Une colombe doit avoir une vue de faucon

Le 1er février 2014 a marqué officiellement l’entrée en fonction de Janet Yellen comme président de la Réserve fédérale américaine (la banque centrale aux États-Unis).

Classée parmi les «colombes» de la politique monétaire, au vu de son penchant pour lutter contre le chômage involontaire avec les outils que les banques centrales utilisent d’habitude afin d’assurer la stabilité des prix à la consommation, Yellen devra avoir en fait une vue de «faucon» (ce terme désignant les banquiers centraux qui se soucient d’abord de lutter contre l’inflation) afin d’éviter l’éclatement d’une bulle financière à l’échelle globale suite aux programmes d’assouplissement «quantitatif» lancés par son prédécesseur, Ben Bernanke, dès la mise en faillite aux États-Unis de la banque d’affaires Lehman Brothers (automne 2008).

Pour ce faire, Yellen aura besoin d’une paire de lunettes véritablement macroéconomiques: contrairement aux économistes qui prétendent faire reposer la compréhension du (mal)fonctionnement de l’ensemble du système économique sur une approche microéconomique, en effet, l’inflation doit être appréhendée en partant d’une vision «systémique», qu’aucune analyse de l’évolution d’un quelconque indice des prix (à la consommation) ne saurait permettre logiquement.

En fait, le niveau général des prix peut diminuer ou rester stable même s’il y a de l’inflation entre les deux périodes considérées. Cela peut être facilement compris, si l’on considère que le progrès technique imprime une pression à la baisse sur les coûts de production. Si, malgré cela, le niveau général des prix (ou son approximation grossière, un indice des prix à la consommation plus ou moins étoffé) ne diminue pas, cela peut être dû à l’inflation, qui est une perte du pouvoir d’achat de la monnaie essentiellement.

La même conclusion s’avère lorsque le niveau général des prix (ou son approximation grossière) diminue, mais pas autant qu’il devrait le faire, suite à la diminution des coûts de production induite par le progrès technique: dans ce cas de figure, l’inflation réduit la diminution du niveau général des prix, qu’aucun indice des prix ne saura jamais révéler car il concerne simplement la surface d’un problème sous-jacent d’ordre systémique qui, en l’état, échappe entièrement aux banques centrales et à la presque totalité des économistes. Il faut douter, dès lors, des apparences et rester vigilant même face à la nouvelle présidence de la plus puissante autorité monétaire au plan mondial.

La nouvelle normalité

Le spectre du chômage continue d’épouvanter les ménages en Europe et ne se limite plus aux chômeurs avérés dans les pays qui souffrent le plus à cause de la crise de la zone euro. Selon tous les sondages, même les travailleurs peu ou moyennement qualifiés, surtout les «seniors» et les personnes avec un contrat de travail soit à durée déterminée soit à temps partiel malgré elles, ont des soucis liés au chômage, parce que cela pourrait les toucher directement dans un horizon temporel proche.

La reprise de l’activité économique, en effet, est trop faible pour induire une augmentation considérable des places de travail, qu’un nombre de plus en plus élevé d’entreprises essaient de remplacer par des équipements censés faire augmenter la productivité, tout en réduisant les coûts de production.

Le continent européen semble dès lors dans une «nouvelle normalité»: un taux de chômage très élevé, notamment pour les jeunes, et un taux de croissance économique très faible, qui n’induit pas de résorption du chômage ambiant.

Les nations, comme la Suisse, dépourvues d’un Ministre du travail sont particulièrement exposées aux effets négatifs sur l’emploi des mesures d’austérité ou de «consolidation fiscale», qui sont désormais devenues structurelles comme les problèmes que l’on prétend résoudre par le même paradigme (néolibéral) qui en est à l’origine fondamentalement.

La flexibilisation et la dérèglementation du «marché» du travail, en fait, ne permettent pas d’augmenter le niveau d’emploi lors d’une récession économique provoquée par une demande visiblement insuffisante sur le marché des biens et services (qui, elle-même, est tributaire d’une augmentation des inégalités dans la répartition du revenu et de la richesse au sein des pays et entre ceux-ci).

