Tuerie d’Yverdon : notre décryptage avec DécadréE

Illustration : 20minutes.ch

Le 9 mars 2023, au lendemain de de la journée internationale de lutte pour les droits des femmes, un homme tuait son épouse et ses 3 filles avant de brûler leur maison et de se suicider. C’est l’hypothèse actuellement privilégiée par la police. Au-delà des faits, que peut-on aujourd’hui dire sur le traitement médiatique de cette affaire? Retour sur les principaux éléments.

Article écrit par Léonore Dupanloup avec DécadréE.

 

Le choix des mots

Le jour suivant l’émotion est vive. L’incendie et “ses victimes” sont relayées dans plusieurs médias. À ce moment-ci de l’affaire, on ne peut encore rien dire sur l’origine de l’incendie. Auteur présumé et victimes sont ainsi considérés à égal. C’est suite au communiqué de presse de la police du 11 mars que les choses basculent. La police mentionne l’hypothèse d’un “drame familial”. Plusieurs blessures par balle ont en effet été identifiées sur les victimes. Une arme à feu a quant à elle été retrouvée à proximité du père.

Alors que l’hypothèse d’un féminicide et d’infanticides se dessine, les mots utilisés continuent à représenter de manière égale les victimes et leur agresseur. Les termes “drame familial” ou “tragédie familiale” (Tribune de Genève), retrouvés dans plusieurs médias, invisibilisent l’acte de violence en le théâtralisant. Il réduit également ces violences au caractère systémique en les enfermant dans l’espace privé, “la famille”. Les faits seraient un “drame” tombant tragiquement sur une famille, sans signes avant-coureurs. Or les violences sexistes au sein du couple sont, sauf de rares exceptions, l’objet d’un cycle et d’une escalade de la violence. L’emprise, les violences psychologiques, physiques et sexuelles sont autant de signes qui peuvent annoncer un féminicide. Il ne s’agit donc pas d’un drame, mais bien d’un manque de prévention. Pire dans certains cas, c’est « le drame » lui-même qui est présenté comme acteur de violences “ Le drame qui a brisé la famille” (L’Illustré)

Parler de “drame familial” invisibilise les violences systémiques et les enferme dans l’espace privé

D’autres manières de faire sont pourtant possibles . Certains médias s’engagent et utilisent les termes “féminicides” et “infanticides”, d’autres éliminent le terme “drame” pour visibiliser la violence au sein de la famille : “tuerie familiale” ou “crime familial” apparaissent. Si ces termes diminuent la portée systémique des violences et tendent à les réduire à nouveau à l’espace privé, ils ont le mérite de remettre les violences au centre. Les termes “violences domestiques” pourraient également être sollicités à juste titre pour les mêmes raisons. Il est en effet primordial de ne pas minimiser les faits tout en prenant en compte l’avancée de l’enquête.

 

Le sens à tout prix

Petit à petit, l’enquête des journalistes remplace dans les médias celle de la police. On investigue, on interroge et on découvre des éléments complémentaires, mais surtout on tente de trouver du sens. On peut ainsi lire des titres comme “Incendie à Yverdon: Mais comment peut-on tuer ses propres enfants?” (Watson) ou encore “Avec en toile de fond une question: comment ce père a-t-il pu commettre de tels actes?” (Blick)

Interroger des témoins et relayer leur préoccupations permet de visibiliser les questionnements et réflexions que chacun-e peut avoir face à des situations aussi violentes et choquantes que celle-ci. Cependant cela fait aussi parfois ressortir des poncifs néfastes à la prévention de ces événements, comme cet article du Matin titré “Tuerie d’Yverdon : «Ces assassins n’ont pas le courage de se suicider seuls»”. Cette citation reprise en titre provient d’une personne venue sur les lieux pour se recueillir et rendre hommage aux victimes, elle fait donc cette déclaration dans un moment intense sur plan émotionnel. Elle exprime de la colère (légitime !) envers les auteurs de violence, mais ce faisant elle associe au geste suicidaire une connotation positive (le courage).

