Sciences critiques – Le conspirationnisme est le symptôme des dérèglements du monde

D’où vient le phénomène complotiste contemporain ? Vitupéré par certains observateurs, qui attribuent son existence essentiellement à des dysfonctionnements cognitifs individuels – voire à une maladie mentale –, il est, au contraire, considéré par d’autres comme un phénomène avant tout social, révélateur d’une sorte de « désenchantement du monde ». Le tour du sujet en 3 questions posées par Sciences Critiques à Richard-Emmanuel Eastes, auteur de ce blog.

 

Ce texte est la reproduction de l’interview que nous avons donnée à la revue Sciences Critiques, publiée le 27 novembre 2022. Nous le reproduisons tel quel en invitant nos lectrices et lecteurs à découvrir le bijou cognitif que constitue ce site d’information dédié aux sciences et traitant tout particulièrement des sciences « en train de se faire », dans les laboratoires comme en-dehors – par opposition aux sciences « déjà faites » que sont les découvertes scientifiques et les innovations technologiques. Un site dont la citation de Carl E. Sagan qui en constitue la devise dit beaucoup :

La science est une chose trop importante pour être laissée entre les mains des seuls savants.

Sciences Critiques − Le complotisme, écrivez-vous, est « un phénomène social bien plus que psychologique et cognitif ». C’est-à-dire ? Que dit la pensée complotiste de notre époque ?

Richard-Emmanuel Eastes – Si le phénomène complotiste existe bel et bien, et ce depuis des siècles, il me semble qu’il est aussi mal compris et interprété qu’il est facile à identifier : à peu près n’importe qui est en mesure de détecter la présence d’une coloration « complotiste » dans un argumentaire, mais peu de gens en fournissent spontanément une analyse pertinente. Les échanges sur les réseaux sociaux en témoignent : au mieux les détracteurs de la pensée complotiste invoquent-ils une « absence d’esprit critique », au pire une « maladie mentale ».

Dans la plus pure tradition du « deficit model », on ne perçoit généralement de ce phénomène que ses dimensions cognitives et psychologiques. Certes, il existe des personnes fragiles psychologiquement qui trouvent dans les théories du complot une consolation à leurs maux – tels les Incels dont le célibat est plus facile à supporter dès lors qu’il est considéré comme le fruit d’un complot des femmes à leur égard. Certes, certaines connaissances permettent-elles d’éviter de gober n’importe quelle interprétation simpliste ou farfelue.

Mais si la pensée complotiste ne touchait que les pauvres et faibles d’esprit, on n’en parlerait sans doute pas autant. Et du reste, comme cela a été montré pour l’adhésion aux croyances pseudo-scientifiques [1], il est probable que l’argumentaire complotiste soit de temps à autre, bien au contraire, nourri par la culture scientifique elle-même [2].

L’argumentaire complotiste est parfois nourri par la culture scientifique elle-même.

Non, pour bien comprendre le genre de phénomènes dont relève le complotisme, il me semble nécessaire de dépasser l’analyse individuelle et d’embrasser une vision plus large, c’est-à-dire sociétale. Certains auteurs [3] parlent ainsi de « leviers psychosociaux » pour expliquer comment l’époque elle-même, et non pas seulement les dispositions individuelles, produit le phénomène complotiste. L’histoire nous montre notamment que les théories complotistes les plus folles se sont souvent développées durant des périodes de troubles et de crises : épidémies de peste, périodes prérévolutionnaires, attentats…


Dessin conspirationniste antisémite et antimaçonnique, montrant la France catholique conduite par les Juifs et les francs-maçons (Achille Lemot pour « Le Pèlerin », 31 août 1902 / Wikicommons).

Ainsi, pour revenir à votre question, il me semble non seulement que le complotisme présente une forte composante sociétale, mais également que, même si son développement ne facilite pas a priori le fonctionnement démocratique, il doit davantage être considéré comme le symptôme et la conséquence des dérèglements du monde que comme une de leurs causes. De la même façon, on l’accuse souvent de générer des polarisations extrêmes sur les réseaux sociaux. Il serait, au contraire, intéressant de se demander s’il n’est pas plutôt la conséquence de la propension des algorithmes à générer de la division en propulsant sur les pages des médias sociaux les contenus les plus clivants.
Mais voilà que nous nous aventurons soudain sur un terrain potentiellement complotiste… avec des idées pourtant bien étayées par de nombreuses analyses. La preuve que le complotisme n’émerge pas sans raison et qu’il dit, en effet, beaucoup sur notre époque. Mais pas ce qu’on lui fait dire en général.

Le complotisme doit davantage être considéré comme le symptôme et la conséquence des dérèglements du monde que comme une de leurs causes.

Le complotisme, vous l’avez rappelé, émaille la longue histoire politique des sociétés modernes. Le phénomène complotiste tel qu’il s’exprime aujourd’hui ne constitue-t-il pas un « retour de bâton » de ce conditionnement séculaire des populations par les élites politiques et économiques ?

Je ne serais pas aussi catégorique et restrictif, mais il me semble qu’il y a de cela, en effet. J’ai tenté de montrer dans les articles et vidéos de vulgarisation que j’ai publiés sur le sujet [4] que les leviers psycho-sociaux évoqués plus haut peuvent être considérés comme étant de trois ordres : existentiel, épistémique et social.