Dans un tel contexte, en réalité, le niveau d’emploi dépend davantage du volume et de la valeur des produits écoulés sur le marché des biens et services que de la flexibilité des travailleurs et des personnes dont le chômage est involontaire. La précarisation des contrats de travail ainsi que le remplacement des travailleurs «seniors» par des collaborateurs moins rémunérés diminuent la propension à consommer de l’ensemble des ménages, au détriment du chiffre d’affaires des entreprises et de la situation financière du secteur public (car cela va engendrer moins de recettes fiscales et davantage de dépenses pour la protection sociale).

Voilà un autre paradoxe de l’analyse économique qu’il serait temps de comprendre et d’intégrer aussi bien dans l’enseignement des sciences économiques que dans la politique économique des nations soi-disant «avancées» en ce qui concerne le bien-être de leur population.

La Suisse a 8 millions d’économistes

On le sait, l’Italie compte quelque 60 millions d’entraîneurs de l’équipe nationale de football: après n’importe quel match de l’équipe d’Italie, il y a un foisonnement de discussions, car chaque Italien prétend savoir ce qu’il aurait fallu faire à la place de l’entraîneur officiel de l’équipe de football et critique donc celui-ci pour ses propres choix, peu importe le résultat du match.

Quelque chose d’analogue existe en Suisse, suite à l’éclatement de la première crise systémique du régime de la financiarisation économique (éclatée après la mise en faillite aux États-Unis, le 15 septembre 2008, de la banque d’affaires Lehman Brothers). Il y a, désormais, quelque 8 millions d’économistes en Suisse, étant donné que chaque résident se sent légitimé à s’exprimer sur les causes et les conséquences de cette crise, donc sur les recettes de politique économique à mettre en œuvre pour s’en sortir, comme s’il en avait la capacité certifiée par des études achevées au niveau académique.

Cet état de fait appelle deux commentaires. D’une part, les «sciences économiques» ne jouissent visiblement pas d’un statut scientifique au sein de la population, contrairement à des disciplines d’études comme la chimie, la physique, la biologie, l’ingénierie, voire la médecine. Cela devrait alarmer et interpeler les enseignants–chercheurs en «sciences économiques», tout en les amenant à revoir profondément leurs objets d’études ainsi que la méthodologie de leurs analyses. D’autre part, nul besoin de faire des études complètes en «sciences économiques» afin d’occuper des postes d’économistes, que ce soit dans le secteur public ou dans le secteur privé. Cela devrait interroger l’ensemble des parties prenantes, notamment par égard au risque d’avoir une vision erronée – ou du moins partielle – de la réalité des faits qui induirait probablement aussi des choix problématiques à bien des égards.

En l’état, une conclusion s’impose par elle-même. L’économie est trop importante pour être laissée aux mains des «économistes», surtout de celles et ceux dont la complexité des formules techniques est en réalité inversement proportionnelle à la profondeur de l’analyse «systémique» par rapport aux questions d’ordre économique qui touchent l’ensemble de la société.

Haro sur la marchandisation des travailleurs

Le 9 février prochain le peuple suisse est appelé à se prononcer sur le texte de l’initiative populaire «Contre l’immigration de masse». L’idée à l’origine de cette initiative est de limiter l’afflux de travailleurs étrangers en Suisse «en fonction des intérêts économiques globaux de la Suisse et dans le respect du principe de la préférence nationale».

Au-delà des aspects juridiques (liés à l’accord de libre circulation des personnes entre la Suisse et l’Union européenne) et humanitaires (la Suisse étant par tradition un pays d’accueil) que chaque votant devra considérer lorsqu’il exprimera son avis sur ladite initiative, celle-ci a le mérite de mettre en lumière un élément souvent ignoré dans le débat politique. Comme l’a fait remarquer Rudolf Strahm lors d’une interview dans la Schweiz am Sonntag, la mobilité géographique des travailleurs est considérée de la même manière que celle des marchandises: leur déplacement obéit à la «loi» de l’offre et de la demande, sans aucune considération des conséquences sociales ou environnementales que cela comporte.

Cette «marchandisation des travailleurs» est le résultat du paradigme dominant en «sciences économiques». Ce qui autrefois était la gestion du personnel (censée s’occuper de personnes) est devenu la gestion des ressources humaines (des ressources parmi d’autres, à exploiter pour la maximisation des profits des entreprises de tout genre).

