Le G7, le sanctuaire d’Ise et la croisade de Monsieur Abe

Pour les habitants de Tokyo, le signe le plus visible que les chefs d’Etat du G7 se sont réunis au Japon cette semaine était l’impressionnante présence policière. Généralement cantonnés à leurs Kōban (les petits postes de police de quartier, très nombreux ici), les forces de l’ordre étaient cette semaine omniprésentes dans toutes les gares et autres lieux publics, à tel point qu’on peut se demander si les autres provinces japonaises n’ont pas dû envoyer des renforts vers la capitale pour l’événement.

Le G7 s’est cependant déroulé sans le moindre heurt, les chefs d’Etat ont maintenant quitté le pays, et les policiers sont retournés à leurs postes habituels. Le sommet aura en réalité été éclipsé par la visite sans précédent du président américain Barack Obama au parc de la paix d’Hiroshima, qui a fait la une tout autour du monde. Accueillir le G7 était néanmoins pour le gouvernement de Shinzo Abe une occasion elle-même très importante, en raison notamment du lieu où la rencontre a pris place.

 

Au cœur du shintoïsme

Le sommet du G7 a en effet eu lieu à Ise-Shima, tout près du plus important sanctuaire shinto du Japon. Le shintoïsme est la religion animiste traditionnelle de l’archipel, aux origines très anciennes, mais qui fut, après la Restauration Meiji et l’entrée du Japon dans le monde moderne au milieu du 19e siècle, étroitement associée au pouvoir de l’Empereur – une association rompue de force par les Américains après la Seconde Guerre Mondiale.

M. Abe était déterminé à organiser le G7 près du sanctuaire – la préfecture qui l’accueille ne comptait même pas se proposer comme hôte, mais fut fortement encouragée par Tokyo à le faire – et à y amener ses pairs pour une visite officielle. Pourquoi-donc le Premier Ministre considérait-il cela comme si important ? La réponse est liée à ses tendances nationalistes et révisionnistes.

 

L’obsession des nationalistes

M. Abe s’était attiré les foudres de la communauté internationale en décembre 2013 lorsqu’il avait visité le sanctuaire Yasukuni, un autre haut lieu du shintoïsme au cœur de Tokyo, qui héberge les âmes de tous les soldats morts pour leur patrie depuis l’ère Meiji, y compris des criminels de guerre de la Seconde Guerre Mondiale. Le Premier Ministre a eu le bon sens de ne pas répéter l’exercice une seconde fois et d’adopter une attitude conciliante envers les voisins du Japon, prompts à s’offusquer devant de tels gestes provocateurs, mais ses sentiments n’ont pas changé.

Il reste en effet convaincu que son pays doit retrouver sa « fierté » d’antan et, pour cela, amender l’ordre constitutionnel d’après-guerre imposé par l’occupant américain et retrouver les « valeurs traditionnelles » du Japon, y compris la prééminence de l’Empereur (qu’importe le fait que celui-ci rejette entièrement la vision de M. Abe et prône au contraire le pacifisme et la réconciliation avec les victimes du passé) et de la religion shinto. Emmener les chefs d’état des grands pays occidentaux à Ise est un moyen fort d’apporter prestige et respectabilité à sa vision du shintoïsme comme symbole officiel du Japon traditionnel.

 

La base de M. Abe

La grande majorité des Japonais était en réalité peu touchée par le symbolisme du sommet d’Ise, n’a aucune patience pour les singeries nationalistes du Premier Ministre ou pour la politisation de leur religion ancestrale, et préfèrerait que son gouvernement se consacre à redonner des couleurs à l’économie et à assurer l’avenir du système de sécurité sociale.  Le retour du Japon à sa « gloire d’antan » tient cependant très à cœur à un segment de l’élite politique (avec la Nippon Kaigi ou « Conférence du Japon » comme porte-étendard), qui est une importante source de soutien pour M. Abe et a une influence non négligeable dans son parti (le LDP, ou Parti Libérale-démocrate).

Il se trouve également que l’association faitière des sanctuaires shintos a des liens étroits avec la Nippon Kaigi et fait campagne pour affaiblir la stricte séparation entre Etat et religion dans la Constitution japonaise. Elle s’aligne donc étroitement avec M. Abe et le LDP, qui réclament depuis longtemps la révision du document, et qui trouvent tout naturel d’enrôler la hiérarchie shinto dans leur quête de « renouveau du pays » vu le rôle important que la religion jouait dans l’impérialisme d’avant-guerre.

Le Premier Ministre, ayant admis l’impossibilité de retourner au sanctuaire Yasukuni et choisi Ise comme nouveau symbole de sa croisade nationaliste, a donc adroitement utilisé le G7 pour promouvoir son agenda et pour satisfaire ses partisans. Il sait qu’il aura besoin de tout leur soutien s’il veut avoir une chance de convaincre la majorité des Japonais, plutôt indifférente à la question, de la nécessité de s’engager dans un processus de révision constitutionnelle plein de périls. 

Antoine Roth

Antoine Roth est professeur assistant à l'Université du Tohoku à Sendai, au Japon. Genevois d'origine, il a obtenu un Master en Etudes Asiatiques à l’Université George Washington, et un Doctorat en Politique Internationale à l'Université de Tokyo. Il a également effectué un stage de six mois à l'Ambassade de Suisse au Japon. Il se passionne pour les questions sociales et politiques qui touchent le Japon et l’Asie de l’Est en général.