Pour simplifier, on peut dire que la pensée complotiste découle d’abord d’un double sentiment de perte de sens et de perte de contrôle face aux incertitudes et à la complexité du monde, elles-mêmes générées à la fois par sa course folle vers l’inconnu et par l’hyper-sophistication des moyens technologiques auxquels plus personne ne comprend rien [5] si ce n’est la poignée d’individus entre les mains desquels elles se trouvent. Je ne parle pas ici seulement des élites politiques et économiques mais également des élites intellectuelles.

La pensée complotiste découle d’abord d’un double sentiment de perte de sens et de perte de contrôle face aux incertitudes et à la complexité du monde.

On a bien vu durant la crise Covid [6] combien les vaccins à ARN messager pouvaient susciter de craintes et combien les rares voix scientifiques discordantes avaient pu être amplifiées en dépit des messages rassurants émanant de la majorité des experts du domaine.

Pascal Wagner-Egger, enseignant chercheur en psychologie sociale et en statistique à l’Université de Fribourg, écrit ainsi : « Les études sur les croyances montrent que l’humain n’aime pas l’incertitude. Lorsque quelqu’un qui se présente comme une star internationale dans son domaine dit avoir raison contre tous, il sera plus facile de le soutenir, car cela évite d’avoir à penser la complexité, surtout face à un consensus scientifique qui est encore en train de se construire » [7].

Dans ce contexte, que l’on qualifie parfois de VUCA – pour « volatile, uncertain, complex and ambiguous » –, les théories complotistes ont une fonction bien spécifique : celle d’apporter de l’apaisement en réduisant les degrés d’incertitude et de complexité perçus. Ainsi, analyse Samia Hurst-Majno, professeure de bioéthique à l’Université de Genève et vice-présidente de la task force scientifique suisse Covid-19, « selon nos situations, la pandémie entraîne une perte de contrôle plus ou moins forte. Et nous n’avons pas tous la même tolérance à la perte de contrôle. A cet égard, croire que le virus s’est propagé à cause d’une action humaine, même malveillante, est plus simple et paradoxalement plus rassurant que de reconnaître que c’est la nature qui nous a échappé ». [8]


Caricature anti-vaccination, datant de 1802 : « La variole de la vache ou les effets merveilleux de la nouvelle inoculation ! » Mise en scène de la peur des gens de la minotaurisation. (James Gillray – Library of Congress / Wikicommons).

Mais le phénomène complotiste résulte surtout à mon sens d’une impression de déclassement(s), liée au développement d’inégalités de divers types – socio-culturelles, mais aussi intellectuelles, générationnelles, affectives, etc. Lorsqu’on se sent « exclu du système », ne pas croire aux « discours officiels », fussent-ils portés par la communauté scientifique, c’est se redonner la possibilité de croire en son autonomie de pensée, en sa capacité à comprendre le monde et à agir sur lui. C’est aussi, bien sûr, trouver de bonnes raisons à son déclassement en désignant des boucs émissaires.

Pour illustrer cela, on peut cette fois citer Laurence Kaufmann, sociologue à l’Université de Lausanne et spécialiste des rumeurs et de l’opinion publique, lorsqu’elle écrit : « En dotant d’une cause intentionnelle les événements douloureux, injustes ou incompréhensibles dont ils sont victimes, celle de la volonté maléfique d’acteurs qui travaillent dans l’ombre à leur perte, ceux qui sont frappés par le malheur retrouvent leur pouvoir d’agir ». [9]

En ce sens, comme je le disais précédemment, voir le phénomène complotiste se développer doit avant tout nous inquiéter quant à la possibilité de nos sociétés à créer du vivre-ensemble et à générer les conditions d’intégration de chacune et de chacun. Cela a peut-être à voir avec « un conditionnement séculaire des populations par les élites économiques et politiques », comme vous le dites, mais cela a selon moi surtout à voir avec un monde qui déraille et des inégalités qui explosent à tous les niveaux.

Voir le phénomène complotiste se développer doit nous inquiéter quant à la possibilité de nos sociétés à créer du vivre-ensemble.

Finalement, comme le résume bien Thierry Ripoll, professeur en psychologie cognitive à l’Université d’Aix-Marseille, c’est tout à la fois « le sentiment de précarité, d’insécurité, la perte de sens liée à l’effondrement des grandes idéologies, le sentiment croissant d’une société inégalitaire et injuste, l’anxiété vis-à-vis de l’avenir et la défiance vis-à-vis d’un pouvoir politique impuissant [qui] contribuent à générer l’état mental propice à l’apparition de croyances complotistes ». [10]

N’y a-t-il pas un risque politique et démocratique à disqualifier la moindre pensée critique en la qualifiant de « complotiste » ? Au fond, l’esprit critique peut-il vraiment s’enseigner par des méthodes « objectives », via l’éducation ou encore les médias ?

C’est une question très intéressante, qui me préoccupe beaucoup. Au milieu des commentaires majoritairement positifs que j’ai reçus sur mes articles et vidéos, et alors que j’essaie pourtant d’y proposer des justifications à l’existence du phénomène complotiste plutôt que de le dénigrer d’emblée, les retours négatifs que j’ai reçus étaient toujours les mêmes. Ils disaient en substance : « Le complotisme n’existe pas ; c’est une invention des élites qui leur permet de conserver leur pouvoir en disqualifiant toute pensée contestataire ».

Il y a un risque à disqualifier le phénomène complotiste, ou du moins à en négliger les causes profondes.