Véhiculer de tels jugements de valeur est néfaste car ils valorisent le suicide en lui associant un aspect positif et enviable, ce qui risque d’inciter d’autres personnes à passer à l’acte. C’est face à de telles informations que le travail de journaliste prend toute son importance : son rôle est-il simplement de faire passer l’information d’un « émetteur » à un « récepteur », ou a-t-il pour responsabilité de filtrer et recontextualiser ces propos ?

Pour mieux comprendre ces situations, il est essentiel de mettre les faits en perspective avec la vision des expert-es

On peut interroger le caractère intrusif de ces enquêtes sur les réseaux sociaux et la pertinence des interviews aux passant-es. Elle permettent cependant sans le confirmer (seule la justice le fera) d’approfondir la piste du féminicide et infanticide. En effet, on sait que la période de la séparation est une période à hauts risques pour les victimes de violence. Dans certains anciens posts de l’épouse relayés dans les médias, elle parle de “contrôle” et de “subir des comportements”, des éléments qui montrent le caractère cyclique et systémique des violences. Pour permettre une bonne compréhension du phénomène, il est toutefois essentiel de mettre ces éléments en perspective avec la vision des expert-es du sujet.

 

Expliquer mais ne pas justifier

Ainsi petit à petit, l’idée d’une violence non pas ponctuelle mais répétée et systémique peut faire son chemin. Toutefois ces pistes d’explication sont utilisées pour excuser l’auteur ou justifier son crime. Il est déresponsabilisé car “désespéré”, “acculé”. On trouve alors d’autres coupables comme la séparation : “une séparation difficile pourrait être à l’origine de ce drame” (L’Illustré).

Or si les violences peuvent s’analyser et que des facteurs de risque et de protection peuvent être identifiés, aucun élément ne peut excuser les auteurs de violence. Sans juger les personnes, on peut ainsi juger et condamner les actes.

Chaque article portant sur les faits de violences sexistes ou de suicide peut être l’occasion de sensibiliser et d’informer. Expliquer les schémas récurrents des violences ou visibiliser les ressources d’aide sont autant d’outils à disposition. Il est ainsi conseillé de mettre des ressources d’aide portant à la fois sur le suicide et sur les violences sexistes. DécadréE et Stop Suicide ont pour cela élaboré un encadré spécifique:

Besoin d’aide ?

Si vous vous inquiétez pour vous ou un-e de vos proches, contactez en toute confidentialité :

violencequefaire.ch : service de conseils en ligne anonyme et gratuit (délais de 3 jours)

143 : numéro de la Main Tendue, écoute et conseils 24h/7j

144 : urgences médicales

117: police

D’autres ressources sur santépsy.ch et decadree.com/violencesexistes

STOP SUICIDE

En 2000, un jeune collégien genevois se suicide. Face à cette tragédie des étudiant.e.x.s organisent une marche silencieuse et décident à l’issue de celle-ci de fonder l’association STOP SUICIDE. En réaction au silence institutionnel et au manque d’action pour prévenir le suicide des jeunes, ils et elles se sont donné.e.x.s pour mission de parler et faire parler du suicide.

4 réponses à “Tuerie d’Yverdon : notre décryptage avec DécadréE

  1. MERCI Madame Dupanloup pour cette analyse et cette prise de position. Bien cordialement, Fabienne

  2. Pas plus tard qu’il y a un quart d’heure, j’ai sensibilisé quelqu’un à la notion de “courage pour se suicider”. C’est grâce à des articles comme le vôtre que j’ai appris à nuancer certains propos dans mes ouvrages de fiction, mais aussi à présent à sensibiliser d’autres auteurices sur la question.

    Je n’avais pas connaissance de cet évènement. Il est terrible et rappelle combien il est important d’en parler avec les bons mots.

    Merci pour votre professionnalisme.

    1. Chère Stéphanie,
      Merci beaucoup pour ce partage ! Très touchée que nos messages fassent écho chez vous, et un grand merci de contribuer à les diffuser autour de vous.
      Cordialement, Léonore

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