Suicide forcé : tour d’horizon d’un nouveau concept

Illustration : 20minutes.fr

Depuis peu, le concept de “suicide forcé” apparait dans les médias et les discours de lutte contre les violences au sein du couple. En partenariat, décadréE et STOP SUICIDE vous propose une analyse de ce concept.

Article écrit par Léonore Dupanloup.

 

C’est notamment à travers le suicide d’une Jurassienne en 2022 que le concept de suicide forcé s’est fait connaître en Suisse. Dans la lettre laissée à ses proches, la femme accuse son ex-compagnon de violences psychologiques. Ces mots sont sans équivoque : « Ma mort ne révèle pas ma fragilité mais témoigne de la violence que j’ai reçue et que je fuis à tout jamais. Mon acte est politique, ce n’est pas un renoncement ».

D’autres cas ont également mis en avant l’impact des violences psychologiques et de l’incitation directe au suicide, comme ces deux procès de 2021 et 2022 relatés dans le 24 heures. Dans les deux cas, des jeunes femmes ont tenté de se suicider suite à des violences répétées de la part de leur compagnon (et d’incitation au suicide directe dans la première affaire). Pour l’une comme pout l’autre, les tribunaux n’ont pas retenu le chef d’accusation d’incitation au suicide, mais ces affaires ont tout de même permis de mettre en lumière cette problématique auprès du public.

 

Vers une reconnaissance du concept

Le suicide forcé peut se définir comme un suicide suite à des violences sexistes, notamment psychologiques, répétées. Le suicide est ainsi perçu comme la conséquence directe de l’emprise et de la dépréciation de soi suite à ces violences.

Une étude du mouvement Citoyenne féministe met en avant les mécanismes entrainant les victimes de violence au suicide. Dans certains cas, le suicide apparaitrait comme un moyen pour la victime de reprendre le contrôle sur sa vie, face à un auteur qui cherche à dominer par la violence. Dans d’autres, il s’agirait d’une conséquence de la dégradation de l’estime de soi dûe aux violences de l’auteur (« Tu ne mérites pas de vivre »), voire dans certains cas d’incitations directes au suicide.

Pour comprendre les mécanismes qui mènent au suicide forcé, il est important de prendre en compte les violences au sein du couple et leur fonctionnement. Elles commencent généralement par une emprise ainsi qu’un isolement, suivis du dénigrement de la victime. Ces violences psychologiques répétées enferment la victime dans un cycle passant de phases de violence, à des phases d’accusation et culpabilisation de la victime,  où l’auteur attribue à celle-ci l’origine de ses comportements violents (« Regarde ce que tu me fais faire », « c’est de ta faute »…) et des phases de réconciliation, dites de « lune de miel », où l’auteur cherche à se faire pardonner pour que la relation perdure (« Excuse-moi, je ne recommencerai plus »).

 

Le cycle de la violence expliqué par Violencequefaire.ch

La violence psychologique peut se coupler à des formes de violences physiques, économiques et sexuelles. À chaque répétition du cycle, la violence se fait de plus en plus forte. Souvent dépendante financièrement, mais aussi socialement, voir juridiquement, la victime se retrouve comme piégée, incapable d’appréhender une porte de sortie.

Un rapport publié en janvier 2022 reconnait le phénomène. Dans une étude en 2017, plus de 1136 suicides forcés sont comptabilisés dans l’Union Européenne. Une autre étude menée par le mouvement Citoyenne féministe en 2019 estime que 76% des victimes de violences domestiques auraient des pensées suicidaires. L’enquête souligne l’ampleur des conséquences des violences psychologiques. Elle note notamment que 62% des répondantes se sentent coupables des violences qu’elles subissent.

 

Que dit la loi ?

Petit à petit le concept est débattu et se fait ainsi une place dans les lois. En France, l’article 222-33-2-1 du code pénal adopté en 2020 reconnait le suicide forcé comme une circonstance aggravante en cas de harcèlement moral.

Dans le droit suisse, il n’existe actuellement pas d’article de loi qui inclut exactement la problématique présente derrière le concept de suicide forcé. En effet, l’Art. 115.1 CP sur l’incitation et l’assistance au suicide a un champ d’application très restreint : il se limite aux cas où une personne encourage activement une autre à se suicider, par exemples à travers des injonctions directes (« va te suicider ») ou indirectes (« tu ferais mieux d’en finir », « on se réjouit d’être débarrassés de toi » NDLR).

