Le paradoxe de l’épargne

L’analyse économique est parsemée de paradoxes. L’un d’entre eux a montré ses effets dramatiques après l’éclatement de la crise dans la zone euro: si l’ensemble des agents économiques épargne davantage, l’épargne totale dans le système économique diminue finalement. En effet, l’augmentation de l’épargne réduit ipso facto les dépenses de consommation et, par conséquent, la vente des produits (mis à part les exportations, si l’on suppose que le reste du monde n’épargne pas davantage et ne se trouve pas en récession). Confrontées à la baisse du niveau de leurs ventes, les entreprises réduisent le volume de leur production, ce qui induit une réduction du revenu national et, souvent, du niveau d’emploi. L’épargne étant tributaire du revenu, elle est donc également réduite en fin de compte.

Ce paradoxe est ignoré par les tenants des mesures d’austérité dans les pays «périphériques» de la zone euro, qui s’enfoncent dès lors de plus en plus dans une grande récession dont l’ampleur devrait susciter des craintes aussi auprès de leurs créanciers étrangers, même si une partie de ceux-ci considèrent que la zone euro est «trop grande pour faire faillite».

Ce paradoxe est aussi ignoré par ceux qui prônent un allégement de la fiscalité de l’épargne privée pour imposer davantage les dépenses de consommation, argumentant «qu’un contribuable devrait payer des impôts pour ce qu’il retire de l’économie nationale, et non pour ce à quoi il contribue». Cette réforme de la fiscalité réduirait alors le revenu national, parce qu’elle induirait l’augmentation de l’épargne privée et la diminution des dépenses sur le marché des produits, comportant alors une augmentation des dépenses des assurances sociales à cause de la réduction du niveau d’emploi provoquée par cette réforme.

L’ignorance du paradoxe de l’épargne peut être expliquée par l’«erreur de composition» (P. Samuelson) dont la macroéconomie est entachée encore de nos jours. Cette erreur consiste à croire que ce qui est vrai pour une partie de l’ensemble l’est également pour l’ensemble en tant que tel, et vice-versa, comme le prétendent les économistes qui sont obsédés par les «microfondements» de l’analyse macroéconomique.

Il existe toutefois une deuxième explication de l’ignorance du paradoxe de l’épargne, qui considère la nature idéologique des réformes fiscales favorisant l’épargne privée au détriment de la stabilité de l’ensemble du système économique. Les tenants de ces réformes, en effet, favorisent les acteurs sur les marchés financiers (qui ont trop souvent un horizon temporel de très court terme) avec l’argument erroné qu’une épargne plus élevée est nécessaire pour augmenter les investissements des entreprises et, de là, soutenir la croissance économique ainsi que le niveau d’emploi. C’est oublier la spécificité des banques, qui n’ont nul besoin de disposer d’une épargne préalable afin d’octroyer des crédits à un agent économique quelconque, comme l’avait compris Joseph A. Schumpeter lorsqu’il expliquait que «les crédits font les dépôts» dans le système bancaire. La réglementation bancaire doit considérer cela, si l’on veut qu’elle atteigne ses objectifs d’ordre macroéconomique et qu’elle mette un terme aux bulles de crédit dont les effets systémiques ébranlent la société dans son ensemble mais laissent à leur place les acteurs économiques qui en sont à l’origine.

1:12 – cherchez l’erreur!

La brochure des explications du Conseil fédéral concernant le vote du 24 novembre 2013 montre (page 11) l’évolution (de la moyenne) des salaires les plus élevés versés par les grandes entreprises en Suisse, par rapport au salaire moyen dans l’ensemble de l’économie nationale (Figure 1). L’évidence empirique illustrée par cette figure révèle que le phénomène des salaires extravagants versés aux «top managers» des grandes entreprises suisses est apparu à la fin du XX siècle et a pris une ampleur considérable depuis le début du XXI siècle.

Figure 1. Evolution du rapport entre le salaire moyen versé en Suisse et le salaire le plus élevé versé par une grande entreprise suisse.

(Source: brochure du Conseil fédéral, 2013, p. 11)

Cette évidence empirique ne dit rien en tant que telle, mais demande à être expliquée dans son contexte d’ordre (ou plutôt de désordre) macroéconomique. En effet, si les salaires extrêmement élevés étaient dépensés sur le marché des biens et services produits, cela aurait des conséquences positives pour le niveau d’emploi ainsi que pour la croissance économique, dans la mesure où cela stimulerait la production et permettrait au secteur public d’encaisser des recettes fiscales supplémentaires (pensons par exemple à la TVA), limitant en même temps les dépenses de l’assurance chômage et permettant dès lors un certain équilibre budgétaire.

