il est bien utilisé, pourrait s’avérer précieux à plus long terme. Nous avons là une occasion sans doute unique de nous arrêter un instant et de questionner le modèle existant et nos pratiques de consommation, mais aussi de nous interroger sur les facteurs de blocage qui rendent l’action contre le changement climatique si timorée. Parmi eux figurent en premier lieu notre relation aux générations futures (pourquoi mériteraient-elles moins d’être protégées que nos contemporains ?) et le rôle des connaissances scientifiques dans nos prises de décision (les climatologues s’époumonent depuis trois décennies pour nous alerter sur les conséquences catastrophiques du changement climatique, mais sans effet politique notable à ce jour). Alors que la nécessité de protéger les plus vulnérables est sur toutes les lèvres, et de manière tout à fait légitime, dans le cadre de l’épidémie de COVID-19, il est intéressant de constater que ce même argument est formulé au sujet du changement climatique depuis les années 1990. Il est maintenant temps de joindre les actes aux paroles dans ce domaine également.

L’épidémie actuelle montre également que ce qui paraît absolument impensable dans un contexte normal peut très vite devenir réalisable lorsque le contexte change. On assiste dans le traitement de cette crise à un spectaculaire retour en force du politique, que l’on pensait irrémédiablement subordonné aux enjeux économiques. La crise du coronavirus montre au contraire que les démocraties sont prêtes à prendre des mesures extrêmement vigoureuses lorsque la protection de leur population est en jeu, et il serait utile de réfléchir à la manière de capitaliser sur cette soudaine démonstration de courage politique dans le domaine du climat.

La crise actuelle permet notamment de mettre en perspective les coûts de la transition vers les énergies renouvelables. Le coût de la transition énergétique a été estimé à un montant allant de 300 et 800 milliards d’euros par année pour le monde entier[3], chiffres qui semblent raisonnables lorsqu’on les mets en regard des sommes de soutien à l’économie débloquées par certains pays dans le cadre de la crise du coronavirus (40 milliards d’euros pour la Suisse, 820 milliards pour l’Allemagne et 1800 milliards pour les USA, et ce n’est probablement pas fini).

Les coûts de la lutte contre le changement climatique sont certes des dépenses annuelles, mais ces dépenses permettraient de sauver des millions de vie, d’éviter une péjoration des conditions d’existence de milliards d’êtres humains (et non-humains) et de réduire le risque d’un emballement climatique irréversible. Elles auront un impact positif sur l’économie et le marché du travail et permettront d’éviter des coûts économiques bien plus importants à court et moyen terme. Pour peu que l’on prenne au sérieux le droit des plus vulnérables et des générations futures à bénéficier d’un environnement leur offrant des conditions de vie décentes, c’est une dépense que les pays industrialisé peuvent se permettre et ont même le devoir moral de mettre en œuvre.

On peut d’ailleurs se demander à cet égard si les vastes plans de relance économique post-coronavirus ne devraient pas s’assortir de conditions dans certains secteurs (transports, énergie, industrie lourde) afin de commencer à infléchir sérieusement la courbe, non de la progression du virus cette fois-ci, mais des émissions de CO2. La semaine dernière, huit sénateurs démocrates des États-Unis ont proposé que toute aide financière aux compagnies aériennes devrait s’accompagner d’une obligation de réduction de leurs émissions de CO2. Faire autrement, écrivent-ils très justement, serait manquer « une occasion majeure de lutter contre le changement climatique ». Cela semble d’autant plus pertinent dans le cas de l’industrie fossile qui, dans certains pays, demande elle aussi des aides gouvernementales face à la chute du prix du pétrole.

Dans tous les cas il appartiendra aux élus et à la société civile de veiller à ce que la relance économique de la sortie de crise ne se fasse pas aux dépends du climat et de l’environnement, car il existe un risque réel que les pays se raccrochent alors à ce qu’ils savent le mieux faire : exploiter les énergies fossiles pour revitaliser la croissance économique.