Au nom de la «compétitivité» de l’économie suisse, le «coût du travail» (entendez le salaire, mis à part celui des «top managers») doit dès lors être «minimisé», oubliant que ce faisant une partie non-négligeable de travailleurs (qui sont également des contribuables et consommateurs) est amenée à restreindre ses dépenses et à faire appel à l’aide sociale (grevant ainsi les finances publiques) pour arriver à la fin des mois.

Il suffirait pourtant de comprendre que «les travailleurs dépensent ce qu’ils gagnent et que les entreprises gagnent ce qu’elles dépensent» (M. Kalecki) pour saisir le problème «systémique» que le paradigme dominant comporte pour l’ensemble de l’économie nationale.

Si l’initiative populaire «Contre l’immigration de masse» en Suisse est acceptée le 9 février prochain, il faudra songer à élaborer un nouveau régime de croissance économique, intégrant les soucis de durabilité et de cohésion sociale pour l’ensemble des parties prenantes, y compris les travailleurs étrangers.

 

Sur le même sujet, dans L'Hebdo

Sur les blogs

  • Jacques Neyrinck:

  • Grégoire Barbey: 

Commerce international d’or: transparence ou traçabilité?

À partir du 1er janvier 2014, les importations et les exportations d’or de la Suisse doivent à nouveau être ventilées par pays dans la statistique du commerce extérieur national. Le Conseil fédéral l’a décidé dans sa séance du 13 décembre 2013, donnant suite à une interpellation de C. Wermuth au Conseil national afin que la Suisse respecte les standards statistiques internationaux dans le commerce des matières premières.

La statistique par pays du commerce d’or de la Suisse, en effet, avait été rendue publique en 1972 (contre paiement), mais en 1981 le Chef du Département fédéral des finances décida de ne plus publier que le total en valeur et en volume des importations et des exportations d’or de la Suisse, comme l’a rappelé en novembre 2013 le Rapport final du groupe de réflexion à l’intention du Directeur général des douanes suisses (page 3).

L’article 16, alinéa 2, de l’Ordonnance sur la statistique du commerce extérieur de la Suisse, en effet, indique que la Direction générale des douanes suisses «peut grouper certains chiffres d’une statistique si leur publication détaillée est susceptible de causer un préjudice grave à des intérêts suisses.»

Assimilant de manière implicite les «intérêts suisses» aux intérêts de la place financière nationale, le Conseil fédéral a donc décidé en 1981 de ne plus publier d’information détaillée par pays en ce qui concerne l’or importé ou exporté par des entreprises en Suisse. Il aurait en effet été problématique, en premier lieu pour les acteurs concernés, de publier les quantités d’or que la Suisse importa de l’Afrique du Sud du temps de l’apartheid, comme cela a été dévoilé par des études menées dans le cadre du Programme national de recherche 42+ par des historiens ayant par la suite publié deux ouvrages (en 2005 et 2013) révélateurs.

L’intérêt de rendre transparente la statistique du commerce d’or de la Suisse n’est toutefois pas uniquement historique. Comme l’a révélé le dossier de presse publié par Stop Pillage le 4 novembre 2013, TRIAL (une association suisse de lutte contre l’impunité) a déposé auprès du Ministère public de la Confédération suisse une dénonciation pénale à l’encontre d’une importante société suisse d’affinage d’or, soupçonnée d’être impliquée dans le blanchiment de quelque 3 tonnes d’or pillées lors du conflit armé en République démocratique du Congo.

La ventilation par pays de l’or importé en Suisse est donc nécessaire si l’on veut redorer le blason helvétique. Il faut toutefois avouer que seule la traçabilité de l’origine de l’or importé en Suisse pourra éviter que des triangulations internationales fassent apparaître dans la statistique une nation qui sert pour y faire transiter l’or importé en Suisse par des pays problématiques. Dans le cas contraire, le maquillage statistique risque de ternir l’image de la Suisse au plan mondial.

Le mythe du partenariat social en Suisse

Le refus populaire de l’initiative «1:12 – Pour des salaires équitables» a enflammé le débat politique concernant l’initiative «Pour la protection de salaires équitables (Initiative sur les salaires minimums)», qui sera soumise au vote populaire l’année prochaine.

Le Message du Conseil fédéral à ce sujet propose de rejeter l’initiative car elle porte atteinte au partenariat social. Ainsi, «les salaires les plus bas dépendent largement du bon fonctionnement du partenariat social et des CCT [Conventions Collectives de Travail]» (Message, p. 1110).

