Optimisation fiscale et crise financière

Les pratiques d’optimisation fiscale des grandes entreprises transnationales sont dans la ligne de mire des autorités d’un nombre croissant de pays au sein desquels ces firmes gagnent une partie non négligeable de leurs bénéfices. Par des écritures comptables qui déplacent les coûts et les bénéfices d’un pays à l’autre, ces entreprises réussissent en effet à augmenter leurs profits nets en payant au total moins d’impôts, sans enfreindre apparemment les dispositions légales à ce sujet.

Ces pratiques ont pris de l’ampleur au fur et à mesure de l’ouverture des marchés et de la libre circulation des marchandises, des capitaux et des travailleurs à travers les frontières nationales. Il ne s’agit donc pas d’un phénomène nouveau ou qui était passé inaperçu par les autorités des pays concernés avant la crise globale et «systémique» qui a éclaté en 2008 et qui continue de sévir dans bien des pays occidentaux. La nouveauté concerne le changement de paradigme qui sous-tend les agissements des gouvernements nationaux afin de récolter l’impôt dû par les grandes entreprises transnationales au sein des juridictions qui les abritent et leur fournissent des biens et services considérables, financés par l’ensemble des contribuables (pensons par exemple aux infrastructures utilisées pour les transports et au «capital humain» accumulé grâce à l’instruction publique).

Le mobile des autorités nationales est d’augmenter ainsi les recettes fiscales, pour réduire quelque peu la pression sur les autres catégories de contribuables, déjà fortement mises à contribution par les mesures d’austérité, qui aggravent en fait la récession et annihilent les espoirs d’une sortie de crise à moyen terme.

Il existe toutefois une raison plus fondamentale encore pour empêcher les pratiques d’optimisation fiscale, mises en œuvre généralement par des contribuables aisés et qui sont contraires à l’éthique sociale. Cette raison tient à la nécessité de réduire l’instabilité financière du système économique dans son ensemble, qui s’accroît de manière considérable lorsque l’épargne dégagée par les pratiques d’optimisation fiscale est placée sur les marchés financiers au lieu d’être investie de manière productive.

Si cette épargne était utilisée pour financer des investissements produisant de nouveaux revenus dont seraient titulaires les ménages de la classe moyenne, l’optimisation fiscale qui en est à l’origine permettrait de contribuer à la croissance économique de manière soutenable car ces ménages ne s’endetteraient pas pour financer leur train de vie. Il en va autrement lorsque les individus doivent s’endetter pour ce faire. Cet endettement mène tôt ou tard à une crise, lorsque la bulle enflée par les placements de l’épargne soustraite à l’imposition fiscale éclate à cause des défauts de paiement des ménages, à l’instar de la crise des «subprime» de 2007.

Il n’existe qu’une solution pour empêcher la socialisation des pertes provoquées, entre autres, par l’optimisation fiscale: il faut socialiser l’investissement dont les revenus seront distribués à ceux qui en ont besoin pour assurer leur niveau de vie et contribuer ainsi à la stabilité économique et financière des sociétés contemporaines.

La «falaise fiscale» est un précipice idéologique

Selon la majorité des économistes, les Etats-Unis vont tomber dans une «falaise fiscale» au début de l’année prochaine si le Sénat et la Chambre des représentants (qui forment le Congrès américain) n’arrivent pas à se mettre d’accord avant le 31 décembre pour réduire les dépenses publiques et, de là, diminuer la dette du gouvernement fédéral états-unien. Les médias et les principales agences de notation contribuent depuis bien des mois à alimenter la psychose collective à cet égard, peignant le diable sur la muraille pour condamner toute dépense publique qui ne serait pas financée entièrement par des recettes fiscales que l’Etat doit encaisser à la même période.

Cette vision est partielle et comporte un vice conceptuel dirimant pour la croissance et la soutenabilité du système économique dans son ensemble.

La partialité de cette vision est évidente, lorsque l’on considère l’opposition des Républicains à toute diminution des dépenses publiques dans le domaine militaire, ainsi que leur soutien aux subventions versées à l’industrie pétrolière aux Etats-Unis. Le vice conceptuel dans la vision dominante réside dans l’absence de distinction entre les dépenses qui forment un revenu et celles qui ne font que transférer un revenu préexistant au sein de l’économie. A l’instar de l’investissement privé, l’investissement public produit un revenu qui est nouveau dans l’ensemble de l’économie, dans la mesure où il est financé par une avance bancaire, qui n’a pas besoin d’une épargne préalable pour être octroyée. Il en va autrement pour les dépenses de consommation, qui nécessitent toutes d’un revenu (gagné ou emprunté) pour être effectuées.

La relance économique aux Etats-Unis, comme en Europe, restera un mirage aussi longtemps que la dépense publique sera l’otage des lobbies qui soutiennent les mesures d’austérité, malgré la récession qui s’aggrave et la réduction des dépenses privées (des ménages et entreprises). En réalité, le secteur public, des deux côtés de l’Atlantique, doit accroître ses dépenses pour réaliser des investissements dans les infrastructures de transport et de communication, dans les énergies renouvelables, ainsi que dans la formation et la recherche scientifique (pour ne mentionner que des domaines stratégiques et cruciaux pour le développement économique).

Etant donné que ces dépenses bénéficient à plusieurs générations, l’équité fiscale impose de les financer par l’endettement de l’Etat et non par l’impôt, afin d’en imputer le financement à chaque génération fiscale en fonction des bénéfices que celle-ci retire des investissements correspondants. Pour les dépenses publiques qui doivent être financées par l’impôt, il faut en revanche augmenter la charge fiscale sur les revenus et les patrimoines élevés, qui, aux Etats-Unis comme en Europe, ont souvent profité d’une fiscalité atténuée, n’ayant aucune justification d’un point de vue macroéconomique et qui est contraire à l’éthique sociale.

Plutôt que la prétendue «falaise fiscale», c’est donc un véritable précipice idéologique qui risque d’entraîner l’économie états-unienne et globale dans une nouvelle grande dépression.