Mettre des mots sur les maux

Dans les séries, (En thérapie sur Arte fait un véritable tabac), dans les médias, ou sur les réseaux sociaux, les prises de parole existentielle sont d’actualité: tant pour dénoncer publiquement des violences trop longtemps tues que pour exprimer des souffrances dans la confidentialité d’un dialogue thérapeutique. Ce n’est pas seulement à une libération de la parole à laquelle nous assistons, mais à la reconnaissance publique de sa nécessité pour la santé globale des individus et pour la vitalité de nos sociétés.

Freud a dit:” Le premier homme à jeter une insulte plutôt qu’une pierre est le fondateur de la civilisation.”

En effet, le mot, même insultant, est déjà plus élaboré que le geste brutal. Il suppose une prise de distance par la parole, une sorte de réflexion sur une situation donnée. Au lieu d’une réaction brute, primaire, inarticulée en quelque sorte, il y a un passage par la pensée: ce n’est plus le bras qui frappe, c’est la voix qui exprime, mal certes, mais c’est déjà un progrès…

Un apprentissage fondamental pour la pensée: les mots

Ainsi les très petits enfants “font” des colères avec force cris et gesticulations avant de pouvoir “dire” leur colère, car cela implique tout un apprentissage fondamental: celui des mots. L’acquisition de vocabulaire c’est la base même de la construction de la pensée, où les mots sont autant de briques ou d’éléments qui offrent de plus en plus de possibilités de combinaisons et de nuances.

Sans mots, pas de concepts donc pas de raisonnements, ni d’expression des émotions

Pour revenir aux très jeunes enfants, il leur faut plusieurs années d’apprentissage pour pouvoir nommer ce qu’ils ressentent, et pouvoir en parler sans être limités par leur manque de vocabulaire.

Si ce stade est atteint au fur et à mesure de leur jeunesse, ils peuvent alors mieux se faire entendre, se comprendre et comprendre les autres, mieux se développer et continuer leur expansion vers des univers de pensée de plus en plus riches et diversifiés.

Ils se sentent alors moins impuissants et ressentent moins de frustrations, moins de colère ou de tristesse. Ils peuvent passer par le discours au lieu d’en rester aux actes seuls. En d’autres termes, plus on a de mots dans la tête et plus on a de chance de pouvoir s’exprimer de façon fidèle et exacte. C’est une immense richesse. Hélas, comme toutes les richesses, elle n’est pas toujours bien partagée.

L’école, creuset vital

Tous les enfants n’ont pas l’immense chance d’avoir un milieu familial propice à l’acquisition des mots abstraits, des concepts. C’est l’école qui égalise les différences, qui offre à tous la possibilité d’enrichir leur pensée.

Celles et ceux qui en sont privés sont  bien évidemment tout aussi sensibles et intéressants que les autres, mais ils restent silencieux, ils sont comme invisibles.

Avec les confinements, dans certains pays, comme en Italie du sud actuellement, les enfants et adolescents décrocheurs sont nombreux,  ils se sont sentis exclus de l’école, ils sortent du champ éducationnel et risquent fort, hélas, d’être les futures victimes de systèmes d’exploitations plus ou moins frauduleux. Ce phénomène a lieu plus ou moins partout à des degrés divers et a de quoi inquiéter.

Auront-ils un jour les moyens de dire leurs maux? Et si non, sous quelle forme s’exprimeront-ils?

Abdellatif Kechiche a fait il y a plusieurs années un très beau film sur ce sujet L’Esquive, (2003, il obtint 2 Césars) qui montrait que la violence naît  souvent de l’incapacité à dire les choses, à s’exprimer verbalement.

Pouvoir mettre des mots sur les maux : une nécessité

Aujourd’hui dans toutes les couches de la population, tous âges et conditions socio-économiques confondues, il y a de la souffrance, la pandémie générant des situations souvent critiques voire tragiques, et toujours anxyiogènes.

Les consultations de psychothérapies se multiplient et l’on se préoccupe dans tous les pays de la santé mentale des populations. La parole se libère aussi en matière de viols ou d’abus de toutes sortes. On redécouvre le pouvoir nécessaire des mots et les bienfaits de la médecine qui traite le psychisme et c’est peut-être là un «bénéfice associé» à cette difficile période.

On comprend  en effet que les images seules ne suffisent pas, et que le psychisme humain a besoin de la parole pour s’exprimer de façon civilisée et précise pour apaiser les angoisses existentielles, pour aller de l’avant de façon constructive, pour acquérir de la force et de la résilience. Ou, pour faire simple, pour mieux vivre.

Sonnette d’alarme 

Les gouvernants, quel que soit le pays, devront être hyper attentifs à tous ces jeunes qui se trouveront, de par les circonstances actuelles, encore plus dépourvus de la chance de prendre ce merveilleux ascenseur mental, voire social, d’un riche lexique et du bénéfice qui en résulte.