Or, même en ignorant le fait qu’une bonne moitié des travailleurs dans l’économie suisse ne sont pas coiffés en l’état par une CCT, l’argument qui fait appel au partenariat social (à savoir, l’entente entre les parties contractantes sur le marché du travail) pour refuser l’introduction d’un salaire minimum légal au plan national est fondamentalement invalidé par l’évidence empirique.

À bien regarder, en réalité, les parties contractantes sur le marché du travail ne sont pas sur un pied d’égalité – comme l’impliquerait la «loi» de l’offre et de la demande de travail – étant donné que les travailleurs (ou les syndicats qui les représentent) n’ont visiblement pas la même force de négociation des conditions de travail (dont la rémunération est l’un des éléments principaux) qu’ont les patrons d’une entreprise dans n’importe quelle branche d’activité.

Les facteurs de ce «déséquilibre» des forces opposées sont évidents:

  • D’une part, l’existence d’une «armée de travailleurs de réserve» (pour paraphraser K. Marx) menace les travailleurs les moins qualifiés (ceux qui sont visés directement par l’initiative sur les salaires minimums) car il y aura toujours des chômeurs (résidents en Suisse ou ailleurs) qui ne rechigneront pas à travailler aux conditions imposées par le patronat. Il est d’ailleurs significatif à cet égard de constater que l’objectif du «plein emploi» a disparu de la politique économique menée dans les pays qui se disent «avancés» depuis que l’idéologie néolibérale a pris le dessus sur l’économie sociale de marché.

  • D’autre part, contrairement à l’Allemagne par exemple, les (intérêts des) travailleurs ne sont pas représentés au sein du conseil d’administration des entreprises en Suisse, notamment de celles qui participent, sans le savoir peut-être, à la financiarisation du régime économique actuel.

Le «partenariat social» est donc un leurre, voire une expression creuse qui est utilisée comme alibi politiquement correct par celles et ceux qui ignorent la responsabilité sociale des entreprises en ce qui concerne la stabilité financière de l’ensemble du système économique.

Un retour de balancier bon pour la croissance

La crise financière globale éclatée après la mise en faillite de Lehman Brothers aux États-Unis, le 15 septembre 2008, est en train d’avoir un effet structurel sur le marché du travail: les jeunes n’ont plus autant d’aspiration de travailler dans le secteur financier et notamment dans le domaine bancaire que cela était encore le cas au début du XXIème siècle.

Selon un sondage publié le 29 octobre 2013 par Deloitte, en Suisse les étudiants en sciences économiques sont moins attirés qu’avant la crise par les professions de l’industrie bancaire, dont l’image a été ternie par les scandales récents (manipulations des taux d’intérêt et des taux de change, aide proactive à la soustraction d’impôts par la clientèle «off-shore», délits boursiers et fraudes dans la titrisation des créances). Si, autrefois, le travail à la chaîne de production au sein d’une fabrique de n’importe quelle branche industrielle était considéré comme une forme d’aliénation des travailleurs, aujourd’hui il suffit de jeter un coup d’œil à n’importe quelle photo d’une «salle de marchés» d’une grande banque (dont la surface utile équivaut à celle de deux terrains de football) pour comprendre la perte d’attrait de la profession bancaire.

Il est vrai que la rémunération des collaborateurs d’une banque comme de bien d’autres institutions financières demeure intéressante lorsqu’on la compare aux rétributions versées dans beaucoup d’autres branches d’activité. On peut également admettre que, comme le prétendent les économistes néoclassiques, le salaire doit correspondre à la désutilité du travail accompli (lorsque celle-ci augmente, celui-là doit augmenter aussi). Mais il est tout aussi vrai que la rémunération d’un travailleur ne doit pas être le seul moment de bonheur de celui-ci durant son activité professionnelle, a fortiori si, comme il semblerait être le cas des jeunes générations, un bon équilibre entre vie privée et vie professionnelle est plus important que la rémunération pour les choix de carrière.

Ce retour du balancier aura des effets positifs sur la croissance économique et sur la qualité de vie de l’ensemble de la population, dans la mesure où il contribuera à réduire l’instabilité financière systémique et à réorienter les jeunes talentueux vers des professions à haute valeur ajoutée dans le domaine industriel.