Face à ce genre de commentaires, on commence par s’agacer avant de se rassurer en réalisant qu’il n’est pas bien étonnant que la pensée complotiste s’exerce sur le terme de complotisme lui-même. Si on décide d’y répondre, on le fait en s’efforçant de montrer que le concept décrit des caractéristiques observables d’un phénomène décrit de longue date, à commencer par Karl Popper lui-même qui, en 1945, définissait les « théories du complot » comme des hypothèses consistant à imputer la survenue de phénomènes sociaux ou politiques à l’action concertée et secrète d’un petit groupe de puissants supposés y trouver leur intérêt.

On se justifie également en invoquant la somme des travaux universitaires existant sur la question ; on invoque le « bon » esprit critique face à l’esprit critique « dévoyé » dont relèverait la pensée complotiste… Et soudain, on se prend en flagrant délit d’application du « deficit model » et d’utilisation d’arguments d’autorité, et on se dit : « Et s’il y avait du vrai dans ces accusations ? ».

Certes, on ne peut soutenir que les « élites » auraient « inventé » la notion de complotisme pour disqualifier toute pensée contestataire. Mais, peut-être, devons-nous tout de même nous demander à quoi ce concept académiquement fondé nous sert lorsque nous l’employons. Peut-être tout de même à préserver un certain ordre établi ? À balayer, au nom de maladresses qui ne sont peut-être que de simples vices de forme, ce que le sociologue Mathias Giry nomme des « proto-mouvements politiques » ? À nier le fait que la « lutte des classements » et aussi une lutte des classes, comme l’écrivait Pierre Bourdieu en 1982 dans sa Leçon sur la leçon lorsqu’il écrivait : « La sociologie doit prendre pour objet, au lieu de s’y laisser prendre, la lutte pour le monopole de la représentation légitime du monde social, cette lutte des classements qui est une dimension de toute espèce de lutte des classes, classes d’âge, classes sexuelles ou classes sociales » ?

Le 6 janvier 2021, des partisans de Donald Trump envahissent le Capitole, à Washington, aux États-Unis. (TapTheForwardAssist / Wikicommons). 

Alors oui, peut-être y a-t-il effectivement un risque à disqualifier le phénomène complotiste, ou du moins à en négliger les causes profondes. Car le malaise et les frustrations qui s’expriment à travers lui, parfois sous des formes contestables mais souvent avec d’excellentes raisons, pourraient fort bien ressurgir sous d’autres formes plus violentes si on les étouffe dans l’œuf.

Ce sont souvent ceux et celles que l’on accuse d’être « des » complotistes qui expriment le plus fort esprit critique.

En ce sens, « éduquer à l’esprit critique » pour lutter contre le complotisme n’a aucun sens, pour autant que cela soit même possible si c’était simplement le sujet. Car, finalement, ce sont souvent ceux et celles que l’on accuse d’être « des » complotistes – en essentialisant le terme, ce que nous nous refusons toujours à faire – qui expriment le plus fort esprit critique – leur seul tort étant de le faire sur tout, sauf sur l’existence même du complot.

J’en suis de plus en plus convaincu : dans la pensée complotiste, l’esprit critique dévoyé est la conséquence du problème, pas le problème lui-même. La solution n’est donc pas dans l’éducation à l’esprit critique mais, comme l’écrit encore Laurence Kaufmann de la manière la plus limpide qui soit : « Le complotisme est la manifestation d’un fossé social qu’il s’agit de combler, notamment en réinstaurant une cascade de médiations entre la société civile et les milieux médiatiques, éducatifs, scientifiques et politiques » [11]. Autrement dit, la réponse au complotisme n’est pas éducative. Elle est sociale et relationnelle.

 

Dans l’article original, ces propos ont été recueillis par Anthony Laurent, rédacteur en chef / Sciences Critiques.

* * *

REFERENCES
1. « A scientific background guarantees only in a quite relative way against the parascientific beliefs, which show, moreover, a strong correlation with the interest for science ». Boy, D. (2002) Les Français et les para-sciences : vingt ans de mesures, Revue Française de Sociologie, 2002, 43:1, pp 35-45.
2. Nous distinguons toutefois la « culture scientifique » qui désigne un ensemble de connaissances scientifiques relevant d’une culture générale en sciences, de la « culture de science » qui désigne un ensemble de connaissances épistémologiques sur la science. Cette seconde forme nous semble plus à même de préserver nos concitoyens des biais de pensée complotistes.
3. Douglas, K. et al. (2019) Understanding Conspiracy Theories, Political Psychology, 40, 51.
4. On peut trouver ces travaux sur le présent blog et sur la chaîne Youtube de Richard-Emmanuel Eastes. A écouter égalemnet : le podcast Pédagoscope “Complotisme et enseignement supérieur” : https://pedagoscope.ch/complotisme-et-enseignement-superieur/
5. Lire à ce sujet la tribune libre de Philippe Godard dans Sciences Critiques : Ce monde qui n’est plus le nôtre, 31 mai 2015.
6. Voir à ce sujet le dossier « Spécial Covid-19 » de Sciences Critiques.
7. Le complotisme tend à nos sociétés un miroir déformant. heidi.news, 6 mai 2021.
8. Face à la pandémie, où tracer la frontière entre propos critiques et complotistes ? heidi.news, 22 février 2021. Lire également le « Grand Entretien » de Sciences Critiques avec Brice Perrier : « L’hypothèse d’un virus augmenté en laboratoire est tout à fait plausible », 27 août 2021. A lire aussi : « Trois questions à » Etienne Decroly : « Un moratoire sur les expériences de virologie dangereuses devrait être mis en place », 2 mars 2021.
9. Kaufmann, L. (2019) Les rouages sociaux de l’imaginaire complotiste, REISO, Revue d’information sociale.
10. Le complotisme : une révolte ratée. The Conversation, 26 mai 2021.
11. Ibid.