Il s’agira en particulier pour les milieux de protection du climat de maintenir vivante la belle dynamique de 2019 afin de s’assurer que la lutte contre le changement climatique soit rapidement remise à l’agenda avec l’urgence qui s’impose. En attendant, protégeons les plus vulnérables parmi nous, occupons-nous de nos proches et prenons le temps de la réflexion. Toute crise est porteuse de risques et de difficultés, mais aussi d’opportunités. C’est le moment ou jamais de les saisir.

 

[1] Une baisse permanente des émissions mondiales de 45% d’ici 2030, par rapport à leur niveau en 2010, pour ensuite atteindre zéro émissions nettes en 2050.

[2] Il existe bien-sûr des liens entre la dégradation de l’environnement et l’apparition de nouveaux agents pathogènes, en particulier en ce qui concerne la destruction massive de la biodiversité. https://www.theguardian.com/environment/2020/mar/18/tip-of-the-iceberg-is-our-destruction-of-nature-responsible-for-covid-19-aoe?CMP=share_btn_link

[3] En 2008 l’économiste du changement climatique Nicholas Stern avait estimé le coût de la transition énergétique à environ 2% du PIB par année. Le prix des énergies renouvelables a aujourd’hui chuté, à tel point qu’il ne voit aujourd’hui plus vraiment la réduction des émissions de CO2 comme un coût, mais simplement comme « une bien meilleure manière de faire les choses, même si l’on avait jamais entendu parler de changement climatique ».

La désobéissance civile climatique est légitime. Une réponse à Marc Münster

AVERTISSEMENT: je ne suis pas membre du mouvement Extinction Rebellion et je parle en mon nom propre. Ce qui suit constitue mon interprétation de ce mouvement vu de l’extérieur et n’engage que moi.

Dans un récent article de blog, Marc Münster lance un débat aussi important que nécessaire sur le rôle et la légitimité de la désobéissance civile. Il nous fait part de sa désapprobation vis-à-vis des actions en faveur du climat et de la biodiversité du mouvement Extinction Rebellion (XR). Il y exprime également son étonnement face à la déclaration de soutien à XR publiée dans les pages du journal Le Temps et signée notamment par des chercheurs travaillant sur les questions environnementales. Les arguments avancés par Marc Münster tiennent en trois points essentiels :

  • La désobéissance civile n’est pas un levier d’action légitime dans une démocratie qui fonctionne
  • Une conviction personnelle intime ne suffit pas à rendre une cause juste
  • En matière de climat en particulier, les effets de la désobéissance civile sont contreproductifs à long terme.

Étant moi-même signataire de la déclaration de soutien, je suis en désaccord avec la plupart des arguments proposés par Marc Münster, auxquels je donne ici quelques réponses, nécessairement incomplètes. Dans les grandes lignes, je pense qu’il y a dans son texte une méprise sur le sens et le rôle de la désobéissance civile en général, et de l’action d’XR en particulier.

Je précise avant toute chose que les actions d’XR devraient à mon avis être qualifiées « d’activisme non-violent » plutôt que de désobéissance civile, même si ce dernier terme (qui focalise selon moi trop l’attention sur la désobéissance) est passé dans l’usage. Il ne s’agit pas pour XR de refuser d’obéir à une loi jugée inique, comme par exemple le refus de payer une taxe militaire chez Thoreau ou le refus de respecter les zones réservées aux blancs à l’avant des bus chez Rosa Parks. Dans le cas d’XR il s’agit avant tout de dénoncer une passivité intolérable de la part de l’État, même si les actions choisies par les activistes impliquent effectivement d’enfreindre certaines lois. Mais en bloquant un pont XR ne cherche bien évidemment pas à dénoncer le code de la route. On parle parfois dans un tel cas de désobéissance civile indirecte.

 

La désobéissance sociale n’est pas adaptée à une démocratie qui fonctionne.

Réponse: oui, elle peut l’être à certaines conditions.

Marc Münster affirme entre autres au sujet de la désobéissance civile (continuons à l’appeler ainsi), qu’il « ne s’agit ni plus ni moins, de manière très probablement inconsciente, d’un appel à contourner les institutions démocratiques ».