L’économie doit se renouveler

Les étudiants en sciences économiques réclament d’être mieux formés à l’université: en Europe comme aux États-Unis ils sont de plus en plus nombreux à demander un profond renouvellement de l’enseignement à partir de la première année d’études, «dominée par les mathématiques et les questions à choix multiples» qui les empêchent de «développer les capacités nécessaires pour interroger de façon critique, évaluer et comparer les différentes théories économiques», comme l’a rapporté The Guardian le 24 octobre 2013 et a ensuite été étayé par un certain nombre d’enseignants–chercheurs qui défendent une autre approche aux questions d’ordre économique.

Cette demande «par le bas» existe aussi en Suisse et notamment à l’Université de Zurich, où des étudiants ont écrit récemment une lettre ouverte à la Faculté des sciences économiques, afin que l’économie devienne une discipline d’études comme les autres, c’est-à-dire qu’elle considère différentes explications du même phénomène au lieu d’être enseignée à partir d’une pensée unique – celle de l’école néoclassique qui domine aujourd’hui de manière écrasante et évite, par conséquent, de se remettre en question face à la crise actuelle.

Cette remise en question est d’autant plus urgente que, comme l’a fait remarquer Paul Krugman dans son op-ed pour le New York Times, «ce que le top 1 pour cent veut devient ce que la science économique nous dit qu’il faut faire». Il en veut pour preuve les mesures d’austérité qui à travers les pays «avancés» ont permis aux plus riches de s’enrichir par l’augmentation des profits et des cours boursiers, au détriment du reste de la population dont le taux de chômage est inquiétant pour la société dans son ensemble.

Certes, tant que nous aurons «une politique [économique] du 1%, par le 1% et pour le 1%, nous n’allons avoir que de nouvelles justifications pour les mêmes vieilles politiques» (Krugman, ibidem). En fait, comme l’affirmait Max Planck (Prix Nobel de physique en 1918) dans sa Wissenschaftliche Selbstbiographie (1948, p. 22, nous traduisons), «[u]ne vérité nouvelle, en science, n’arrive jamais à triompher en convainquant les adversaires et en les amenant à voir la lumière, mais plutôt parce que finalement ces adversaires meurent et qu’une nouvelle génération grandit à qui cette vérité est familière». Or, cette nouvelle génération (d’économistes) doit être formée, mais pour ce faire les enseignants–chercheurs doivent placer le bien commun au-dessus de leurs propres intérêts et des intérêts du «top 1 pour cent». Dans le cas contraire, l’économie restera une «science lugubre» (P. Samuelson) et continuera à inquiéter le 99 pour cent de la population.

Sergio Rossi: L’Allemagne freine la sortie de crise

Le Département du Trésor états-unien a publié un rapport dans lequel il reproche à l’Allemagne d’avoir une demande intérieure trop faible et de faire reposer la croissance de son économie sur les exportations, au détriment de l’ensemble de la zone euro: «Le rythme anémique de croissance de la demande en Allemagne et sa dépendance des exportations ont entravé le rééquilibrage à une période où beaucoup d’autres pays de la zone euro ont été sous forte pression pour réduire leur propre demande et comprimer les importations afin de promouvoir l’ajustement. Le résultat net a comporté un biais déflationniste pour la zone euro ainsi que pour l’économie mondiale.»

L’importance du rééquilibrage des déséquilibres internationaux par les pays excédentaires et pas seulement par les pays déficitaires avait été déjà mise en exergue lors de la conférence de Bretton Woods en 1944 et notamment dans le cadre du fameux «Plan Keynes» pour la réforme du système monétaire international. Si à l’époque ce plan avait été vite écarté au profit du «Plan White» mettant le dollar états-unien au centre du «non-système» monétaire international (John Williamson) que nous connaissons encore de nos jours, il pourrait refaire surface à présent et rendre service à l’économie états-unienne dont le déficit courant face à bien des pays, notamment la Chine, ne pourra pas être réduit sans que les pays excédentaires contribuent au processus de rééquilibrage.

Le Département du Trésor états-unien s’inscrit dans cette démarche et fait remarquer dans son rapport qu’«une croissance plus forte de la demande intérieure dans les économies européennes excédentaires, en particulier en Allemagne, aiderait à faciliter un rééquilibrage durable des déséquilibres dans la zone euro.»