Il n’y a pas de « chantage » climatique !

Les jeunes et les partis écologistes sont-ils coupables de « chantage » au changement climatique ? De quelles si terribles armes et si puissants soutiens disposent-ils pour se voir régulièrement accusés de vouloir instaurer une « dictature verte » ?

A quelques jours de l’anniversaire de sa troublante publication par l’AGEFI Suisse, nous avons décidé de revenir sur la chronique publiée en juin dernier par le Centre Patronal sous la plume de la juriste Sophie Paschoud. Intitulée « Le chantage climatique commence à bien faire », elle nous semble en effet intéressante à relire au moment où la fuite en avant de nos sociétés occidentales à irresponsabilité illimitée a non seulement conduit au dramatique confinement d’une bonne partie de l’humanité, mais a également mis en évidence la fragilité d’un système d’échanges commerciaux à flux tendu qui menace la souveraineté économique de nos propres Etats. Une crise que d’aucuns considèrent en outre hélas comme une répétition générale de celles que nous feront sous peu affronter les conséquences de nos modes de vie insensés, parmi lesquelles l’effondrement de la biodiversité, la transformation des océans en égouts et le désastreux déplacement de la teneur en CO2 de l’atmosphère.

“Je serai soulagé lorsque cette crise sanitaire sera passée…”

En effet, ce texte consternant, du reste immédiatement dénoncé par plusieurs acteurs politiques, traduit particulièrement bien les tensions et crispations qui accompagnent depuis plusieurs années la question climatique dans les sphères politiques et économiques. Lors de sa parution, je l’ai toutefois lu avec déception et tristesse et j’aimerais essayer ici d’expliquer, de la manière la plus constructive possible, pourquoi le problème soulevé par Sophie Paschoud ne me semble pas être posé convenablement.

 

Une montée en puissance de la couleur verte

Depuis les dernières élections, les partis traditionnels s’émeuvent d’une montée en puissance des écologistes et on les comprend. Une des réactions qu’ils opposent à ce phénomène consiste à accuser ces derniers de dramatiser la situation pour « siphonner des voix » et « faire passer leur idéologie ». Ainsi Sophie Paschoud écrit-elle : « On en arrive à un stade où les considérations écologiques ne sont plus qu’un prétexte pour imposer une idéologie en passe de devenir une véritable dictature ».

Avec une phrase telle que celle-ci, sa thèse du « chantage climatique » apparaît comme une version à peine édulcorée de celle du tout-ménage de l’UDC diffusé au printemps dernier dans lequel on pouvait lire des slogans tels que « Voici comment la gauche et les verts veulent rééduquer la classe moyenne » ou « Que cache donc cette hystérie climatique attisée par la gauche écologiste ? », et dont les illustrations reprenaient la traditionnelle représentation libertarienne du diable communiste avançant masqué derrière son camouflage vert.

Exemple de slogan anti-vert de l’UDC. Extrait du “tout-ménage” du 15 juin 2019.

Or face à cette menace électorale, ces partis traditionnels semblent ne parvenir à se focaliser que sur la question de la réalité du changement climatique ou de la gravité de la crise écologique. Ce faisant, ils prennent nettement position, parfois sans le vouloir, sur le large spectre du climato-scepticisme qui s’étend du climato-quiétisme au climato-dénialisme.

Pourtant, les deux seules questions qui méritent d’être posées et débattues démocratiquement ne portent désormais plus sur l’existence ou non d’une crise climatique mais 1/ sur la société que nous voulons construire COMPTE TENU de la gravité de cette crise et 2/ sur le chemin que nous voulons suivre pour atteindre ce nouvel objectif. Et pour ce faire, nous avons besoin de tous les partis, que tous proposent des solutions, du PS à l’UDC, parmi lesquelles les électeurs choisiront. Parce que face à l’ampleur de la menace, toutes les intelligences et toutes les idées sont nécessaires !

Au lieu de cela, et en dépit de quelques maigres esquisses de propositions politiques (voir image ci-dessous), on voit les énergies se canaliser dans la négation du problème plutôt que dans sa résolution. Là réside le second drame que nous vivons : celui de ne pas être capables de nous atteler ensemble à la tâche colossale qui est devant nous.

Exemple de solution à la crise écologique proposée par l’UDC. Extrait du “tout-ménage” du 15 juin 2019.

Et pourquoi pas la disparition des partis écologistes ?

Je soutiens personnellement les partis écologistes mais je ne pourrais rêver mieux que de les voir disparaître si cela pouvait signifier qu’ils sont devenus inutiles, les partis traditionnels ayant enfin intégré les questions environnementales dans leurs visions du monde, à la place qu’elles méritent. Là où Sophie Paschoud croit que les Verts font du chantage pour aspirer des voix, je ne vois personnellement que des personnes sensées et de bonne volonté, simplement désireuses de faire entendre la leur, sur la base de ce qui saute aux yeux de qui veut bien les garder ouverts. Va-t-on tout de même leur reprocher de défendre en même temps leur vision du monde si celles qui ont cours ne leur conviennent pas ?