Or, la réalité des faits infirme cette causalité car une très grande partie des rémunérations des «top managers» est dépensée sur les marchés financiers (directement ou indirectement, par le truchement du secteur bancaire), sans que cela retentisse finalement dans l’économie réelle – contrairement à ce que prétendent les tenants de la «financiarisation», selon lesquels les «marchés» financiers rapprochent les emprunteurs (en particulier, les entreprises) des bailleurs de fonds (les épargnants), afin que les premiers obtiennent par les seconds les fonds nécessaires pour financer leurs projets d’investissement dans l’économie réelle. En fait, comme l’a fait remarquer Robert Guttmann, un très grand nombre de produits financiers «tels que les dérivés ou des titres adossés à des actifs sont très éloignés de toute activité économique réelle de création de valeur». Cela revient à dire que seule une partie des produits financiers est associée à une activité économique réelle, le reste de ces produits étant dès lors dépourvu de tout fondement réel (ce qui signifie qu’ils ne pourront pas, dans leur ensemble, être à la hauteur des attentes de rendement suscitées à leur égard).

L’évidence empirique est remarquable à ce sujet (Figure 2): sur le plan mondial, en 2010, la valeur de la production totale, exprimée en dollars états-uniens (USD), était de 63 billions (22 billions USD en 1990), alors que la valeur (notionnelle) des produits dérivés était de presque 10 fois plus élevée (601 billions USD) en 2010 (6 billions USD en 1990). Les volumes sur le marché des devises sont encore plus exorbitants car ils ont atteint 1'008 billions de dollars en 2010 (162 billions USD en 1990).

Figure 2. Rapport entre la production mondiale et les transactions financières en 2010.

(Source: élaboration personnelle sur la base des données de la Banque mondiale et du McKinsey Global Institute)

Il n’est pas nécessaire d’être familier avec le jeu des erreurs pour noter la similitude (voire même la causalité) entre la Figure 1 et la Figure 2. Il ne faut pas plus d’une minute pour comprendre que «les spéculateurs peuvent ne pas nuire si les bulles qu’ils créent reposent sur l’entreprise [entendez une activité de production], mais la situation est grave quand l’entreprise devient la bulle sur un tourbillon de spéculation», comme le notait John Maynard Keynes dans sa Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie (1936, p. 159, nous traduisons).

1:12 – où est le mérite?

L’initiative «1:12 – Pour des salaires équitables» a le mérite de mettre en question un axiome de la pensée dominante, selon lequel, dans une «économie de marché» (entendez que l’État se limite à fixer des «conditions-cadre» sans intervenir dans les activités), la rémunération de tout travailleur reflète sa propre «productivité». Il en serait ainsi, parce que le mécanisme du «marché» (à savoir, la «loi» de l’offre et de la demande) assure un échange entre équivalents, c’est-à-dire que chaque collaborateur d’une entreprise quelconque obtient de celle-ci une rétribution équivalant à ce qu’il lui apporte par son propre travail. Le marché réaliserait ainsi la méritocratie par des salaires équitables.

Il serait alors faux de s’opposer à la «loi du marché», parce que cela nuirait à la détermination de la «juste» rétribution et pourrait avoir des conséquences négatives pour l’ensemble de l’économie, en particulier pour l’expansion des activités, l’augmentation du niveau d’emploi et l’équilibre des finances publiques (y compris les assurances sociales). En clair, le plafonnement des très hauts salaires selon la règle de 1 à 12 serait non seulement néfaste, mais absolument injustifié en termes économiques.

En fait, dans le cas des hauts dirigeants des entreprises (comme dans beaucoup d’autres cas, notamment au sein du secteur des services), il est objectivement impossible de mesurer la «productivité» individuelle pour deux raisons essentielles. D’une part, les activités des managers étant immatérielles, il n’y a aucune possibilité objective de mesurer le résultat de leur propre travail par unité de temps (une journée, un mois, un trimestre ou une année entière). D’autre part, l’activité de n’importe quel dirigeant, même le soi-disant «meilleur», n’aboutirait à rien sans l’apport d’autres individus au sein de l’entreprise (voire même au-delà de celle-ci).

