La trouble posture des chimistes français face au déni climatique

Plusieurs incidents récents au sein de la communauté des chimistes soulèvent l’étrange question de leur apparente tolérance aux entreprises de désinformation menées par leurs pairs négateurs de la crise climatique. Quelle posture les institutions et les représentants les plus prestigieux de cette discipline souhaitent-ils vraiment adopter face aux sciences du climat et aux périls qu’elles annoncent ? Le besoin de clarification est urgent.

 

2 juillet 2019. 25 chimistes reconnus dont 2 lauréats du prix Nobel, tous membres de la prestigieuse Académie des Sciences française, signent une tribune dans l’Actualité Chimique pour soutenir l’auteur d’une chronique que cette revue de la vénérable Société Chimique de France a décidé de retirer de son site, suite au tollé suscité par le texte parmi ses lecteurs et sur les réseaux sociaux. La raison de cette rétractation : le texte est accusé par ses détracteurs (dont les courriers sont rendus publics par la revue) d’être outrageusement climatosceptique, voire franchement climato-dénialiste (*), de contenir des erreurs scientifiques grossières et de ressasser les poncifs exploités par les négateurs de la crise climatique depuis des décennies. Mais surtout, il tourne en ridicule aussi bien les mobilisations des jeunes pour le climat que les travaux de la communauté des climatologues, en remettant en cause leurs travaux sur la base de considérations météorologiques et d’articles datés des années 70, ou en évoquant des publications scientifiques dont les auteurs eux-mêmes indiqueront ensuite qu’ils n’ont pas été compris.

Capture d’écran de la page Twitter d’un lecteur de l’Actualité Chimique

Un non-événement ?

Sur un autre sujet, l’affaire pourrait paraître anecdotique : quoi de plus normal, voire de plus sain, que des arguments contradictoires se juxtaposent dans une revue scientifique dont le rôle est justement de permettre le débat entre théories concurrentes ? La tribune des académiciens semble d’ailleurs avoir été écrite en ce sens : tout en évoquant un peu imprudemment une réflexion appuyée sur « des publications scientifiques validées par les pairs » alors qu’on n’y trouve aucune publication issue d’une revue à comité de lecture postérieure à 2001, elle ne cherche pas à accréditer explicitement les contenus de la chronique incriminée mais prétend critiquer, au nom du droit au doute scientifique, le fait qu’elle ait été retirée.

Certes. Mais en premier lieu, les réseaux sociaux seraient bien en droit de s’émouvoir si deux douzaines de physiciens de l’Académie décidaient de contester le retrait, par leur revue scientifique, d’un texte aussi ouvertement platiste qu’est climato-dénialiste (*) celui dont il est question ici, repoussant d’autant les limites des connaissances susceptibles d’être soumises au doute scientifique. Surtout que l’auteur de la chronique incriminée Jean-Claude Bernier, ancien directeur du Département de Chimie du CNRS, signe depuis des années des textes du même acabit (sous couvert d’humour, de droit au doute scientifique et de dénonciation de la « pensée unique ») dans les médias les plus divers, diffusant erreurs scientifiques et interprétations fallacieuses jusque sur le site www.mediachimie.org destiné aux professeurs de science de l’école secondaire (par exemple en comparant indûment le CO2 atmosphérique recyclé par la respiration des humains à leurs émissions de carbone fossile, aux fins de relativiser ces dernières).

 

Page d’accueil du site de ressources pour enseignants mediachimie.org

En second lieu, il est impossible de considérer cette tribune comme anecdotique si on l’analyse à la lumière des enjeux politiques attachés à la gestion de la crise climatique. Car à l’inverse de ce que prétendent ses signataires, les débats sur cette question ne peuvent être réduits à de simples controverses scientifiques dès lors qu’ils sont systématiquement exploités par des groupes d’intérêts économiques, politiques ou idéologiques. C’est ce contre quoi des historiens des sciences comme Naomi Oreskes, Erik Conway ou Robert Proctor mettent pourtant en garde la communauté scientifique depuis les années 80, dénonçant avec force exemples les mécanismes de production de l’ignorance des « marchands de doute », auxquels les scientifiques sont comme ici bien souvent associés malgré eux, devenant alors à leur insu au minimum des « fauteurs de doute ». Des pratiques si courantes et tellement éprouvées, de l’industrie du tabac au déni climatique en passant par le scandale de l’amiante, qu’il y a même eu matière à fonder une branche de l’épistémologie dédiée à ces seules questions : l’agnotologie.

 

Récupération immédiate…

Il est à cet égard affligeant de voir que la manière dont cette affaire a été immédiatement récupérée illustre point pour point les enseignements de ces universitaires, les cercles climato-dénialistes revendiquant immédiatement une « victoire » contre « l’irrationnel déferlement carbocentriste ». Le site de l’association des « climato-réalistes » se réjouit ainsi de la réaction de l’Académie à un « acte de censure » contre une chronique qui émettait « simplement » l’hypothèse que le réchauffement récent est dû à la variabilité naturelle du climat, « peut-être accélérée (ou peut-être pas) par nos émissions de gaz à effet de serre » (sic).