A cet égard, Sophie Paschoud ne semble pas très bien informée quant à ce qui se joue en ce moment dans la biosphère. Il suffit pourtant de lire la littérature scientifique et d’essayer de comprendre où ira le monde si l’ensemble de l’organisation de notre civilisation thermo-industrielle basée sur des énergies carbonées n’est pas rapidement révolutionnée. Les mesures qu’elle tourne en dérision ne sont pourtant que le début de ce à quoi il faudra se résoudre en termes de limitation de notre confort pour ne simplement pas perdre tout le reste. Mais c’est probablement une réalité trop difficile à regarder en face.

Alors on préfère critiquer Greta Thunberg et les jeunes qui s’engagent, parler de « retour à l’âge de pierre » ou dire que « la Suisse est responsable de 0,1% des émissions mondiales de gaz à effet de serre ». D’une part, ce chiffre n’a pas de sens car il ne tient pas compte de phénomènes tels que les émissions externalisées par les pays occidentaux qui la font remonter à la 14e place au niveau mondial en termes d’émissions par habitant, ou encore l’impact des investissements des banques suisses dans l’industrie carbonée. D’autre part, ce chiffre n’intègre aucunement le pouvoir d’influence politique, économique et technologique de notre pays.

 

Un combat d’arrière-garde

Il y a donc une forme de combat d’arrière-garde à parler de « chantage climatique » alors que tous les indicateurs sont au rouge et que même le GIEC admet que ses prévisions étaient sous-estimées. Et pour en attester, que l’on me permette de citer, en plus des papiers qui pourraient risquer d’être taxés d’écolos ou de gauchistes, cette récente interview de Jean-Marc Jancovici dans Le Figaro ou cet article du journal économique Les Echos.

Pour résumer, quand un navire sombre, les passagers se bagarrent-ils pour savoir si l’avarie est grave, voire si elle existe vraiment ? Accuse-t-on ceux qui préconisent des solutions radicales de chercher à faire passer leur idéologie ? Ne feraient-ils pas mieux de tous chercher, ensemble, à colmater la brèche, quoi que cela en coûte, pour ne pas simplement tous périr ?

“Si nous sommes en train de couler, pourquoi sommes-nous des dizaines de mètres au-dessus de l’eau ?”

Mme Paschoud n’a peut-être pas d’enfants. Sans quoi elle chercherait probablement davantage à anticiper l’état du monde dans lequel ils vont vivre. Mais qu’elle se rassure quoi qu’il en soit : ce qui doit être fait ne le sera pas. Il suffit pour s’en convaincre d’examiner l’indigence des résultats de la COP25 qui, en décembre 2019, titrait pourtant « Time for Action ». Nous atteindrons sans aucun doute les 2, 3 voire 5°C supplémentaires d’ici la fin du siècle. Pour cela, on peut faire confiance à la robustesse du capitalisme et à la brutalité de la pandémie ultralibérale qui, elle, a démarré bien avant celle du Covid-19.

 

La trouble posture des chimistes français face au déni climatique

Plusieurs incidents récents au sein de la communauté des chimistes soulèvent l’étrange question de leur apparente tolérance aux entreprises de désinformation menées par leurs pairs négateurs de la crise climatique. Quelle posture les institutions et les représentants les plus prestigieux de cette discipline souhaitent-ils vraiment adopter face aux sciences du climat et aux périls qu’elles annoncent ? Le besoin de clarification est urgent.

 

2 juillet 2019. 25 chimistes reconnus dont 2 lauréats du prix Nobel, tous membres de la prestigieuse Académie des Sciences française, signent une tribune dans l’Actualité Chimique pour soutenir l’auteur d’une chronique que cette revue de la vénérable Société Chimique de France a décidé de retirer de son site, suite au tollé suscité par le texte parmi ses lecteurs et sur les réseaux sociaux. La raison de cette rétractation : le texte est accusé par ses détracteurs (dont les courriers sont rendus publics par la revue) d’être outrageusement climatosceptique, voire franchement climato-dénialiste (*), de contenir des erreurs scientifiques grossières et de ressasser les poncifs exploités par les négateurs de la crise climatique depuis des décennies. Mais surtout, il tourne en ridicule aussi bien les mobilisations des jeunes pour le climat que les travaux de la communauté des climatologues, en remettant en cause leurs travaux sur la base de considérations météorologiques et d’articles datés des années 70, ou en évoquant des publications scientifiques dont les auteurs eux-mêmes indiqueront ensuite qu’ils n’ont pas été compris.

Capture d’écran de la page Twitter d’un lecteur de l’Actualité Chimique

Un non-événement ?

Sur un autre sujet, l’affaire pourrait paraître anecdotique : quoi de plus normal, voire de plus sain, que des arguments contradictoires se juxtaposent dans une revue scientifique dont le rôle est justement de permettre le débat entre théories concurrentes ? La tribune des académiciens semble d’ailleurs avoir été écrite en ce sens : tout en évoquant un peu imprudemment une réflexion appuyée sur « des publications scientifiques validées par les pairs » alors qu’on n’y trouve aucune publication issue d’une revue à comité de lecture postérieure à 2001, elle ne cherche pas à accréditer explicitement les contenus de la chronique incriminée mais prétend critiquer, au nom du droit au doute scientifique, le fait qu’elle ait été retirée.

