L’affaire Ghosn vue du Japon

L’arrestation de Carlos Ghosn la semaine dernière a eu un grand retentissement et a fait la Une de la presse internationale. En Occident, certains commentateurs ne se privent pas de décrire l’affaire comme un complot industriel formenté à l’intérieur de Nissan avec la complicité des autorités japonaises qui maltraitent le détenu et démontrent ainsi la xénophobie persistante de leur pays. Qu’en est-il dans la presse japonaise ?

 

Du blâme pour tout le monde

On ne met d’abord pas en doute la culpabilité de M. Ghosn, accusé par des dénonciateurs internes d’avoir caché une large partie de ses revenus au fisc nippon et par là-même de grande trahison de confiance. Les douloureuses coupes budgétaires qu’il avait imposées à Nissan sont une source de ressentiments encore bien présents et ses excès personnels sont aujourd’hui critiqués avec une certaine satisfaction. La preuve, dit-on, des risques de son style de « leadership charismatique » dictatorial, peu respectueux de la culture de l’entreprise qu’il dirigeait, et de sa détermination à pousser Nissan à se conformer aux standards de l’industrie automobile internationale en matière de rémunération et ailleurs.

 

Les critiques sont également vives envers le conseil d’administration de l’entreprise. On se demande comment les détournements de M. Ghosn ont pu passer inaperçues si longtemps, et on soupçonne des complicités et un manquement au devoir envers les actionnaires bien plus larges qu’il n’a été admis. Les appels à une grande enquête, à d’importantes réformes et à un compte rendu transparent et exhaustif fusent (et sont repris par le Ministre de l’Economie). Il faut dire que la réputation de Nissan était déjà bien atteinte dans l’archipel en raison d’un scandale l’année dernière autour de mauvaises pratiques de certification des véhicules en sortie d’usine.

 

Solidarité avec les employés

Parmi les internautes, deux types de réactions sont particulièrement visibles. D’abord surprise et scepticisme quant à la façon dont l’affaire s’est déroulée : l’arrestation théâtrale de M. Ghosn à son arrivée au Japon devant les caméras; les spéculations et les théories du complot qui circulent ; le fait que les révélations reposent sur les dénonciations d’employés plutôt que sur le processus de supervision interne normale d’une entreprise ; la mise en place, presque sans précédent au Japon, d’une négociation de peine avec les dénonciateurs ; autant d’éléments qui renforcent le côté dramatique des événements et créent bien plus d’émoi que nécessaire, critiquent certains.

 

Le sentiment dominant, cependant, est la compassion et la solidarité avec les employés de Nissan, qui ont bien souffert ces dernières années, et l’inquiétude pour le sort de tous les jeunes gens qui viennent d’entrer dans l’entreprise ou qui s’apprêtent à le faire. A quoi bon toutes ces coupes et ces licenciements qui ont affecté tant de familles si le conseil d’administration ne fait pas son travail et si le président commet de telles exactions ? Et quel sera l’avenir d’une compagnie qui enchaîne les scandales ? Le « redressement » accomplit par M. Ghosn paraît aujourd’hui illusoire, et il est difficile de trouver beaucoup de sympathie pour le détenu.

 

Les pêchés de M. Ghosn

En fin de compte, M. Ghosn a commis aux yeux des Japonais deux pêchés qui rendaient sa chute inévitable. D’abord une faillite morale en tant que dirigeant d’une entreprise qui tient une place importante dans la société nippone. Alors que celle-ci traversait une phase difficile, il s’arrogeait des compensations démesurées dans le contexte de l’archipel et se vantait de son succès d’homme d’affaires. Il manquait ainsi à son devoir de montrer de la compassion envers ses employés et d’offrir un exemple positif capable de les motiver et de les guider. Arrogance, ensuite, en affirmant que seul son leadership permettait à Nissan de rester viable. En ignorant le ressentiment grandissant que ces fautes généraient à Tokyo, et par sa trop grande confiance en soi, il s’est ouvert à la vengeance de l’establishment japonais.

 

Ghosn n’est probablement pas le seul chef d’entreprise japonais à commettre le type de manœuvres salariales dont il est accusé. Que lui seul a été arrêté est clairement le résultat d’une décision politique prise collectivement par l’autorité japonaise, comprise ici au sens large en incluant toutes les élites tokyoïtes qui gouvernent le pays – bureaucrates, politiciens et grandes entreprises, dont l’alliance formait le fameux « triangle de fer » qui dominait le système d’après-guerre. Ce triangle n’est plus ce qu’il était, mais il sait encore s’unir contre un individu qui menace trop le statu quo.