Une saine prise de conscience?

Mais je garde Les pieds sur Terre et je vois le bon côté des choses: les mots sont de retour ! et qui sait, les assurances suisses admettront-elles peut-être enfin de considérer que le recours à un soutien psychologique au cours d’une existence est juste le signe que les patients prennent soin d’eux-mêmes , comme pour n’importe quelle autre consultation médicale, et non pas la manifestation d’un « risque » sanctionné par des « réserves » ?

 

 

Véronique Dreyfuss-Pagano

Spécialisée dans les domaines de communication inter-humaine, de proxémie et de développement durable, Véronique Dreyfuss Pagano est professeur de géographie et de littérature. Mettre la pensée systémique au service de la résolution de problèmes complexes dans les sciences humaines est l'une de ses activités.

14 réponses à “Mettre des mots sur les maux

  1. “Mettre des mots sur des maux”, quel magnifique titre qui est suivi par un article tout aussi passionnant. Il est certes une sonnette d’alarme (sonnette nécessaire!) mais il résonne aussi pour moi comme une invitation à l’apaisement. Merci beaucoup pour cet article

  2. D’où le malaise dans certains banlieues des grandes villes en Europe puisque les maux ont pris le dessus sur les mots dont le nombre en usage quotidien ne fait que baisser. Excellent article !

    1. Merci beaucoup pour votre commentaire ! Oui, je crains en effet des conséquences très préoccupantes et dommageables pour beaucoup de jeunes. Et un agrandissement du fossé déjà existant hélas …

  3. Merci. Cet article me montre que la question est toujours d’actualité. Un souvenir. Il y a une quinzaine d’année, j’étais dans une association : l’Ecole Sans Frontière. Un de nos membre, le psychiatre Pierre Paulin, décédé aujourd’hui, avait conçu un projet que nous voulions promouvoir. Pour donner des mots aux maux pour éviter la délinquance. Je reprends vos termes je ne me souviens plus du nom de ce projet, Pierre avait élaboré un logiciel ludique et formé 40 psychologues pour les enfants de maternelle dans la banlieue est de Paris. Le résultat était étonnant. Après un an d’expérience nous avons rencontré le ministère de l’Education Nationale dans le but d’étendre le projet. Pierre a eu droit à mout félicitations mais aucun budget. L’affaire s’est arrêtée là, ça n’a pas empêché la ministre, Mme Ségolène Royal de déclarer que c’est ce qu’il faut faire. Comprenne qui pourra !

  4. Merci infiniment pour ce témoignage si intéressant et malheureusement si tristement édifiant…
    Pourriez-vous nous en dire davantage sur les résultats que vous évoquez ?

    A la petite échelle de mon expérience de professeur de français et de littérature, j’ai pu observer maintes fois l’effet spectaculaire sur des jeunes étudiants de la rencontre avec un lexique qu’ils ne connaissaient pas, et en particulier celui des mots abstraits, du vocabulaire descriptif et de celui des nuances émotionnelles.
    J’avais l’impression de voir leurs visages littéralement “éclore” au fil des mois. Ils devenaient comme plus lumineux…et écrivaient, parlaient avec plus d’aisance, avaient une pensée qui devenait de plus en plus personnelle et différenciée et même une posture plus confiante lorsqu’ils parlaient en public.
    J’en ai toujours été très impressionnée.
    Je crois savoir d’ailleurs que les neurosciences se sont penchées sur ce type d’étude et peuvent démontrer la corrélation entre la richesse lexicale et l’activité neuronale, non seulement en intensité mais aussi qu’elle se manifeste dans des zones de plus en plus larges du cerveau.
    J’ai toujours dit à mes élèves : “le mot c’est la chose” , si vous ne connaissez pas le mot, la chose n’existe pas ou de façon trop vague pour vous. Et je mentionnais cette population d’Indiens de la forêt amazonienne qui ne “voyait” pas la différence entre le bleu et le vert, car elle n’avait qu’un mot pour décrire ces deux couleurs. Bien sûr, ils n’en souffraient sans doute pas mais ils étaient privés d’une richesse de perception de leur réalité. Et à l’inverse, les Inuits possèdent environ 40 mots différents pour décrire la qualité de la neige … et nous sommes très pauvres à cet égard et ne voyons pas ces incroyables nuances.
    Je serais très contente si vous pouviez nous en dire un peu plus sur les premiers résultats de cette expérience si bien commencée et si peu entretenue …

