L’étrange persistance de la fumée dans les restaurants japonais

De l’interdiction de parler trop fort ou de téléphoner dans les trains aux règles d’étiquette complexes dans les bains publics, le Japon attache une énorme importance aux égards envers autrui. L’expression « je m’excuse de vous déranger » (shitsurei shimasu) est l’une des plus utilisées de la langue de l’archipel et conclut tout appel téléphonique hors de la famille ou des proches. Il est donc très surprenant qu’il soit ici toujours permis de fumer dans les cafés, bars et restaurants.

 

Le paradis des fumeurs

La lutte contre la fumée passive et le respect des droits des non-fumeurs sont à la base de la restriction de la fumée dans les lieux publics de plus en stricte presque partout en Occident, mais ces arguments n’ont que peu d’impact au Japon. La plupart des restaurants et des cafés sont divisés en espaces fumeur et non-fumeur sans séparation hermétique, et on peut fumer dans la majorité des bars et izakayas (l’équivalent japonais des restaurants à tapas où la plupart des verrées entre amis ou collègues ont lieu), surtout s’ils sont petits et traditionnels.

La proportion de fumeurs au Japon n’est pourtant pas particulièrement élevée (21.7% en 2015 selon les chiffres de l’Organisation Mondiale de la Santé, comparé à une moyenne européenne de 27.3%), et la différence entre les sexes est particulièrement frappante – on voit très peu de femmes avec une cigarette à la main. De plus, les Japonais non-fumeurs sont, selon mon expérience, tout aussi contrariés de devoir fréquenter des lieux enfumés que l’étaient mes amis suisses. On peut donc se demander pourquoi les intérêts du cinquième de la population sont ainsi privilégiés par rapport à ceux d’une large majorité.

 

Le poids de la tradition

Comment donc expliquer que le Japon n’ait pas suivi les pays occidentaux dans l’interdiction de la fumée en intérieur ? On peut d’abord mentionner une certaine réticence à briser une longue tradition. Les izakayas en particulier ont, depuis l’aube du Japon moderne, été le lieu où les travailleurs (masculins) japonais se retrouvaient pour fraterniser autour d’un verre ; fumer du tabac faisait partie intégrante de cette expérience. Même si le nombre de fumeurs a diminué et que le public des izakayas a beaucoup changé, les hommes politiques qui continuent de diriger le pays restent attachés à cette tradition. De plus, toute critique de l’immobilisme du Japon en la matière par ses partenaires occidentaux ou une organisation internationale tend à provoquer un blocage et une revendication du particularisme culturel de l’archipel qui rend toute réforme plus difficile.

 

Une seconde raison, peut-être plus importante encore, est le poids politique de Japan Tobacco, qui a longtemps eu un monopole sur les ventes de cigarettes dans le pays, et qui était, jusqu’en 1994, entièrement contrôlée par l’Etat. Aujourd’hui encore, la compagnie contrôle les deux tiers du marché du tabac au Japon et le Ministère des Finances détient un tiers des actions de la compagnie.

Cette domination et ces liens étroits avec le gouvernement confèrent à Japan Tobacco une grande capacité à influencer la politique de santé japonaise par le biais de ses superviseurs dans l’administration et des nombreux parlementaires qui sont prêts à défendre ses intérêts. Résultat, en plus de la non-interdiction de la fumée en intérieur, les taxes à la consommation, et donc le prix de vente des cigarettes, sont au Japon beaucoup plus bas qu’en Europe, et la législation sur les règles d’emballage et d’autres aspects techniques est plus souple.

 

Merci les JO

Heureusement pour les non-fumeurs, japonais comme visiteurs, la situation semble sur le point de changer, et ce grâce aux Jeux Olympiques que Tokyo accueillera en 2020. En effet, le Ministère de la Santé a récemment indiqué sa volonté d’interdire la fumée en intérieur à temps pour les Jeux. Malgré la résistance que cette initiative rencontrera, il est fort probable que le désir d’éviter des critiques embarrassantes et de présenter le pays sous le meilleur jour possible quand l’attention du monde entier sera tournée vers lui triomphera en fin de compte. Quel que soit l’impact général des Jeux Olympiques sur le pays, ils auront donc sur ce point en tout cas un effet que beaucoup trouveront bienvenu.

 

Antoine Roth

Antoine Roth est professeur assistant à l'Université du Tohoku à Sendai, au Japon. Genevois d'origine, il a obtenu un Master en Etudes Asiatiques à l’Université George Washington, et un Doctorat en Politique Internationale à l'Université de Tokyo. Il a également effectué un stage de six mois à l'Ambassade de Suisse au Japon. Il se passionne pour les questions sociales et politiques qui touchent le Japon et l’Asie de l’Est en général.