Dans le cadre d’un État démocratique légitime, le but d’un mouvement de désobéissance civile n’est pas de contourner les institutions. Contrairement à certaines idées reçues, il ne s’agit pas d’un mouvement révolutionnaire ou subversif, mais d’une pratique presque aussi ancienne que la démocratie elle-même et qui fait partie intégrante des théories modernes de la démocratie libérale [1]. Son objectif, en particulier dans sa variante indirecte, est d’alerter l’opinion publique au sujet d’une situation jugée intolérable (souvent une situation d’injustice majeure), et de souligner avec force le caractère inadéquat des mesures (ou absence de mesures) qui sont prises par les institutions. Le but n’est donc pas d’attaquer le fonctionnement même des institutions, mais plutôt certaines lois ou décisions qu’elles soutiennent.

L’attitude paradoxale (en apparence seulement) qui consiste à enfreindre une loi de manière non-violente et à en accepter docilement la punition a justement pour fonction de montrer son respect des institutions, tout en offrant un levier puissant pour critiquer leur défaillance face à une situation jugée particulièrement inacceptable. Il ne s’agit absolument pas de « se réserver le droit de ne pas respecter les règles si l’on perd », comme le prétend Marc Münster. Il s’agit au contraire, du moins dans le cas d’XR, d’une stratégie de lanceur d’alerte, calculée et mûrement réfléchie, face à l’immobilisme général.

La désobéissance civile est donc une modalité d’action complémentaire à tous les instruments démocratiques légaux à disposition des citoyen·ne·s (débat, manifestation, vote, etc.). Elle ne vise pas à s’y substituer. Elle est un dernier recours qui a pour but de créer un mouvement citoyen, de stimuler une réaction des autorités politiques et in fine une modification du cadre légal. Dans le cas du climat, après plusieurs décennies d’action citoyenne infructueuses avec les moyens légaux, et compte tenu de l’ampleur des enjeux, son usage n’est aujourd’hui pas prématuré.

Marc Münster déplore également le fait que la déclaration de soutien à XR adresse ses critiques au gouvernement et en appelle à la création d’une assemblée citoyenne, ce qui viendrait selon lui court-circuiter le rôle législatif du parlement. Si le terme gouvernement désigne en effet en général l’exécutif, il est parfois utilisé dans un sens plus large qui inclut le pouvoir législatif. C’est à mon sens clairement ce sens plus large qui est utilisé dans la lettre de soutien, qui mentionne aussi de manière plus générale « les politiques actuelles en matières de changement climatique ». Quant à l’assemblée citoyenne, cette proposition me paraît anecdotique à côté du message central qui est l’inadéquation totale des réponses apportées par la Suisse au changement climatique jusqu’ici [2]. Une fois encore, une telle assemblée n’aurait d’ailleurs pas pour vocation à se substituer aux institutions officielles.

Enfin, si le système politique Suisse « est aujourd’hui en train de prendre la mesure du changement climatique de manière très rapide », cela tient précisément à la pression de la rue et à un réveil rapide de l’opinion publique. On ne peut écarter d’emblée l’hypothèse que les actions d’XR y ont joué un rôle, au côté des manifestations pour le climat.

 

Une conviction personnelle intime ne suffit pas à rendre une cause juste.

Réponse: non, mais la désobéissance civile peut se fonder sur des valeurs largement partagées.

Contrairement à ce que sous-entend l’article de Marc Münster, les mouvements de désobéissance civile ne se ramènent pas seulement à une question de subjectivité individuelle. Ils sont souvent des entreprises collectives qui se fondent sur des normes qui sont largement partagées au sein d’une société, mais dont la mise en pratique est déficiente. Par exemple, l’idée d’égalité en droit de tous les êtres humains figure dans les textes fondateurs des États-Unis, mais n’était pas mise en pratique dans l’Amérique des années 1960 lors du combat pour les droits civiques.