Certes. Mais en premier lieu, les réseaux sociaux seraient bien en droit de s’émouvoir si deux douzaines de physiciens de l’Académie décidaient de contester le retrait, par leur revue scientifique, d’un texte aussi ouvertement platiste qu’est climato-dénialiste (*) celui dont il est question ici, repoussant d’autant les limites des connaissances susceptibles d’être soumises au doute scientifique. Surtout que l’auteur de la chronique incriminée Jean-Claude Bernier, ancien directeur du Département de Chimie du CNRS, signe depuis des années des textes du même acabit (sous couvert d’humour, de droit au doute scientifique et de dénonciation de la « pensée unique ») dans les médias les plus divers, diffusant erreurs scientifiques et interprétations fallacieuses jusque sur le site www.mediachimie.org destiné aux professeurs de science de l’école secondaire (par exemple en comparant indûment le CO2 atmosphérique recyclé par la respiration des humains à leurs émissions de carbone fossile, aux fins de relativiser ces dernières).

 

Page d’accueil du site de ressources pour enseignants mediachimie.org

En second lieu, il est impossible de considérer cette tribune comme anecdotique si on l’analyse à la lumière des enjeux politiques attachés à la gestion de la crise climatique. Car à l’inverse de ce que prétendent ses signataires, les débats sur cette question ne peuvent être réduits à de simples controverses scientifiques dès lors qu’ils sont systématiquement exploités par des groupes d’intérêts économiques, politiques ou idéologiques. C’est ce contre quoi des historiens des sciences comme Naomi Oreskes, Erik Conway ou Robert Proctor mettent pourtant en garde la communauté scientifique depuis les années 80, dénonçant avec force exemples les mécanismes de production de l’ignorance des « marchands de doute », auxquels les scientifiques sont comme ici bien souvent associés malgré eux, devenant alors à leur insu au minimum des « fauteurs de doute ». Des pratiques si courantes et tellement éprouvées, de l’industrie du tabac au déni climatique en passant par le scandale de l’amiante, qu’il y a même eu matière à fonder une branche de l’épistémologie dédiée à ces seules questions : l’agnotologie.

 

Récupération immédiate…

Il est à cet égard affligeant de voir que la manière dont cette affaire a été immédiatement récupérée illustre point pour point les enseignements de ces universitaires, les cercles climato-dénialistes revendiquant immédiatement une « victoire » contre « l’irrationnel déferlement carbocentriste ». Le site de l’association des « climato-réalistes » se réjouit ainsi de la réaction de l’Académie à un « acte de censure » contre une chronique qui émettait « simplement » l’hypothèse que le réchauffement récent est dû à la variabilité naturelle du climat, « peut-être accélérée (ou peut-être pas) par nos émissions de gaz à effet de serre » (sic).

Doux euphémisme que le nom de cette association dont les principaux membres publiaient en août 2018, Jean-Claude Bernier en tête, un article intitulé « Une vérité qui dérange : le réchauffement climatique ralentit contrairement aux idées alarmistes » dans les pages du sulfureux site Europe-Israël. Et de retrouver les mêmes noms dans la lettre aux secrétariats de l’ONU et de la CCNUCC publiée le 24 septembre et intitulée « Il n’y a pas d’urgence climatique », signée par une invraisemblable troupe de « scientifiques » dépareillés dont on pourrait croire que les instigateurs se sont efforcés de trouver les moins qualifiés pour parler des questions climatiques (voir notre article du 26 septembre), quand ils sont simplement encore en activité. Il est vrai que selon l’appel à signature publié par les instigateurs de la lettre, un doctorat ou un « diplôme niveau master 2 dans un domaine scientifique (sens large) » associé à « une expérience professionnelle de haut niveau en lien avec la science (sens large) » suffisent pour être éligible. Inutile de préciser que l’auteur de la chronique citée précédemment et soutenu par les chimistes de l’Académie des sciences française, figure en bonne place parmi les signataires.

Extrait de la liste des signataires suédois et suisses de la lettre ouverte

D’autres faits troublants

En remontant les fils de cette affaire apparemment peu significative de prime abord, d’autres faits troublants viennent peu à peu s’accumuler. Ainsi, le 18 novembre 2015, la Maison de la Chimie organisait dans ses murs un colloque au titre inspirant : « Chimie et changement climatique ». Ce colloque « ouvert à un large public […] et accessible aux lycéens et à leurs enseignants », présenté sur son site comme accueillant « quelques-uns des meilleurs spécialistes » du climat, des océans et de l’atmosphère, accueillait effectivement des experts de domaines variés. Mais elle s’ouvrait sur une conférence plénière d’introduction prononcée par un certain Vincent Courtillot, pas exactement connu pour sa neutralité scientifique à l’égard de la climatologie, justement. Cette même conférence est depuis lors proposée aux élèves et enseignants de l’école secondaire par le site www.mediachimie.org, déjà cité plus haut, destiné selon ses fondateurs à « mieux transmettre les connaissances des chimistes d’aujourd’hui aux générations futures ».