La clé de répartition du résultat de l’activité économique, voire de ses bénéfices, n’est dès lors pas tributaire d’une «loi du marché» dans la réalité des faits, mais de rapports de force entre les parties prenantes. L’initiative «1:12» vise à limiter les déséquilibres entre ces rapports de force sur le «marché du travail» – où les parties contractantes ne sont pas sur un pied d’égalité, comme le voudrait la «loi» de l’offre et de la demande – pour rapprocher notre système économique d’un régime méritocratique. Elle devrait donc être plébiscitée par les tenants d’une «économie de marché» le 24 novembre prochain…

Les non-dits du sauvetage d’UBS

Le 16 octobre 2013 a marqué le cinquième anniversaire du sauvetage d’UBS par la Confédération et la Banque nationale suisse. Nombreux commentateurs ont fait remarquer le succès de ce montage financier, échafaudé dans l’urgence durant les semaines qui suivirent la mise en faillite de Lehman Brothers aux États-Unis.

Il existe toutefois des zones d’ombre dans ce sauvetage, qu’il faudrait éclairer par souci d’honnêteté intellectuelle et de transparence face au contribuable helvétique.

Premièrement, comment est-il possible que la Confédération ait obtenu un bénéfice net de quelque 1,2 milliard de francs du prêt de 6 milliards de francs que le 16 octobre 2008 elle avait octroyé à UBS pour une durée de 30 mois, au taux d’intérêt de 12,5 pour cent, sachant que durant l’été 2009 cet emprunt a été converti en actions (à un prix de 18,06 francs par action), que la Confédération a aussitôt vendu à un prix de 16,74 francs par action?

En réalité, la Confédération a essuyé une perte lors de la vente de son paquet de 332,2 millions d’actions UBS, étant donné qu’elle a encaissé 16,74 francs par action, qu’elle avait payée 18,06 francs. Cela fait alors une perte de (332,2 millions d’actions x 1,32 francs =) 438,5 millions de francs, sans compter les commissions et autres frais qu’elle a dû payer aux cinq banques d’investissement par le truchement desquelles elle a vendu son paquet d’actions UBS.

Qui plus est, pourquoi UBS a été d’accord de verser une indemnisation de quelque 1,8 milliard de francs à la Confédération, pour lui racheter le droit au paiement des coupons de l’emprunt contracté, sachant que cette somme correspond aux intérêts dus pour la durée de 30 mois de l’emprunt, alors que celui-ci a été remboursé bien avant l’échéance?

Deuxièmement, qui a été en charge d’évaluer la valeur des titres «illiquides» que le StabFund de la Banque nationale suisse a repris d’UBS et quelles hypothèses de travail ont été émises pour ce faire? De surcroît, qui va déterminer – et sur quelles bases méthodologiques – la valeur des actifs se trouvant dans le portefeuille du StabFund lors de son rachat par UBS, qui a annoncé vouloir le conclure avant la fin de cette année?

Ces questions ne relèvent pas simplement d’une curiosité historique. Il en va de la stabilité financière de l’ensemble de l’économie nationale, à commencer par les banques qui sont encore «trop grandes pour faire faillite» et qui pourraient être aussi «trop grandes pour être sauvées» lors de la prochaine crise financière.

La science économique ne mérite pas de Prix Nobel

Aujourd’hui le monde connaîtra le(s) lauréat(s) du «prix Nobel» d’économie 2013. En fait, il ne s’agit pas d’un vrai Prix Nobel, étant donné que les membres de l’Académie royale suédoise des sciences (à qui revient la décision de nommer les récipiendaires du Prix de la banque centrale suédoise en la mémoire d’Alfred Nobel) ont toujours refusé de considérer qu’une science sociale, comme l’économie, a «une nature suffisamment “scientifique” pour justifier l’octroi d’un prix de ce type à côté de “sciences exactes” telles que la physique et la chimie» (Lindbeck 1985, p. 38, nous traduisons).

Cette attitude a poussé une majorité grandissante d’économistes à se concentrer sur la «mathématisation» de l’analyse économique, afin de «hisser» la science économique au rang des «sciences exactes» dont la physique représente le sommet parmi les sciences naturelles. Cette trajectoire d’évolution de la science économique a toutefois atteint des niveaux extravagants, parce qu’elle a vidé de tout contenu économique les travaux soi-disant «scientifiques» des économistes mathématiques contemporains.