 

L’establishment contre-attaque

Certains voient ici de la xénophobie, vu le statut d’étranger de M. Ghosn, mais cette interprétation est à mon sens inexacte. Le sort de M. Ghosn rappelle celui de figures japonaises comme Takafumi Horie, un entrepreneur arrêté pour fraudes en valeurs mobilières en 2006, ou Ichiro Ozawa, un politicien objet de poursuites pour dons illégaux en 2009. Dans les deux cas, le crime en question n’est pas rare et les punitions sont sélectives. Les problèmes judiciaires de ces deux personnes sont plutôt dus à la façon dont ils contrevenaient aux traditions dans le monde des affaires ou la vie politique et se vantaient de leur rôle de« disrupteurs ».

 

C’est bien pour ces mêmes raisons que M. Ghosn s’est attiré les foudres de l’establishment. Il rejetait les coutumes de son milieu et a ignoré les signaux de mécontentement général quant à son projet d’alliance plus étroite entre Nissan et Renault, qui accordait un pouvoir décisionnel démesuré à cette dernière. Il a également sous-estimé les moyens de représailles dont disposaient les autorités. Il en paie maintenant le prix.

Antoine Roth

Antoine Roth est professeur assistant à l'Université du Tohoku à Sendai, au Japon. Genevois d'origine, il a obtenu un Master en Etudes Asiatiques à l’Université George Washington, et un Doctorat en Politique Internationale à l'Université de Tokyo. Il a également effectué un stage de six mois à l'Ambassade de Suisse au Japon. Il se passionne pour les questions sociales et politiques qui touchent le Japon et l’Asie de l’Est en général.

12 réponses à “L’affaire Ghosn vue du Japon

  1. Il y a une erreur fondamentale dans cet article: M. Ghosn n’est pour le moment pas officiellement accusé de fraude fiscale. C’est précisément ce qui rend cette affaire et la garde à vue prolongée de M. Ghosn difficilement compréhensible pour le publique. Il semble qu’on lui reproche de ne pas avoir déclaré publiquement, selon une obligation postérieure à 2009, une part de rémunération non-versée devant servir de prime de départ. Pour le moment, M. Ghosn et M. Quelly se défendent en argumentant qu’ils s’en sont remis aux conseils de juristes Japonais. Il semble donc que les informations reçues par les Japonais ne sont pas les mêmes que celles disponibles en Europe. Mais bien sûr, en l’absence de chef d’inculpation officiel, tout n’est que spéculation, ce qui laisse libre cours aux cabales et lynchage médiatique. Quant aux sacrifices des employés de Nissan, c’est oublier un peu vite qu’ils ont servi en premier lieu à sauver leurs places de travail.

    1. Je ne parle pas dans l’article des charges officielles, effectivement pas encore prononcées (la guarde à vue prolongée n’est pas rare au Japon où le système donne beaucoup de pouvoir aux procureurs, ce qui suscite effectivement depuis longtemps des critiques), mais des dénonciations initiales qui sont reprises sans autre dans la presse (j’ai ajouté la précision).
      Quant au sort des employés de Nissan, le fait que les coupes aient rétabli la santé financière de la compagnie fait une belle jambe aux personnes licenciées et à ceux qui ont perdu leur emploi chez les fournisseurs de Nissan. C’est les histoires de ces gens-là qui ressortent aujourd’hui dans les commentaires des internautes et alimentent l’antipathie pour M. Ghosn.

  2. Merci Antoine, votre article est très intéressant. Je me demandais précisément quelle était la perspective de l’affaire vue du Japon.

    Cela dit, tout cela est très prévisible. Tout pays et toute population réagirait semblablement au Japon et à sa population: imaginons par exemple ce qui se passerait/se serait passe en France si la situation avait été inversée: si le japonais Nissan avait pris control de 43% de Renault – et si un mandarin japonais contrôlait la société, et licenciait les ouvriers français. C’est de l’impensable.

    Donc effectivement cela mène, par-delà la réalité judicaire de l’affaire, à se poser des questions sur, peut-être, une sorte d’aveuglement de Carlos Ghosn, face à cette colère sourde qui devait inéluctablement se lever.

    Je serais du coup très intéressé si Antoine Roth pouvait commenter un peu quelles furent au cours du temps les contacts, si l’on peut dire, entre Carlos Ghosn, et la population japonaise en général, pour “address” (en anglais – pas d’équivalent en français) le ressentiment latent de cette population. Cela serait aussi une perspective et une leçon intéressante pour tous les chefs d’entreprise.

    1. Bonjour, merci beaucoup de votre intérêt. Je pensais écrire un prochain billet sur l’attitude des japonais face à l’immigration en me basant sur les résultats d’un sondage publiés récemment. Je pourrais peut-être y ajouter un complément sur la question très particulière des chefs d’entreprises étrangers. M. Ghosn n’est pas le seul à avoir eu quelques soucis, et il y a de quoi faire. Je dois encore y réfléchir mais je vais essayer.

