La fièvre des séries façon chinoise

« Game of Thrones » est probablement la série télévisée américaine la plus regardée au monde. Il est difficile de trouver des chiffres globaux, mais son audience est estimée à plus de 20 millions, voire 30 millions de personnes autour du globe (y compris de nombreux fans chinois), et c’est sans compter les téléchargements illégaux. Ces chiffres semblent cependant ridicules quand on les compare à l’audience des séries télévisées chinoises les plus populaires.

Peut-être la plus célèbre d’entre elles cette année est « Ode à la joie », et les chiffres sont étourdissants. En effet, chaque épisode a été regardé plus de 315 millions de fois en ligne (chiffres auxquels il faut ajouter les téléspectateurs classiques), pour un grand total qui excède les 13 milliards de visionnages! Même à l’échelle de la Chine, voilà qui est impressionnant. Quelle est donc cette série qui a su ainsi séduire les foules ?

 

Une ode à la vie de la jeunesse urbaine

« Ode à la joie » raconte les aventures de cinq jeunes femmes d’une trentaine d’années issues de la classe moyenne plus ou moins aisée et vivant dans des appartements voisins d’un immeuble résidentiel (qui donne son nom à la série) au cœur d’une grande ville chinoise (le premier épisode est disponible sur Youtube avec des sous-titres anglais en « closed-caption »).

On comprend vite pourquoi ces personnages et le tableau de leur vie quotidienne plaisent tellement. Nombre de jeunes citadins chinois peuvent en effet facilement s’identifier à elles et aux joies, chagrins et problèmes auxquelles elles font face. Elles cherchent à faire un bon mariage et une bonne carrière, mais également à s’amuser et à profiter de la vie.

Le ton est réaliste, et la série traite des grands thèmes universels – statut et règles sociales, amitié, amour, famille, travail… – dans des termes naturellement propres à la culture chinoise et à une société où les valeurs traditionnelles (piété filiale, patriarcat, responsabilité citoyenne) se heurtent au désir de liberté et à l’hédonisme d’une jeunesse qui n’a connu que les années de boom économique, tout cela dans un environnement caractérisé par une course à la consommation souvent effrénée et par des rapides changements technologiques.

 

Le boom du streaming

L’ampleur du phénomène « Ode à la joie » est exceptionnelle, mais cette série n’est pas la seule à avoir connu un grand succès. Il est de plus en plus fréquent que l’une d’elles s’approche du milliard de vues. La popularité grandissante des séries est un phénomène mondial, et, en Chine comme ailleurs, elle est favorisée par la croissance rapide des services de streaming (iQIYI, souvent surnommé le Netflix chinois, est le plus grand d’entre eux), sur lesquels certaines sont diffusées en exclusivité.

Rien de très surprenant ici, mais une dimension supplémentaire du phénomène en Chine est la censure, et la plus grande liberté dont bénéficient, du moins jusqu’à maintenant, les services en ligne par rapport à leurs collègues de la télévision. Sur les chaînes classiques, les drames historiques ayant pour cadre la guerre de résistance contre le Japon dans les années 1930 et 1940 sont omniprésents. Leur popularité n’est pas surprenante vu le mélange de tension, de tragédie et d’héroïsme patriotique qu’un tel contexte fournit, mais l’approbation du Parti Communiste, toujours heureux de rappeler au peuple chinois son rôle dans la lutte de libération nationale, rend également de telles séries politiquement très sûres. De manière générale, la programmation des chaînes télévisuelles publiques (il n’existe pas de chaîne privée) est très sage et prend bien garde à ne pas promouvoir des comportements « amoraux ».

Les plateformes de streaming sur Internet peuvent se permettre plus de liberté. Un exemple récent est « Yu le pécheur », une série à grand succès qui a pour personnage principal l’inspecteur Yu, chargé d’infiltrer un gang criminel. Il jure, triche, et se comporte comme les voyous qu’il doit côtoyer. Cela ne surprendrait guère des téléspectateurs occidentaux, mais en Chine Yu brise l’image très propre et lisse des policiers dans les séries traditionnelles.

 

Le Parti n’est jamais loin

La plupart des internautes chinois s’en réjouissent, mais il n’est pas certain que l’espace de liberté relative qui existe sur les plateformes de streaming subsiste encore longtemps. En effet, non contents de leur ordonner de soumettre toutes leurs productions au censeur et de maintenir une cellule du Parti Communiste au sein de l’entreprise – des procédures normales affectant tout producteur de contenu médiatique et toute entreprise privée –, le gouvernement chinois a annoncé récemment son intention d’acheter des parts d’actionnariat dans toutes les grandes entreprises de l’ère digitale, plateformes de streaming compris.

Le Parti Communiste est tout à fait conscient de l’importance croissante de l’Internet dans le discours public, le paysage médiatique, etla diffusion de la culture. Plusieurs articles récents ont souligné l’importance de l’espace digital comme théâtre principal de la « guerre idéologique » que beaucoup dans l’élite politique sont convaincus de mener contre l’Occident et contre les citoyens chinois qu’ils accusent de vouloir saper l’autorité du Parti. S’impliquer plus activement dans la direction des acteurs principaux de l’Internet du pays est donc un moyen de renforcer la capacité du gouvernement à influencer le développement de l’espace digital chinois. Les créateurs de séries dramatiques ne seront pas les seuls à en pâtir.

 

 

Antoine Roth

Antoine Roth est professeur assistant à l'Université du Tohoku à Sendai, au Japon. Genevois d'origine, il a obtenu un Master en Etudes Asiatiques à l’Université George Washington, et un Doctorat en Politique Internationale à l'Université de Tokyo. Il a également effectué un stage de six mois à l'Ambassade de Suisse au Japon. Il se passionne pour les questions sociales et politiques qui touchent le Japon et l’Asie de l’Est en général.