La désobéissance civile climatique peut elle aussi se fonder sur une norme très largement partagée dans les démocraties occidentales, qui n’est autre que les droits humains. Nous savons depuis longtemps déjà que le changement climatique met en péril les droits humains fondamentaux (à la vie, à la santé, à la subsistance) de populations entières, présentes et futures. L’action de notre pays, et de biens d’autres, pour éviter de contribuer à la violation de ces droits a été jusqu’à présent totalement inadéquate, au point de constituer une grave faillite morale. Cela suffit à justifier à minima une campagne de désobéissance civile, sans même parler de la destruction irréversible et rapide de la vie sur Terre et des bases ressourcielles qui garantissent un niveau de bien-être minimal à des milliards d’individus.

L’action d’XR ne se fonde donc pas sur une intime conviction personnelle, mais sur un idéal de justice largement partagé et sur un constat scientifique fiable et sans équivoque. Il faut ajouter à cela le caractère désintéressé de ces actions. A bien y réfléchir, les revendications des activistes vont même à l’encontre de leur propres intérêts à court terme, au nom d’un idéal plus élevé qui est la préservation des conditions de vie de l’espèce humaine. La mettre sur le même plan que l’action d’une petite clique de racistes d’extrême droite me semble donc pour le moins exagéré.

Marc Münster ajoute que « la désobéissance sociale est une méthode qui a fait ses preuves dans des contextes bien précis, mais que l’on ne peut reconnaître comme étant « bonne » intrinsèquement. Si on la reconnaît dans le cadre de la lutte contre le changement climatique, on ne peut plus s’y opposer dans d’autres contextes ».

S’il existe des exemples historiques pour lesquels la désobéissance civile s’est avérée légitime, je ne vois pas pourquoi il ne pourrait pas en être de même dans le cas d’une crise environnementale et sociale majeure. Sans pouvoir les développer ici plus en détail (certains ont déjà été mentionnés), je pense qu’il est possible de définir des critères de légitimité de la désobéissance civile, ce qui permet de juger chaque cas particulier en fonction de son contexte. Comme je l’ai déjà mentionné, je pense que ces critères sont aujourd’hui réunis en ce qui concerne le changement climatique.

 

En matière de climat en particulier, les effets de la désobéissance civile sont contreproductifs à long terme.

Réponse : cela reste une question ouverte, mais cette pratique a déjà fait ses preuves par le passé.

Marc Münster critique ici avant tout l’usage du terme « urgence climatique » qu’il semble assimiler, à mon avis à tort, au fait de prendre des décisions hâtives et démocratiquement peu solides. Déclarer « l’urgence climatique » ne signifie pas suspendre les institutions actuelles et tout résoudre d’un seul coup par des mesures drastiques. Cela consiste à demander à l’État (exécutif et législatif) de prendre acte de l’ampleur des enjeux et de la nécessité d’une action forte et cohérente en suivant les procédures démocratiques.

Comme je l’ai déjà expliqué, un mouvement de désobéissance civile ne cherche pas à se substituer au parlement mais à alerter l’opinion publique sur une injustice flagrante et parfois à inciter les institutions à mieux appliquer leurs propres standards moraux. Cela ne met pas en péril la validité démocratique des décisions qui seront prises par ces mêmes institutions si le mouvement est couronné de succès. On pourrait même y voir un certain renforcement de la démocratie.

Reste la question difficile de l’efficacité pratique de la désobéissance civile. Selon Marc Münster, « les études scientifiques montrent que la majorité ne se met pas en marche sous la pression d’une morale externe. Elle se met en marche lorsque les premiers avancent déjà ». A ma connaissance, les études montrent également que peu de changements importants à l’échelle d’une société entière ont lieu sans l’existence d’une minorité active pour lancer le mouvement. Historiquement la désobéissance civile a connu quelques beau succès, mais il me paraît évident que ce mode d’action n’est à lui seul pas suffisant et qu’il doit s’accompagner de mobilisation plus large de la population et des politiciens. Il est également probable qu’un usage excessif de cette technique puisse engendrer des réactions de rejet au sein de la population. La désobéissance civile est donc une modalité d’action qui doit être utilisée à bon escient et avec une certaine modération. Un équilibre, je l’accorde, qui peut parfois être difficile à trouver.

[1] C’est un fait assez peu connu, mais la notion de désobéissance civile est au coeur du libéralisme politique. On en trouve des prémisses chez John Locke et sa légitimité à certaines conditions est défendue par les plus grands penseurs de la démocratie libérale du 20ème siècle, comme John Rawls, Jürgen Habermas ou Ronald Dworkin.