  3. Merci pour ce point de vue “japonais”.
    J’aurais souhaité que, dans le titre, on accorde “certains commentateurs ne se prive pas “, en optant pour le ne “se privent pas”.
    Mais bon, tout fout le camp. Pas seulement les rémunérations.
    Cordiales salutations helvétiques

    1. Bonjour, je suis désolé mais non cet article n’est pas disponible en japonais. Mais je vous remercie beaucoup de votre intérêt!

      1. Bonjour Monsieur,
        Je vous remercie de votre réponse rapide !
        C’est toujours un plaisir !
        Bien à vous,
        Cordialement

  4. Bonjour, je me suis demandé, en rapport à l’histoire “guerrière” du japon (le sens de l’honneur, de la dignité, du devoir, de son rang) si le sauvetage – quand même – par Ghosn, un franco-libanais-brésilien, de deux multinationales japonaises de l’automobile, n’avait pas été éprouvé par l’opinion publique japonaise comme un humiliation. Et qu’en fait la chute de Ghosn par des autorités japonaises n’est pas davantage une vengeance diffuse, en tout cas l’expression du ressentiment japonais d’avoir eu besoin d’un étranger pour redresser les dites entreprises, plutôt que des abus de rémunération associés à des non-déclarations au fisc. D’autant qu’il n’a pas hésité à faire ce que des patrons japonais ne pouvaient pas faire, compte tenu de leur culture, largement licencier avant de restructurer.

    1. Bonjour,
      Non, je ne pense pas que le sauvetage de Nissan aie été éprouvé comme une humiliation. Après tout, c’est bien pour redresser le navire qu’on avait fait appel à M. Ghosn. Cela faisait d’ailleurs partie d’un mouvement de réforme du management des entreprises nippones, dont le gouvernement japonais reconnaissait les problèmes. Faire appel à des patrons étrangers (du “sang neuf” en quelque sorte) faisait partie de la réponse, et M. Ghosn n’est de loin pas le seul exemple. Le fait que ce dernier aie réussi à “guérir” Nissan, même si le remède était très douloureux, l’avait en réalité rendu très populaire dans l’archipel dans un premier temps (il avait même été le héros d’un manga!). Le ressentiment des nombreuses personnes affectées par la restructuration avait cependant continuer de couver en arrière plan et est apparu au grand jour après son arrestation.
      Les abus de rémunération sont comme vous dites plus un prétexte qu’autre chose dans son arrestation, non pas parce qu’il n’en a pas commis, mais plutôt parce que ces abus sont probablement assez courants et leur poursuite sélective (il faut cependant noter que les abus de M. Ghosn était quand même plus ostentatoires que ceux de la plupart des patrons japonais, pour qui il est très mal vu de montrer trop ouvertement son pouvoir ou sa fortune). Le ressentiment des élites japonaises envers M. Ghosn ne vient cependant pas de son succès passé, mais plutôt de son refus de s’intégrer dans le monde des affaires japonaises ou de chercher à comprendre les usages et coutumes locales. Je pense que beaucoup le trouvaient très arrogant. Son projet de transférer le contrôle de Nissan à Renault malgré les protestations de Nissan et des autorités fut la goûte d’eau qui a fait débordé le vase.
      En somme, si la culture japonaise contribue au ressentiment de l’establishment (plus que de la population en général, d’ailleurs) envers lui, c’est à travers le manque de respect envers ses pairs et envers les autorités dont on l’accuse, plutôt que dans un sentiment de honte d’avoir dû faire appel à lui pour sauver Nissan. Je n’ai pas l’impression que ce sentiment existe. Les Japonais ont effectivement un sens assez poussé de la dignité nationale (ils ne sont d’ailleurs pas les seuls, je crois que c’est un trait partagé par toutes les “grandes nations”, et particulièrement présent dans les cultures d’Asie de l’Est), mais pas à ce point là.

  5. Merci. En somme, davantage de formalisme au Japon, et peut-être dans les pays asiatiques, qu’en Occident, où le fond serait plus apprécié que la forme.
    Le fond ne va toutefois pas sans la forme. Or si le fond était respecté dans les pays occidentaux, la civilité serait en péril ; d’où finalement un retour à une forme mais qui n’est que de convenance.
    Le respect de la forme ou du rituel en Asie pose la civilité. A partir de là, les oppositions normales peuvent s’exprimer.
    Une nette distinction des mentalités occidentales (hormis l’anglaise liée à la Couronne) avec celles asiatiques.

Les commentaires sont clos.