Cela serait d’ailleurs conforme aux règles de la Procédure concernant les déséquilibres macroéconomiques faisant partie du paquet législatif («six-pack») qui est entré en vigueur le 13 décembre 2011 en vue de renforcer la surveillance budgétaire et macroéconomique dans la zone euro et dans l’ensemble de l’Union européenne. Parmi les indicateurs prévus dans le tableau de bord pour la réduction des déséquilibres macroéconomiques se trouve, en effet, la moyenne mobile sur trois ans du solde des transactions courantes en pourcentage du Produit intérieur brut (PIB), qui doit se situer «dans une fourchette comprise entre +6% et –4% du PIB.»

Même en acceptant l’asymétrie des bornes positives (+6 pour cent) et négatives (–4 pour cent), qui relève d’une vision dogmatique, force est de constater que l’excédent courant de l’Allemagne ne respecte pas ce critère déjà depuis 2007. Il faudra vérifier si elle est amenée à réduire son excédent courant pour respecter la fourchette prévue à cet égard, mais il est fort probable qu’il n’en sera rien car, à l’instar des excédents budgétaires, les excédents courants sont considérés comme étant des vertus indépendamment de leurs conséquences négatives à travers le système économique global.

Banques et fonds propres: le facteur Widmer-Schlumpf

Les propos d’Eveline Widmer-Schlumpf dans la Schweiz am Sonntag, annonçant la nécessité d’une augmentation des fonds propres des grandes banques, ont fait, semble-t-il, chuter de quelque 5 pour cent le cours des actions UBS et Credit Suisse. Si sa déclaration qu’il faudrait relever le ratio de levier dans une fourchette de 6 à 10 pour cent (actuellement, la FINMA exige un ratio minimum de 4,2 pour cent à l’horizon 2015 et ce ratio devra être au moins de 4,5 pour cent dès 2019) est à l’origine de cette dégringolade (pour autant qu’il s’agisse d’une causalité et pas d’une simple corrélation), cela pourrait être expliqué par deux raisons opposées.

L’interprétation des milieux financiers et de leurs partisans tient à la déception des actionnaires des deux grandes banques suisses, qui – au vu des perspectives défavorables pour le versement de dividendes suite à la nécessité de relever les fonds propres de ces banques (par la rétention de leurs bénéfices) – ont vendu leurs actions UBS et Credit Suisse, en en faisant dès lors chuter le cours. Or, une autre interprétation, tout aussi plausible, peut être avancée: la vente des actions qui a provoqué la chute de leurs prix sur les marchés boursiers pourrait avoir été induite par la découverte, par les actionnaires et grâce aux propos de Madame Widmer-Schlumpf, qu’UBS et Credit Suisse sont (encore) trop faiblement dotées en fonds propres par rapport aux risques que ces deux grandes banques abritent dans leurs bilans.

On ne rappellera jamais suffisamment, en effet, qu’une banque n’est pas une entreprise comme les autres. Si une compagnie aérienne (par exemple Swissair) fait faillite, cela peut être malheureux pour son personnel et ses actionnaires, mais n’a pas de conséquences systémiques. D’ailleurs, cela pourrait faire l’affaire d’autres compagnies aériennes dont le volume de transport (passagers et marchandises) pourrait augmenter suite à la faillite de leur concurrent. En revanche, si une (grande) banque était mise en faillite, d’autres banques (grandes ou petites) en seraient affectées de manière négative, étant donné que toutes ces banques sont liées entre elles par des relations de dette–créance à travers l’économie globale.

C’est aussi pour cette raison (au-delà de leur spécificité dans l’octroi de crédits) que les banques doivent être mieux et davantage réglementées que les autres entreprises. En ce qui concerne leurs fonds propres, par exemple, il faudrait que les banques affichent un ratio d’au moins 50 pour cent par rapport aux actifs dans leur bilan et sans aucune pondération par rapport aux risques (qui, en fait, ne peuvent pas être mesurés avec les outils utilisés à cet effet, parce que la probabilité des événements futurs ne peut pas être calculée et le risque systémique leur échappe totalement). Cela peut être facilement comparé aux ratios de fonds propres des entreprises non-financières, qui de manière générale dépassent 50 pour cent même si leurs activités sont beaucoup moins sensibles à la confiance que cela est le cas dans l’industrie bancaire.