Bien-sûr, la désobéissance civile est un moyen qui peut aussi être mis à contribution dans une campagne de résistance à un régime illégitime, mais ce n’est pas ce genre de cas qui nous intéresse ici.

[2] Rappelons que la déclaration de soutien à XR a été signée avant la vague verte des élections fédérales du 20 octobre.

La transition écologique est-elle contraire à la liberté individuelle ?

Réponse courte : ni plus ni moins que beaucoup d’autres questions de société comme la sécurité, la santé publique, la défense, l’aménagement du territoire et bien d’autres.

Contrairement à ce que l’on entend régulièrement dans les débats et dans la presse, et en dépit des craintes qu’elle suscite parfois, la transition écologique ne fait pas peser de lourdes menaces sur notre liberté individuelle. Une prétendue « dictature verte » ne nous attend pas au tournant et les écologistes ne veulent pas prendre le pouvoir pour nous dépouiller de nos droits. Dans cet article j’explique pourquoi les contraintes nouvelles apportées par la transition écologique sont tout à fait compatibles avec les principes de la démocratie libérale et le respect de l’individu. Je propose aussi un regard un peu différent sur cette question en rappelant l’importance d’une autre conception, plus politique, de la liberté.

 

De quelle(s) liberté(s) parle-t-on ?

Rappelons d’abord que les libertés dites fondamentales dans les démocraties occidentales sont des libertés immatérielles telles que la liberté de conscience, de religion et d’opinion, ou la liberté d’expression. Elles sont fondamentales au bon fonctionnement de nos sociétés et il n’est pas question de les remettre en cause. Elles ne sont absolument pas mises en danger par les efforts de transition écologique, tant que ceux-ci sont entrepris par un gouvernement qui respecte l’État de droit.

Mais il est vrai que l’on parle parfois de LA liberté, sans qualificatif, comme étant une valeur centrale en elle-même. C’est là que les choses se compliquent car le terme peut prendre différentes significations et sa définition a connu des variations importantes au cours de l’histoire.

La plupart des personnes qui estiment que la liberté individuelle est mise en danger par l’écologie la définissent implicitement comme l’absence de contrainte. De ce point de vue la liberté c’est faire ce que l’on veut sans en être empêché, et en particulier sans en être empêché par le gouvernement. La transition écologique fait-elle peser une menace particulière sur la liberté individuelle comprise de cette manière ? C’est ce que l’on pourrait croire de prime abord, mais il n’en est rien.

 

Entre contrainte et émancipation

Premièrement, le tableau n’est peut-être pas aussi sombre qu’on l’imagine du côté des contraintes. Oui, la transition écologique implique un certain nombre de changements dans la manière dont nos sociétés fonctionnent. Politiquement elle signifie de mettre en place un jeu de nouvelles normes techniques, de taxes, et éventuellement d’interdictions, pour éliminer progressivement les énergies et les objets les plus délétères pour le climat et le reste de l’environnement. Pourquoi cela ? Eh bien parce que les problèmes environnementaux, comme par exemple le changement climatique, sont le plus souvent des problèmes systémiques qui demandent des réponses au niveau collectif. Les bonnes volontés individuelles sont nécessaires mais ne suffisent pas. Aujourd’hui, la responsabilité individuelle consiste avant tout à admettre la nécessité d’un changement systémique (plus de développements à ce sujet ici).

Et oui, à moyen terme (disons graduellement d’ici 2050) certaines activités ne seront plus possibles ou deviendront plus chères. Nos régimes alimentaires seront progressivement moins carnés, les voyages lointains seront sans doute moins fréquents ou prendront plus de temps, la mobilité sera probablement électrique et plus douce, les biens de consommation seront conçus pour durer et non plus pour cesser de fonctionner après deux ans. Certains biens ne seront à terme plus disponibles sur le marché, mais ils seront pour la plupart remplacés par des alternatives écologiques.