 

Un urgent besoin de clarification

Quel message les chimistes souhaitent-ils transmettre à la société civile en soutenant un collègue ouvertement associé aux pires négateurs de la crise climatique et de l’intégrité scientifque, en offrant des tribunes à des chantres du climato-dénialisme (*) dans leurs instruments de communication scolaire et grand-public, allant jusqu’à leur confier l’ouverture d’un colloque dédié au lien entre chimie et climat ? Quelle image souhaitent-ils donner non seulement de leur discipline, mais également de la robustesse de la science s’ils ne parviennent pas à valider inconditionnellement les travaux d’une autre communauté scientifique que la leur ? Quel message vont-ils envoyer à leurs collègues tentés de répondre à l’appel tous azimuts lancé sur les réseaux sociaux par les « climato-réalistes » pour récolter un maximum de noms ?

La décision leur appartient mais les enjeux sont trop sérieux pour que ces questions ne soient pas posées. Leur responsabilité est assurément engagée et elle est immense. L’Actualité Chimique, lue jusqu’en Suisse et qui se fait un devoir de « défendre la science contre la désinformation », prévoit un numéro spécial « équilibré » en janvier 2020. L’occasion, nous l’espérons, de clarifier cette question.

 

 

(*) Selon la préconisation du climatologue François-Marie Bréon, nous utilisons ce terme plutôt que celui de « climato-sceptique », le scepticisme étant une attitude noble à encourager contrairement au dénialisme qui désigne « le rejet des faits et des concepts indiscutables et bien soutenus par le consensus scientifique, en faveur d’idées radicales et controversées ». M. Scudellari, « State of denial », Nat. Med., vol. 16, no 3,‎ mars 2010, p. 248.

 

Des “scientifiques” contre l’urgence climatique

Le 24 septembre paraissait une lettre ouverte adressée aux autorités onusiennes et signée par 500 « scientifiques », intitulée « Il n’y a pas d’urgence climatique ». Son instigateur hollandais Guus Berkhout est un ancien ingénieur de la Royal Dutch Shell. Mais qui sont les autres signataires qui ont accepté de prêter leur nom à une telle mascarade et d’usurper ainsi la légitimité de la science ? L’examen de leurs professions et affiliations s’avère riche d’enseignements.

 

A mesure que s’étayent les résultats des recherches scientifiques compilées par le GIEC, que les effets du dérèglement climatique deviennent de plus en plus palpables, que l’opinion publique s’émeut… les efforts des négateurs de la crise climatique se multiplient pour retarder la mise en application de mesures salvatrices, qu’ils estiment pourtant contraires à leurs idéologies mortifères. En témoignent les multiples et récentes tentatives de déstabilisation de l’opinion qui instrumentalisent notamment la légitimité scientifique de quelques chercheurs, rarement issus des sciences du climat et de l’environnement.

Parmi elles, des lettres ouvertes rédigées par de petits groupes très actifs et adressées à des dirigeants de pays ou d’organisations internationales. Un procédé bien connu consistant à s’adresser à un interlocuteur particulier (en l’occurrence, l’opinion publique) en faisant mine de s’adresser à un autre (un·e dirigeant·e quelconque), dont on se moque en réalité éperdument de la réaction. L’essentiel est d’avoir l’attention des médias pour propager le doute.

 

Une lettre aux dirigeants européens

Début septembre 2019, l’association des « climato-réalistes » annonçait ainsi en avant-première (sur une page depuis supprimée mais que nous avons retrouvée dans les archives du web) une lettre aux dirigeants Européens intitulée « Il n’y a pas d’urgence climatique ». Doux euphémisme que le nom de cette organisation présidée par le mathématicien Benoît Rittaud, dont le site héberge de multiples vidéos du physicien François Gervais, du géophysicien Vincent Courtillot ou de l’urologue Laurent Alexandre, tous connus pour leurs positions extrêmes en matière de déni climatique. Son cercle s’étend au-delà de ladite association avec des positions non moins radicales : on trouve ainsi sur la page Facebook du « Collectif des climato-réalistes » des images aussi édifiantes que la photographie truquée de Greta Thunberg en uniforme des jeunesses hitlériennes. Godwin : 1, Climat : 0.

 

Capture d’écran d’un post publié sur la page Facebook du Collectif des Climato-réalistes

De l’Europe à l’ONU

Remaniée mais présentée sous une forme similaire en 6 points au lieu des 5 initiaux, la lettre définitive a finalement été adressée aux secrétariats de l’ONU et de la CCNUCC le 23 septembre. Quelques médias (tels que le site libéral Contrepoints, Valeurs actuelles ou Europe-Israël) l’ont publiée le 24 septembre.

Sans surprise, le texte ressasse les arguments habituels : simplistes (« le climat terrestre varie depuis que la planète existe »), fallacieux (« les modèles climatiques présentent de nombreuses lacunes et ne sont guère exploitables en tant qu’outils décisionnels ») ou contredits par la littérature scientifique (« le réchauffement est beaucoup plus lent que prévu »). Sans s’en rendre compte, elle se contredit même toute seule en s’appuyant sur des éléments comme « les archives géologiques » pour prétendre donner tort aux sciences du climat, alors que ces mêmes archives géologiques fournissent justement une partie des données qui permettent aux modèles climatiques actuels de fournir leurs résultats.