Doux euphémisme que le nom de cette association dont les principaux membres publiaient en août 2018, Jean-Claude Bernier en tête, un article intitulé « Une vérité qui dérange : le réchauffement climatique ralentit contrairement aux idées alarmistes » dans les pages du sulfureux site Europe-Israël. Et de retrouver les mêmes noms dans la lettre aux secrétariats de l’ONU et de la CCNUCC publiée le 24 septembre et intitulée « Il n’y a pas d’urgence climatique », signée par une invraisemblable troupe de « scientifiques » dépareillés dont on pourrait croire que les instigateurs se sont efforcés de trouver les moins qualifiés pour parler des questions climatiques (voir notre article du 26 septembre), quand ils sont simplement encore en activité. Il est vrai que selon l’appel à signature publié par les instigateurs de la lettre, un doctorat ou un « diplôme niveau master 2 dans un domaine scientifique (sens large) » associé à « une expérience professionnelle de haut niveau en lien avec la science (sens large) » suffisent pour être éligible. Inutile de préciser que l’auteur de la chronique citée précédemment et soutenu par les chimistes de l’Académie des sciences française, figure en bonne place parmi les signataires.

Extrait de la liste des signataires suédois et suisses de la lettre ouverte

D’autres faits troublants

En remontant les fils de cette affaire apparemment peu significative de prime abord, d’autres faits troublants viennent peu à peu s’accumuler. Ainsi, le 18 novembre 2015, la Maison de la Chimie organisait dans ses murs un colloque au titre inspirant : « Chimie et changement climatique ». Ce colloque « ouvert à un large public […] et accessible aux lycéens et à leurs enseignants », présenté sur son site comme accueillant « quelques-uns des meilleurs spécialistes » du climat, des océans et de l’atmosphère, accueillait effectivement des experts de domaines variés. Mais elle s’ouvrait sur une conférence plénière d’introduction prononcée par un certain Vincent Courtillot, pas exactement connu pour sa neutralité scientifique à l’égard de la climatologie, justement. Cette même conférence est depuis lors proposée aux élèves et enseignants de l’école secondaire par le site www.mediachimie.org, déjà cité plus haut, destiné selon ses fondateurs à « mieux transmettre les connaissances des chimistes d’aujourd’hui aux générations futures ».

 

Un urgent besoin de clarification

Quel message les chimistes souhaitent-ils transmettre à la société civile en soutenant un collègue ouvertement associé aux pires négateurs de la crise climatique et de l’intégrité scientifque, en offrant des tribunes à des chantres du climato-dénialisme (*) dans leurs instruments de communication scolaire et grand-public, allant jusqu’à leur confier l’ouverture d’un colloque dédié au lien entre chimie et climat ? Quelle image souhaitent-ils donner non seulement de leur discipline, mais également de la robustesse de la science s’ils ne parviennent pas à valider inconditionnellement les travaux d’une autre communauté scientifique que la leur ? Quel message vont-ils envoyer à leurs collègues tentés de répondre à l’appel tous azimuts lancé sur les réseaux sociaux par les « climato-réalistes » pour récolter un maximum de noms ?

La décision leur appartient mais les enjeux sont trop sérieux pour que ces questions ne soient pas posées. Leur responsabilité est assurément engagée et elle est immense. L’Actualité Chimique, lue jusqu’en Suisse et qui se fait un devoir de « défendre la science contre la désinformation », prévoit un numéro spécial « équilibré » en janvier 2020. L’occasion, nous l’espérons, de clarifier cette question.

 

 

(*) Selon la préconisation du climatologue François-Marie Bréon, nous utilisons ce terme plutôt que celui de « climato-sceptique », le scepticisme étant une attitude noble à encourager contrairement au dénialisme qui désigne « le rejet des faits et des concepts indiscutables et bien soutenus par le consensus scientifique, en faveur d’idées radicales et controversées ». M. Scudellari, « State of denial », Nat. Med., vol. 16, no 3,‎ mars 2010, p. 248.

 

Richard-Emmanuel Eastes

Responsable du Service d'Appui et de Développement Académique et Pédagogique (SADAP) de la Haute Ecole spécialisée de Suisse Occidentale (HES-SO, Delémont)   //   Membre associé du Laboratoire d'Etude des Sciences et des Techniques (STS Lab) de la Faculté des Sciences Sociales et Politiques de l'Université de Lausanne (UNIL)   //   Lead scientist chez Gjosa SA (Bienne) // Consultant en Communication scientifique & Ingénierie cognitive, CEO de la société SEGALLIS (Sorvilier)   // Partenaire académique de la société Creaholic (Bienne)   //   Président de l'association de médiation culturelle musicale Usinesonore (Bienne)