D’un autre côté, nous découvrirons de nouvelles saveurs et de nouvelles manières de voyager, les piétons se réapproprieront une grande partie de l’espace public, le contact avec la nature et les relations sociales pourront continuer à s’épanouir à volonté, ainsi que la créativité personnelle. L’essentiel est de comprendre que des changements sociaux, économiques et techniques tels que ceux qui nous attendent présentent autant d’opportunités que de contraintes. Même s’il met le doigt sur certaines pratiques actuelles qui ne sont pas soutenables, le mouvement écologiste a également un fort potentiel d’innovation et d’émancipation.

 

Les contraintes sont la condition du vivre ensemble

Deuxièmement, les contraintes qui pèsent sur l’action individuelle sont déjà omniprésentes dans nos sociétés. Ce sont elles qui nous permettent de vivre ensemble de manière harmonieuse et coordonnée, ce sont elles qui protègent notre vie, notre intégrité physique, notre sphère privée, et ce sont encore elles qui nous empêchent de causer du tort aux autres, volontairement ou par inadvertance.

Il suffit de penser, parmi tant d’autres, aux domaines de la sécurité et de la santé publique pour s’en rendre compte. Personne ne s’émeut de ne pas pouvoir rouler en voiture sur le trottoir, déverser ses ordures sur la voie publique, fumer dans un restaurant, se servir dans le porte-monnaie des passants, etc. Les lois définissent les règles du jeu de la vie en société et sont, lorsqu’elles sont bien faites, les garantes du bien commun. Une multitude de normes qui règlent nos comportements individuels passent tout simplement inaperçues car elles ont été assimilées et nous semblent aller de soi. Après une phase d’adaptation, il en ira de même avec les normes environnementales.

Dire que la transition écologique est liberticide parce qu’elle implique un certain nombre de normes nouvelles n’a donc aucun sens. Nous acceptons des lois contraignantes sur notre manière de rouler, de travailler, de construire nos maisons et même de nous comporter en public, mais nous n’aurions à souffrir aucune contrainte pour nous éviter de déstabiliser complétement le climat planétaire ? Cela paraît absurde. Une meilleure question est de savoir à quelles conditions ces contraintes sont justifiées et légitimes.

 

Ne pas nuire à autrui

Dans les démocraties libérales (au sens politique et non pas économique du terme), la réponse à cette question est somme toute assez simple. Les lois qui imposent des contraintes sur les comportements individuels, mais aussi sur les entreprises et le reste de la société, sont justifiéesdès lors qu’elle visent à nous empêcher de nuire à autrui, et légitimeslorsqu’elles ont été établies en suivant les procédures démocratiques prévues à cet effet.

En ce qui concerne les problèmes environnementaux le cas est clair. Il n’est plus à prouver que le changement climatique nuit aux intérêts de certaines populations, et nuira encore plus gravement aux intérêts de l’ensemble des habitants de la planète à moyen et long terme. C’est presque un euphémisme de l’exprimer ainsi, sans parler de la destruction massive de la diversité biologique sur Terre, de l’appauvrissement continu des terres arables et de la pollution plastique qui asphyxie les océans du monde entier. Tous ces phénomènes auront des répercussions extrêmement néfastes sur les conditions de vie sur Terre.

Revendiquer la liberté de perpétuer un fonctionnement qui met en péril les droits fondamentaux à la vie et à la sécurité de régions et de générations entières et qui détruit les bases ressourcielles de notre civilisation n’est donc tout simplement pas défendable. Il n’y a pas de droit inaliénable à la liberté en démocratie, si par liberté on entend le droit de faire ce que l’on veut au dépend des autres.

Imposer par voie démocratique un certain nombre de normes légales pour empêcher une catastrophe écologique est donc justifié et légitime. Mais c’est aussi un moyen d’éviter que d’autres contraintes, naturelles cette fois-ci et beaucoup plus importantes, ne nous soient imposées à l’avenir. Celles-là ne seront pas négociables.

 

Et si la vraie liberté était ailleurs ?

J’ai accepté jusqu’ici l’idée que la liberté signifiait l’absence de contrainte. Mais il existe au-moins une autre définition de la liberté, qui a traversé toute l’histoire de la pensée politique de l’antiquité à nos jours, et dont nous ferions bien de nous souvenir un peu plus souvent.