Cette dérive de la «science» économique est responsable, en dernière analyse, de la crise systémique éclatée en 2008 au plan global. Or, les économistes qui continuent de prolonger celle-ci par leurs contributions à celle-là sont également à l’origine d’un phénomène alarmant pour la pluralité scientifique, nécessaire au progrès des connaissances et à la solution des problèmes contemporains: comme l’a montré une analyse statistique, en France seuls 6 professeurs sur les 120 nommés durant la période 2005–2011 ne sont pas issus du courant dominant (qu’il est coutume d’appeler «mainstream» en langue française). Cette absence de pluralisme doit interpeler ceux qui s’intéressent au bien commun et à la cohésion sociale. Les politiciens et les instances académiques ont les compétences pour empêcher la fin du pluralisme en économie, afin que celle-ci (re)devienne une science qui se préoccupe des questions d’ordre économique au lieu de s’occuper de la résolution de problèmes mathématiques. Dans le cas contraire, l’évidence empirique continuera à montrer de manière implacable que, en économie comme en nature, «seuls les poissons morts suivent le courant [dominant]» (proverbe chinois).

Références

Association française d’économie politique (2013), «Évolution des recrutements des professeurs de sciences économiques depuis 2000: la fin du pluralisme», Paris, septembre.

Lindbeck, Assar (1985), «The prize in economic science in memory of Alfred Nobel», Journal of Economic Literature, Vol. 23, No. 1, pp. 37–56.

Compétitivité et coût du capital

La majorité des économistes et des politiciens à l’échelle mondiale est obnubilée par la «compétitivité» de leur pays. Celle-ci est devenue une obsession désormais, notamment pour les pays «périphériques» de la zone euro, confrontés à des difficultés dramatiques et monumentales à la fois, suite à l’éclatement de la crise et à la mise en œuvre des plans d’austérité qui, en fait, ont aggravé la situation socio-économique dans ces pays, comme l’a clairement mis en exergue «L’avertissement des économistes» publié dans le Financial Times du 23 septembre 2013.

Le mantra des économistes alignés pour défendre mordicus l’idéologie néolibérale est celui des «réformes structurelles», en particulier celles touchant au «marché du travail». Il s’agirait de libéraliser davantage ce marché, pour réduire le coût du travail (entendez les salaires ainsi que les cotisations sociales des employeurs) afin que les prix des produits vendus par les entreprises concernées puissent diminuer. Mis à part le fait incontournable que la diminution des salaires réduit la capacité des salariés pour acheter les biens et services auprès des entreprises (qui, à défaut de pouvoir écouler leurs produits par ailleurs, devront réduire alors la production et le niveau d’emploi), il reste que le coût du travail n’est pas la seule composante des coûts de production et, par là, de la «compétitivité» d’une firme ou de l’ensemble de l’économie nationale.

Si l’on considère la totalité des coûts de production qu’une entreprise doit supporter, force est de constater que le coût du capital joue un rôle majeur dans la «compétitivité» nationale et internationale de celle-ci. À bien regarder, c’est le coût du capital qui, dans les pays en détresse au sein de la zone euro, empêche leur économie nationale d’augmenter le degré de «compétitivité» par rapport au reste du monde: les banques et les autres bailleurs de fonds exigent des rendements financiers que les entreprises dans ces pays ne peuvent aucunement payer dans la situation actuelle et au vu des perspectives sur un horizon temporel de moyen terme. S’il faut dès lors mettre en place des «réformes structurelles» visant à accroître la «compétitivité» des pays méditerranéens au sein de l’Euroland, il est nécessaire de réduire le coût du capital plutôt que le coût du travail: les titulaires de rentes financières, en effet, ont en général une propension à consommer moindre que celle des travailleurs dépendants – dont les dépenses de consommation sont le tenant et l’aboutissant des activités économiques dans n’importe quel pays. Il est urgent de considérer ce principe élémentaire de l’économie politique, si l’on veut éviter une recrudescence des tensions sociales qui pourraient amener les nations européennes dans un gouffre similaire à celui des années 1930.