Ces deux versions du même projet, coordonnées par un petit groupe d’activistes climato-dénialistes (*) sous la direction du hollandais Guus Berkhout , ancien ingénieur de la compagnie pétrolière Royal Dutch Shell, osent invariablement affirmer que « le CO2 n’est pas un polluant », « qu’enrichir l’atmosphère en CO2 est bénéfique » et que « les dernières découvertes confirment que plus de CO2 n’a qu’une influence modeste sur le climat ». On notera toutefois que par rapport à la première mouture, la seconde est tournée de manière beaucoup plus subtile : énonçant des lieux communs et des évidences (« Le CO2 est l’aliment des plantes, le fondement de toute vie sur Terre »), elle est construite de manière à donner l’impression que ces mêmes arguments sont contraires aux résultats de la littérature scientifique qui attestent de l’origine anthropique des changements climatiques.

Énoncer une banalité ne permet pas d’infirmer une évidence, mais une tournure de phrase bien choisie peut en donner l’impression. Un autre procédé bien connu des marchands de doute, qui en ont développé tant et tant qu’une discipline scientifique a été fondée pour les étudier : l’agnotologie.

 

Une désinformation très calculée

La conclusion de la lettre ouverte est tautologique et incantatoire : « Il n’y a pas d’urgence climatique. Il n’y a donc aucune raison de s’affoler et de s’alarmer » (c’est nous qui soulignons). Des évidences qui sont pourtant contredites par les milliers d’articles de recherche publiés de par le monde, compilés consensuellement par les membres du GIEC et validés par leurs gouvernements. Et confirmées par non pas « 500 scientifiques » mais par des milliers de chercheurs et chercheuses en activité, spécialistes des sciences du climat et de l’environnement.

Autant dire que cette publication relève de la désinformation la plus absolue. Mais une désinformation très calculée : pour les négateurs de l’urgence climatique, experts en procédés agnotologiques, il n’est pas tant utile de convaincre que de créer du doute, de laisser croire que la controverse scientifique subsiste. Car ils ont compris que ce doute est suffisant pour empêcher l’action. Pour gagner du temps. Brûler vite encore un peu de pétrole, gagner encore quelques milliards. L’historien des sciences Robert Proctor n’a-t-il pas montré que les marchands de doute américains étaient parvenus à faire gagner 30 ans à l’industrie du tabac avec ces mêmes procédés simplissimes ?

 

Qui sont ces gens ?

Le moins que l’on puisse dire à l’examen des qualités des signataires est qu’il n’a pas dû être facile de les trouver. Parmi ces « scientifiques », on trouve en effet un improbable et hétéroclite fatras de professions qui n’ont aucun rapport avec le climat et dont la plupart des représentants ne sont plus en activité : « ingénieur en électricité retraité », « cadre supérieur retraité de l’industrie des semi-conducteurs », « écrivain scientifique », « professeur en hématologie », « chercheur indépendant en climatologie » (on appréciera l’oxymore), « ancien scientifique E & P Shell, maintenant actif comme chercheur en climatologie » (comme Guus Berkhout, sans aucun lien d’intérêt donc), « risk manager dans le domaine des produits financiers dérivés »… A la date du 25 septembre, on relèvait aussi la présence d’un « professional engineer, head of laboratory at Grenoble Nuclear Research Center » (signataire n°10) alors qu’il n’existe pas de « Nuclear Research Center » à Grenoble.

 

Extrait de la liste des signataires de la lettre “Il n’y a pas d’urgence climatique” – Section France

L’un des deux signataires suisses est le mathématicien retraité Jean-Claude Pont, professeur émérite en histoire et philosophie des sciences de l’université de Genève, régulièrement mis en cause pour ses propos climato-dénialistes (*). L’autre est le chercheur en physique des plasmas Jef Ongena, membre du « Groupe permanent de surveillance de l’énergie dans le monde » (Fédération mondiale des scientifiques au CERN de Genève) dont le site indique pourtant en page d’accueil que « La combustion de combustibles fossiles est le principal facteur anthropique de l’augmentation des concentrations atmosphériques de gaz à effet de serre ». Côté français, aucune surprise à retrouver les noms habituels du groupe des « climato-réalistes ». Mais là non plus, aucun climatologue.

Quant aux affiliations, le quotidien anglais The Independent souligne la mention d’organismes libertariens comme le britannique Taxpayers’ Alliance ou l’américain Cato Institute, ainsi que des sociétés britanniques évoluant dans le secteur du pétrole et du gaz. Plus inquiétantes, les révélations par le journal allemand Der Speigel des liens qu’entretiennent certains signataires de cette lettre avec la droite radicale. Une information d’autant plus surprenante que les climato-dénialistes (*) sont souvent les premiers à réclamer une séparation nette entre science et politique…

 

Association des climato-réalistes
Capture d’écran des recommandations de la page Facebook de l’association des climato-réalistes

Alors… Quelle vision du monde se cache vraiment derrière cette initiative ? Quelle Terre ces retraités entendent-ils laisser à leurs petits-enfants ? En ont-ils seulement ? Quelle image souhaitent-ils attacher à leurs patronymes alors qu’ils avaient parfois eu des vies riches et des carrières réussies ? Derrière les conflits d’intérêt et les idéologies scientistes ou libertariennes, il demeure une extraordinaire dose d’incompréhensible et d’ineffable.

 

(*) Selon la préconisation du climatologue François-Marie Bréon, nous utilisons ce terme plutôt que celui de « climato-sceptique », le scepticisme étant une attitude noble à encourager contrairement au dénialisme qui désigne « le rejet des faits et des concepts indiscutables et bien soutenus par le consensus scientifique, en faveur d’idées radicales et controversées ». M. Scudellari, « State of denial », Nat. Med., vol. 16, no 3,‎ mars 2010, p. 248.