Dans l’antiquité le contraire de la liberté n’était pas la présence de limites ou de contraintes, mais l’esclavage. L’homme libre était celui qui n’était pas soumis à un maître. Par analogie un peuple libre était un peuple qui n’était pas soumis aux caprices arbitraires d’un tyran et qui pouvait déterminer lui-même, de manière autonome, les contraintes auxquelles il voulait se soumettre.

La liberté ne réside pas ici dans l’absence de contrainte, mais dans la manière dont les décisions, parfois contraignantes, sont prises. Il s’agit d’une liberté éminemment politique, liée bien évidemment au fait de vivre en démocratie. Pour l’individu, elle se caractérise par la possibilité de participer au processus de prise de décision politique (par le débat, le vote, la possibilité de se présenter comme candidat) et par une protection légale contre les décisions arbitraires de son gouvernement.

De ce point de vue, une loi établie démocratiquement et pour de justes motifs – environnementaux ou autres – n’a rien d’arbitraire et n’est donc pas en contradiction avec la liberté des citoyens, même lorsqu’elle impose de nouvelles normes techniques ou comportementales. Cette définition de la liberté me semble bien plus profonde que la simple absence de contrainte. C’est avant tout au nom de cette conception que des peuples se sont soulevés et que des révolutions ont renversé des dictateurs.

Être un citoyen respecté et protégé par des lois, qui peut participer de plein droit au processus démocratique, nous semble tellement normal que nous ne voyons plus l’extraordinaire liberté que cela nous apporte. Utilisons-là donc à bon escient et profitons-en pour mettre un terme à la destruction irréversible de l’environnement planétaire.

L’empreinte climatique des jeunes ? Mauvaise question.

Le 18 janvier, 22’000 gymnasien·ne·s, apprenti·e·s et étudiant·e·s ont défilé dans diverses villes de Suisse, dont 8000 à Lausanne, pour manifester en faveur du climat. À la suite de cette mobilisation sans précédent, certains commentateurs et médias ont jugé bon de rappeler que l’empreinte climatique des jeunes est loin d’être irréprochable, et que ceux-ci feraient bien d’y faire un peu plus attention s’ils comptent changer les choses. Une telle remarque tombe complètement à côté du problème.

Le changement climatique est par nature un problème collectif qui ne sera résolu que par une réponse collective. Nous n’avons tout simplement plus le temps, ni le luxe, d’attendre que chacun et chacune veuille bien changer ses habitudes personnelles. Ce dont nous avons besoin aujourd’hui c’est d’un soulèvement démocratique qui tire la classe politique, et en particulier la droite, de sa léthargie. Les jeunes, eux, l’ont bien compris. Que les manifestants se déplacent en vélo ou en voiture, qu’ils passent leurs vacances dans le pacifique ou au bord du lac Léman ne change rien à l’affaire. Le changement doit être systémique et toutes les voix pour le dire sont légitimes.

Que l’on me comprenne bien. Les efforts pour verdir son mode de vie sont désirables et utiles. Ils permettent de faire évoluer les valeurs de la société dans son ensemble et d’expérimenter des modes de vie nouveaux. Si suffisamment de gens les adoptent, ils préparent les esprits aux changements à venir et donnent un signal fort aux décideurs. Mais en aucun cas avoir une faible empreinte carbone n’est un prérequis pour demander une action politique ambitieuse contre le changement climatique. Si seules les personnes exemplaires en la matière pouvaient s’exprimer, très peu de monde aurait voix au chapitre.