La crise des inégalités et les inégalités de la crise

La méritocratie est un leurre sous le régime actuel de financiarisation des activités économiques: la répartition du revenu au sein des pays soi-disant «avancés» – à l’instar des États-Unis – n’a cessé de devenir de plus en plus inéquitable depuis l’avènement du capitalisme financier à la fin des années 1970. Selon une étude statistique fouillée, publiée récemment par Thomas Piketty (Le capital au XXIe siècle), la concentration des revenus aux États-Unis en ce début de siècle dépasse le pic des années 1920, qui avait induit la Grande dépression des années 1930. Or, contrairement à la période des «Trente glorieuses» années (1945–1973) qui suivirent la fin de la Deuxième guerre mondiale – lorsque les inégalités de revenu diminuèrent de manière considérable –, la période suivant l’éclatement de la crise financière globale en 2008 affiche une augmentation de ces inégalités, tant aux États-Unis qu’en Europe. Les bénéfices de la reprise économique américaine observée depuis 2009, en effet, ont été presque entièrement engrangés par le 1 pour cent des individus situés au sommet de la pyramide des revenus. Une évidence similaire est disponible pour les principaux pays de l’Union européenne selon les données du «World Top Incomes Database».

L’on pourrait croire, comme le prétendent les économistes néolibéraux, que cette inégalité croissante dans la répartition du revenu est due aux différents niveaux d’instruction des individus concernés: plus un agent économique est formé, plus celui-ci est censé gagner selon le «capital humain» qu’il a pu accumuler durant sa vie. Cette idée reçue doit être toutefois remise en question, au vu de l’évidence empirique disponible notamment aux États-Unis et dans bien des pays de la zone euro. Les personnes ayant achevé une formation de niveau universitaire ne sont pas à l’abri du spectre du chômage – surtout pour les jeunes – et n’ont que rarement le privilège de faire partie du 1 pour cent des individus au sommet de la pyramide des revenus, où l’on trouve surtout des acteurs de la finance «globalisée», même après leur sauvetage organisé par le secteur public avec l’argent de l’ensemble des contribuables.

La réduction de ces inégalités nécessite des réformes radicales afin de rétablir la méritocratie pour le bien commun. Comme l’a fait remarquer Robert Reich lors de la présentation du documentaire «Inequality for All» sorti le 27 septembre 2013 aux États-Unis, «nous devons aborder le problème de l’inégalité des revenus de six différents côtés»:

–      augmenter le salaire minimum;

–      renforcer les droits des travailleurs;

–      investir dans l’instruction publique;

–      réformer l’industrie financière;

–      réparer les failles du système fiscal;

–      limiter l’influence des milieux d’affaires sur les choix politiques.

La réalisation de ces réformes se heurte toutefois à un obstacle majeur qui est devenu un totem: la «pensée unique» qui domine les «sciences économiques» contemporaines ne permet aucunement de comprendre et a fortiori d’éradiquer les causes essentielles de la crise actuelle – qui en fait est, en premier lieu, une crise des «sciences économiques».

Secret bancaire: la faute à l’État?

Dans une interview publiée par la Zentralschweiz am Sonntag, Oswald Grübel reproche à la FINMA de n’avoir pas interdit aux autres banques suisses de reprendre les clients états-uniens d’UBS, après que celle-ci, en février 2009, avait été condamnée par un tribunal américain à payer une amende de 780 millions de dollars, pour l’aide qu’elle avait fournie à la soustraction de l’impôt dû par des contribuables américains. Selon Grübel, l’intervention de la FINMA à cet égard aurait évité la dissolution de la banque Wegelin. Même si Grübel ne l’affirme pas explicitement, il est clair que, selon lui, la FINMA aurait ainsi pu empêcher la disparition du secret bancaire suisse pour la clientèle bancaire «off-shore» ou, du moins, en aurait atténué la portée et aurait retardé sa mise en œuvre.

Les propos de Grübel impliqueraient, mutatis mutandis, que la police cantonale interdise les automobilistes résidant en Suisse de dépasser les limites de vitesse sur les routes à l’étranger, et que les organes des hautes écoles helvétiques interdisent aux étudiants immatriculés en Suisse d’enfreindre les règlements en vigueur dans l’université où ceux-ci effectuent un semestre d’études à l’étranger.

Ces propos sont irréconciliables avec la responsabilité individuelle des personnes (physiques ou morales) sur laquelle repose toute économie qui se veut libérale et qui doit être assortie de sanctions conséquentes. Ils renouvellent l’attitude exécrable de privatiser les profits et socialiser les pertes, voire de culpabiliser l’«État» pour le comportement fautif de quelques personnes bien informées mais trop concentrées sur leur égo exorbitant.