Le cas du suicide forcé est plus complexe. En effet, il ne s’agit pas nécessairement d’incitations directes, mais de la conséquence d’une situation de violences psychologiques. Or, celle-ci peine à être reconnue dans les tribunaux même en-dehors du contexte des violences conjugales. Premier signe d’une avancée en ce sens, le procès des ex-dirigeants de France Télécom en 2019, qui a abouti à leur condamnation, ainsi qu’à celle de l’entreprise, pour « harcèlement moral institutionnel ». Il aura fallu 19 suicides et 12 tentatives (et un nombre difficile à estimer d’individus vulnérabilisés par ce « management par la terreur ») pour en arriver à ce procès.

En 2020, un cas de cyberharcèlement ayant entraîné le suicide d’une fille de 13 ans s’est retrouvé devant la justice zurichoise. L’adolescent de 17 ans qui avait partagé la photo dénudée (à l’origine de la vague de harcèlement contre la jeune fille) a été reconnu coupable de contrainte et de pornographie, en revanche aucune condamnation n’a été prononcée pour incitation au suicide.

 

Quels risques psychologiques pour les victimes de violences ?

Le fait de subir des violences constitue un facteur de risque important pour la santé mentale, pouvant aller jusqu’à entraîner des pensées suicidaires. Différentes études se sont intéressées à ce phénomène et ont analysé de plus près les conséquences des violences sur le bien-être psychique. En France, les travaux de recherche montrent que suite à une relation violente, 35% à 65% des victimes ont souffert de dépression. Il a aussi été calculé que le risque de suicide est 4 fois plus élevé chez les femmes ayant subi des violences que chez celles qui n’en ont pas été victimes.

Le risque de suicide est 4 fois plus élevé chez les femmes ayant subi des violences (image : Canva)

Une méta-analyse aux Etats-Unis réalisée en 1979 a révélé que la moitié (50%) des victimes de violences conjugales présentent des symptômes de dépression, et près d’un tiers (29%) tentent de mettre fin à leur vie.

Pour plus d’informations sur les liens entre violences et risque suicidaire, nous vous invitons à (re)lire l’article de STOP SUICIDE dédié à ce sujet.

Plus récemment, en 2022, une étude britannique basée sur 7000 entretiens individuels d’hommes et de femmes de tous âges et toutes catégories socio-démographiques a montré que la moitié (49,7%) des personnes qui avaient tenté de se suicider avaient également été victimes de violences conjugales.

Les violences conjugales ont donc des effets directs sur la santé mentale de la victime, mais elles aggravent aussi le risque de suicide de manière indirecte. En effet, l’emprise et les violences vont alimenter les facteurs de risque et affaiblir les facteurs de protection de la victime.

 

#metootéléréalité : Hilona et Julien

Récemment, l’ex-candidate de téléréalité Hilona Gos témoignait des violences perpétrées par son ex-compagnon Julien Bert. Dans ce témoignage attérant, on peut clairement identifier les mécanismes d’emprise propres aux violences sexistes au sein du couple. A plusieurs reprises, elle témoigne de l’état de tristesse et de dépression dans lequel les violences l’ont entrainée, prouvant ainsi l’impact des violences répétées, tant psychologiques, physiques, qu’économiques, sur sa santé mentale.

Plus encore, Hilona décrit également la manière dont elle a été dévalorisée et insultée sur les réseaux sociaux suite à leur rupture et aux soupçons de violence émises à l’encontre de Julien Bert. Là encore, c’est la victime déjà fragilisée qui est la proie des violences structurelles. Hilona supplie ainsi dans la vidéo qu’il n’y ait pas de réactions suite à son témoignage pour ne pas réactiver la violence.

Plus loin, Hilona aborde la situation précaire et stressante, tant du point de vue financier que juridique, dans laquelle ces événements l’ont entrainée, allant jusqu’à parler de suicide. « Et faut attendre quoi? Je me suicide pour qu’en fait on comprenne que c’est allé trop loin (…) il m’a gâché la vie » Ce témoignage montre ainsi avec beaucoup de clarté comment les violences, mais aussi les événements faisant suite impactent la santé mentale des victimes.

 

Par exemple, en isolant la victime de son entourage, l’auteur la prive de contacts qui sont des ressources d’aide importantes et qui pourraient intervenir. Dans les situations où l’auteur contrôle les communications, la victime peut aussi craindre de subir des violences en représailles si elle demande de l’aide à ses proches ou à des professionnel.les. Il y a parfois une impossibilité matérielle d’échapper à la situation de violences quand l’auteur maintient également une forme de contrôle financier. Et à cela s’ajoute la crainte de subir encore plus de violences si l’on tente de sortir de la relation.