 

Des attentes irréalistes

Faire reposer la résolution du problème climatique uniquement sur les changements de comportement individuels serait d’ailleurs totalement irréaliste. Cela demanderait un niveau de coordination que seules des politiques publiques peuvent fournir dans une société aussi nombreuse, complexe et dépendante des énergies fossiles que la nôtre. L’histoire des problèmes environnementaux nous montre qu’aucun problème écologique d’une certaine ampleur n’a été résolu par une accumulation de petits gestes. Que l’on songe à l’impact du DDT sur l’environnement et la santé humaine, au trou dans la couche d’ozone lié à l’usage des gaz CFC ou aux problèmes de pollution au dioxyde de soufre responsables des pluies acides. Tous ces problèmes ont été résolus par la mise en place d’un cadre légal ambitieux, parfois associé à des incitation économiques, et non par l’addition de petites actions individuelles. L’histoire environnementale compte bien quelques exemples de boycotts qui ont été couronnés de succès, mais la plupart sont des cas isolés et de petite ampleur comme le retrait d’un produit ou l’abandon d’un projet d’infrastructure, pas des changements de paradigme.

D’autre part, se focaliser uniquement sur les changements personnels fait reposer une responsabilité démesurée sur les individus. Les jeunes qui ont manifesté le 18 janvier, tout comme leurs aînés, ont grandi dans une société fondée sur l’usage intensif des énergies fossiles et l’hyper-consommation. Tout y est organisé pour engendrer des attentes toujours renouvelées et perpétuer des fonctionnements dévastateurs pour l’environnement. Le problème est donc structurel. Dans ce contexte, diviser son empreinte climatique par quatre ou plus n’est pas toujours possible, et demande des efforts considérables. L’idée que la responsabilité de résoudre l’un des plus gros problèmes de notre temps repose en premier lieu sur les individus est une farce, alors même que l’industrie fossile et ses investisseurs continuent à détruire la planète en touchant des milliards de francs de subvention. Cette vision des choses ne pourrait pas être plus déconnectée de la nature même du problème climatique, et cela au moment où nous avons plus besoin que jamais d’une réponse commune extrêmement vigoureuse.

Les individus ont bien-sûr leur part à jouer, mais cela commence par faire entendre leur voix et accepter la nécessité d’une transition énergétique et écologique rapide.

 

Changer tous ensemble c’est plus facile

En vérité, changer tous en même temps est à la fois plus efficace, plus efficient et plus équitable. Plus efficace, car le but étant d’arriver à zéro émissions nettes de COd’ici la seconde moitié du siècle, seule une action concertée nous permettra d’atteindre cet objectif. Tant que les réductions radicales d’émissions resteront le fait d’une minorité de précurseurs, la lutte contre le changement climatique sera vouée à l’échec. Or, il est illusoire de penser qu’un changement de comportement spontané de cette ampleur, dans une société qui nous conditionne à faire exactement l’inverse, puisse toucher l’ensemble de la population.

Plus efficient ensuite, c’est à dire moins coûteux économiquement, pratiquement et moralement, car les modes de vie à très faibles émissions de carbone sont beaucoup plus faciles à adopter dans une infrastructure adaptée à cet effet. Que ce soit dans le domaine de l’énergie, de la mobilité ou de l’alimentation, les technologies sobres en carbone sont beaucoup moins chères lorsqu’elles sont utilisées à large échelle. Pour les individus, il est beaucoup plus aisé de se déplacer sans voiture dans une ville adaptée au vélo et équipée d’un bon réseau de transports publiques ; plus facile de se passer de viande lorsqu’il y a une vaste gamme de plats végétarien à choix ; et moins dur de voyager moins souvent, ou différemment, lorsque tout le monde est à la même enseigne.

Plus équitable enfin, car il est injuste qu’une petite partie de la population prenne sur elle la plus grande part du fardeau climatique, qui est rappelons-le par essence un problème commun, alors que la majorité s’en désintéresse. Certaines parties de la population, en particulier les plus défavorisées, ne devraient pas non plus être les laissées pour compte de la transition énergétique, pendant que d’autres achètent le maintien de leur mode de vie énergivore.

Pour toutes ces raisons, le traitement de la crise climatique doit passer, et passera, par l’adoption de politiques climatiques ambitieuses qui permettent des changements systémiques dans le fonctionnement même de notre société. Et si les élu.e.s ne prennent pas leurs responsabilités, c’est aux citoyen.ne.s de les leur rappeler, dans la rue et dans les urnes, quelle que soit leur empreinte carbone personnelle.

Le vrai moteur du changement sera le citoyen, bien plus encore que le consommateur.