Cinq ans après Lehman Brothers

Le 15 septembre 2008, le monde entier se réveilla en apprenant que Lehman Brothers, l’une des plus grandes banques d’affaires au plan global, avait été déclarée en faillite aux États-Unis. C’était le début de la crise globale et systémique. Cinq ans après, le monde est toujours confronté aux conséquences directes ou indirectes de cette crise, qui pourrait marquer le début de la fin du régime de «financiarisation» de nos systèmes économiques.

Or, les tenants de ce régime ne cessent d’œuvrer pour en retarder sa disparition car celle-ci limiterait beaucoup leurs privilèges, même s’ils sont incompatibles avec les principes du libéralisme économique. En effet, les banques qui étaient «trop grandes pour faire faillite» le sont restées, voire elles ont augmenté leur importance systémique suite à l’intégration de sociétés financières de plus petite taille menacées par la faillite. Les médias, politiciens et enseignants–chercheurs soudoyés par les milieux d’affaires continuent de considérer les marchés comme étant des personnes, qui au demeurant ont toujours raison: il serait dès lors vain et sacrilège de s’opposer à la «loi du marché» (qui, en fait, est une «loi de la jungle» sous le régime de la financiarisation, où les plus gros acteurs dévorent les plus petits sans égard aux conséquences de leurs actes pour la diversité des espèces ainsi que pour la durabilité de l’ensemble de la société).

Il suffit, par ailleurs, d’entrer dans une salle de cours d’une quelconque faculté des «sciences économiques» (l’année académique commence aujourd’hui dans les universités suisses) pour se rendre compte à quel point rien n’a changé, sur le fond, dans la recherche et l’enseignement d’une discipline si importante pour le développement et le bien-être de l’humanité. La population et les autorités politiques dans les pays soi-disant avancés devraient exiger l’introduction d’une sorte de serment d’Hippocrate pour tout(e) économiste formé(e) grâce aussi à l’argent des contribuables. Ce serait une étape importante pour éradiquer ce que certains appellent désormais «l’économie guépard», à savoir les changements de façade que les économistes néolibéraux ont apportés à leur propre doctrine (à l’origine du régime de la financiarisation et de sa crise), pour que «tout change, afin que tout reste comme avant» en réalité.

Fin de la récession en zone euro?

Les commentateurs et les économistes «bling bling» ont été nombreux à annoncer que la zone euro est sortie de sa dramatique récession, au vu de l’estimation rapide du taux de croissance du produit intérieur brut (PIB) publiée par Eurostat pour le deuxième trimestre 2013 faisant état d’un très faible +0,3 pour cent par rapport au trimestre précédent. Cela est non seulement trop faible pour donner de l’espoir ne serait-ce qu’à une partie des quelque 19 millions de chômeurs dans la zone euro de pouvoir rapidement trouver un emploi. C’est aussi un leurre, lorsque l’on considère que sur une base annuelle, entendez par rapport au second trimestre 2012, le PIB de la zone euro a diminué de 0,7 pour cent. Ceci signifie que l’Euroland n’est pas sorti d’affaire, même si sa locomotive allemande et l’économie française affichent des taux de croissance de leur PIB positifs et au-delà des attentes.

En fait, il est nécessaire de considérer la définition de la récession donnée conventionnellement par les économistes, à savoir, un taux de croissance négatif pour le PIB durant deux trimestres consécutifs. Or, comme deux chercheurs à l’Economic Cycle Research Institute l’avaient indiqué en 2008, cette définition est partielle car elle ignore «les éléments essentiels du cercle vicieux récessionniste: l’output, l’emploi, le revenu et les ventes». Dans la réalité des faits, comme ces deux chercheurs l’avaient bien expliqué, «la récession est une baisse auto-renforçante de l’activité économique, lorsqu’une diminution des dépenses amène à diminuer la production et ainsi l’emploi, déclenchant une perte de revenu qui se propage au sein du pays et d’une industrie à l’autre, réduisant les ventes et agissant de là à nouveau négativement sur la production; en fait, un cercle vicieux. C’est pourquoi, la définition correcte de la récession ne peut se limiter au PIB et à la production industrielle, mais doit également inclure les emplois, les revenus et les dépenses, tous évoluant dans une spirale vers le bas».

Il faut donc bien davantage que quelques modestes chiffres provisoires concernant le taux de croissance du PIB, pour sortir la zone euro de sa propre crise.