Au final, même s’il n’y a pas d’incitation au suicide directe de la part de l’auteur de violences, celui-ci crée toutes les conditions pour que la victime en vienne à envisager le suicide comme seule issue possible à la relation.

 

La bonne terminologie ?

Le suicide forcé est-il ainsi la bonne expression ? Le concept a le mérite de visibiliser les conséquences multiples de l’emprise et des violences psychologiques. On peut toutefois le questionner. Il tend tout d’abord à enlever tout pouvoir d’action à la victime elle-même. S’il est vrai que cela peut correspondre aux sentiments d’emprise extrême, la victime n’est jamais dépourvue de son libre-arbitre. Plus encore, le concept de suicide forcé pourrait tendre à simplifier les mécanismes de la crise suicidaire et la réduire à une conséquence unilatérale et directe d’une violence.

Comme nous l’avons vu ci-dessus, la réalité des violences conjugales est bien plus complexe et celle du processus suicidaire l’est tout autant. En effet, un passage à l’acte suicidaire n’est jamais lié à une seule et unique cause : il s’agit de la conséquence d’une accumulation de facteurs de risque. Si ces problématiques s’installent dans la durée sans pouvoir y trouver de résolution ou de soulagement, elles génèrent un mal-être existentiel qui peut amener à ne plus percevoir d’autres options que le suicide. Cela concorde donc avec la situation dans laquelle peuvent se retrouver les victimes de violences conjugales : l’auteur fait peser sur elles une multitude de facteurs de risque, et leur emprise rend impossibles la plupart des solutions habituellement envisageables.

La notion de suicide forcé permet de questionner les conséquences des violences sur la santé mentale et de les visibiliser (image : Elle.fr)

Pour finir, un terme existe déjà pour visibiliser la mort et le meurtre suite à des violences sexistes : Le féminicide. Le suicide forcé est ainsi une forme de féminicide et il est important de le reconnaitre en tant que tel et de comptabiliser les suicides forcés comme des féminicides. En Suisse et dans de nombreux pays, les statistiques officielles décomptant les féminicides manquent. L’ONU a pris position en mars 2022 en proposant un nouveau cadre mondial pour mesurer les féminicides mais il ne se réfère qu’aux « féminicides intentionnels », incluant le meurtre d’une personne sur une autre personne. Malheureusement, la catégorie omet donc les suicides forcés.

Dans le cadre judiciaire, le concept de suicide forcé permet de punir les violences psychologiques et a ainsi toute sa pertinence. Il doit cependant être utilisé avec conscience. Il ne représente que le haut de iceberg des violences et toutes les victimes de violences ne se suicident pas.

Pour conclure, dans le cadre de la sensibilisation, la notion de suicide forcé permet ainsi de questionner les conséquences des violences sur la santé mentale et de les visibiliser. Il serait par exemple intéressant de savoir, parmi les femmes qui se suicident, quelle proportion étaient victimes de violences, afin de mieux comprendre l’ampleur du phénomène et de mieux le prévenir.

L’utilisation du concept de suicide forcé pose ainsi de nombreuses questions. S’il permet de mettre en lumières les mécanismes récurrents touchant aux violences et à la santé mentale,  il s’agit de ne pas omettre sa portée sociétale et politique. Il est donc essentiel de le mettre en contexte sous l’angle du féminicide, pour ne pas invisibiliser le fait qu’il s’agit avant tout du résultat d’une violence de genre, qui elle-même génère du mal-être et alimente les facteurs de risque.

 

Vous souhaitez aborder cette thématique à travers un article, un reportage ou un contenu pour les réseaux sociaux ? décadréE et STOP SUICIDE sont à votre disposition pour vous accompagner dans vos projets médias, n’hésitez pas à nous contacter !

 

Besoin d’aide ?

Si vous vous inquiétez pour vous ou un.e de vos proches, contactez en toute confidentialité :

violencequefaire.ch : service de conseils en ligne anonyme et gratuit (délais de 3 jours)

143 : numéro de la Main Tendue, écoute et conseils 24h/7j

144 : urgences médicales

117: police

D’autres ressources sur santépsy.ch et decadree.com/violencesexistes

STOP SUICIDE

En 2000, un jeune collégien genevois se suicide. Face à cette tragédie des étudiant.e.x.s organisent une marche silencieuse et décident à l’issue de celle-ci de fonder l’association STOP SUICIDE. En réaction au silence institutionnel et au manque d’action pour prévenir le suicide des jeunes, ils et elles se sont donné.e.x.s pour mission de parler et faire parler du suicide.