    1. Malheureusement je ne sais que peu de chose sur le projet lui-même. Mon rôle dans l’association était l’ingénierie des projets, celui-ci était mené par une autre association, l’ARGAM dirigée par le docteur Pierre Paulin, psychiatre, nous avions décidé d’unir nos efforts pour le faire aboutir. J’ai l’impression de raconter mes souvenirs d’ancien combattant.
      A l’origine était le cercle d’échecs de Rosny sous-bois, banlieue est de Paris (93). Fondé par Pierre Doré, directeur général de l’Institut Français de Gestion, ce club s’était donné pour mission de former par les échecs les enfants des grands ensembles. Nous avons eu la fierté de voir nombre d’entre eux devenir ingénieurs, architectes, industriels, pilote d’Air France, entrepreneurs, etc. J’ai quitté le club il y a longtemps mais il existe toujours et poursuit les mêmes objectifs.
      Pierre Paulin était médecin chef de l’Institut Médico-Educatif de Rosny ou mon épouse intervenait comme kinésithérapeute. Nous avons fondé avec Pierre Paulin, Pierre Doré et un certain nombre d’amis, l’Ecole Sans Frontière dans le but d’aider des associations qui avaient des projets éducatifs auxquels on croyait. Il y avait à l’IME de Rosny des enfants handicapés moteurs et cérébraux. Pierre Paulin a développé des outils informatiques et graphiques pour leur permettre de communiquer. Il étudiait les techniques de « Communication Facilitée » qui pose le problème des rapports entre le cerveau et la pensée. Il étudiait également les rapports entre l’outil, la main et le cerveau.

      « Jeux d’images invite le jeune lecteur à entrer dans la ronde des images et des signes. A lui de retrouver et d’associer les quatre représentations d’un même thème : le dessin, le logo, l’illustration et la photo. Cet album, conçu par deux chercheurs en pédagogie – animateurs de l’ARGAM -, a pour objet d’introduire les tout-petits, avant même qu’ils n’accèdent à la lecture, dans l’univers de la communication. » (résumé de l’éditeur).
      L’idée est venue d’adapter les outils de communication de l’IME, informatique et livres, aux enfants de maternelle qui s’exprimaient par la violence. Pour les psychologues, après un an ils avaient rattrapé leur retard de langage et étaient devenus capables de s’exprimer normalement. Leur avenir était peut-être sauvé, ils n’allaient pas sombrer dans la délinquance par défaut de communication.
      Je suis désolé de ne pas pouvoir en dire plus.
      Cordialement. CF.

      1. Un grand merci pour votre réponse, c’est vraiment très intéressant! Quel dommage que cela n’ait pas été poursuivi ni davantage relayé… Et à mon sens, ce type de démarche mériterait absolument une réactivation urgente.
        Cordialement

  5. Après 36 ans d’enseignement de langue et de littérature, je suis absolument d’accord avec vous. Nous enseignions à nos élèves à se servir des mots pour exprimer leur opinion et éventuellement contredire intelligemment les opinions d’autrui. On appelait ça l’argumentation et c’était pour certains une véritable révélation. C’est plus ou moins terminé… Trop difficile à enseigner… Alors ce n’est pas la peine d’aller jusqu’en Italie du sud. Dans la banlieue parisienne, en ce moment, des enfants, privés de langage parce que l’école, depuis des décennies maintenant, sous les coups de certains “pédagogues”, a failli à sa mission, s’assassinent à coup de couteau. Il ne leur reste que la violence physique ou, puisqu’on parle de mots, verbale, l’injure. Et je suis moins optimiste que vous…

    1. Merci beaucoup pour votre témoignage! Oui les mots en général et l’argumentation entre autres applications sont un outil fondamental et doivent toujours et encore être protégés.

  6. Merci pour cet article j’adhère à 100% et mis attache au quotidien tel un colibri 😉 Que ce soit professionnellement dans mon équipe, avec mes clients en coaching et aussi personnellement avec mes jeunes adolescents, ma famille et mon entourage. Je vous ai cherché sur LinkedIn sans succès, j’aimerais tellement que cet article soit partagé au plus grand monde. Si vous n’y êtes pas et ne souhaitez pas y être est ce que je peux me faire le relais de ce bel article. Bien cordialement.

    1. Merci beaucoup pour votre commentaire!
      Je vous remercie vivement de votre intérêt et de votre aimable proposition de diffusion.
      Je serais très heureuse que vous fassiez connaître mon article autour de vous , avec le lien qui renvoie à mon blog.
      Cordialement 🙂

      1. Je plussoie :). Mettre des mots sur nos émotions, si variées et subtiles, c’est très déroutant pour beaucoup.
        Mal nommer les choses, jugeait Camus, c’est ajouter au malheur du monde. Ne pas nommer les choses, c’est nier notre humanité.
        Merci pour votre bel article !

        1. Merci à vous! Oui, c’est exactement cela, il y a deux nécessités: celle de nommer et celle de le faire avec les mots adéquats, ce qui est difficile à plusieurs titres. Mais c’est un très beau défi à relever et à mon avis un enjeu collectif de civilisation.

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