La Banque d’Angleterre entame le virage

Le 14 mars 2014 a marqué un virage en U pour la doctrine monétaire des banques centrales. Ce jour-là, la Banque d’Angleterre a publié son Quarterly Bulletin 2014 Q1, où trois chercheurs dans sa Direction pour l’analyse monétaire dénoncent quelques fausses vérités concernant la création monétaire.

Première fausse vérité: «les dépôts bancaires financent les crédits que les banques octroient à toute sorte d’agents économiques». Cela n’est pas vrai car, en fait, le sens de la causalité va des prêts aux dépôts (et non pas le contraire). Les banques peuvent octroyer des crédits même si elles ne disposent pas de (suffisamment de) fonds prêtables. C’est à cet égard que les banques ont une spécificité qui leur est propre et, dès lors, doivent être régulées davantage et beaucoup mieux que tout autre acteur de l’industrie financière.

Seconde fausse vérité: «la banque centrale peut contrôler l’encours de la masse monétaire en agissant sur les réserves bancaires, par le biais du multiplicateur de la monnaie centrale». Cela est faux car, en réalité, l’émission de monnaie centrale (comme pour toute unité de monnaie) à bien regarder ne fait que répondre à la demande de ses utilisateurs. La monnaie ne tombe pas du ciel (ou de l’hélicoptère de Milton Friedman), mais est émise à chaque fois qu’un paiement final doit être assuré afin de régler les comptes entre l’acheteur et le vendeur d’un bien, service, ou actif (réel ou financier) quelconque.

Troisième fausse vérité: «l’assouplissement quantitatif permet de sortir de la crise, amenant les banques à octroyer davantage de crédits pour financer les activités de production et induisant ainsi une augmentation du niveau d’emploi». Cela est erroné car, en fait, le crédit bancaire est tributaire des perspectives des banquiers à l’égard de la profitabilité du projet financé par l’emprunt. D’ailleurs, bien des entreprises ne vont pas s’endetter auprès des banques, si elles ne s’attendent pas de réussir à rembourser le principal et à payer les intérêts par les recettes obtenues avec la vente des biens ou services produits grâce au crédit bancaire.

Il est vrai, par contre, que ces trois fausses vérités (ainsi que beaucoup d’autres axiomes de la pensée dominante, en passe de devenir unique malgré la crise qu’elle a provoquée) ont été dénoncées depuis moultes années par les économistes qui refusent de s’aligner sur les intérêts de la «finance de marché». Les efforts de ces économistes sont relayés à présent par la deuxième plus ancienne banque centrale au monde et il est probable que d’autres autorités monétaires suivent ce virage en U de la doctrine économique. Le cas échéant, la crise financière n’aura pas été complètement inutile pour redresser la société contemporaine.

Monnaie vide et monnaie pleine

La crise financière systémique éclatée en 2008 au plan global a révélé que les banques sont essentielles pour le fonctionnement (dans l’ordre comme dans le désordre) du système économique contemporain. Elles émettent en effet les unités de monnaie nécessaires pour le règlement des transactions économiques à travers l’ensemble des marchés. Elles sont de ce fait instrumentales pour toute sorte d’activités économiques.

L’émission monétaire n’est toutefois pas suffisante pour assurer que le système économique fonctionne de manière ordonnée. Il est impératif, pour ce faire, que toutes les unités de monnaie émises par le système bancaire (formé par la banque centrale et les banques secondaires du même espace monétaire) soient associées à la production d’un revenu afin d’éviter la formation d’un écart inflationniste – entendez l’émission de «monnaie vide» (B. Schmitt, Inflation, chômage et malformations du capital, 1984, p. 223).

L’objectif de l’initiative pour une «monnaie pleine» (Vollgeld) qui devrait être lancée en Suisse prochainement consiste, justement, à empêcher que les banques puissent abuser de leur pouvoir «monétatif», à travers l’octroi de crédits qui font augmenter la masse monétaire (entendez les dépôts bancaires) sans une augmentation équivalente du produit et du revenu national.

La solution proposée par les initiants est, toutefois, trop contraignante car elle revient à attribuer uniquement à la banque centrale la capacité d’émettre des unités de monnaie, qui seraient dès lors distribuées aux agents économiques en fonction de leurs besoins (de production et de consommation). De là, les banques ne seraient que des intermédiaires financiers (à l’instar des sociétés financières non-bancaires existant de nos jours), c’est-à-dire qu’elles ne pourraient prêter (entre elles ou aux autres agents) que les sommes reçues en dépôt par leur clientèle plus ou moins fortunée.

Une réforme monétaire moins radicale consisterait à rendre explicite le véritable objet du crédit bancaire, distinguant les crédits qui produisent un revenu nouveau dans l’ensemble du système économique de ceux qui ne font que transmettre un pouvoir d’achat préexistant. Les crédits du premier type (pour le financement des activités de production) sont à inscrire séparément dans la comptabilité bancaire des crédits qui ne permettent pas d’augmenter le revenu national et qui, de ce fait, n’ont aucune légitimité d’être octroyés ex-nihilo par le secteur bancaire car il en va de la stabilité financière de l’ensemble de l’économie nationale.

Quoi qu’il en soit, l’initiative pour une «monnaie pleine» lance un débat fondamental pour la compréhension de la cause essentielle de la crise financière systémique dont les effets négatifs continuent de sévir dans bien des pays. Elle mérite de ce fait l’attention des décideurs politiques et de l’ensemble des parties prenantes, y compris les banques, qui ont un intérêt certain à la stabilité financière du système économique dont elles tirent leurs profits ainsi que les rémunérations de leurs dirigeants.

L’euro doit devenir une monnaie commune

La très grande majorité des économistes prête davantage attention à la cohérence interne des modèles mathématiques qu’ils développent qu’à la rigueur conceptuelle des termes utilisés dans leurs analyses.

Il est possible de s’en rendre compte très facilement, en demandant à un enseignant–chercheur en sciences économiques quelle est (si elle existe en réalité) la différence conceptuelle entre une monnaie unique et une monnaie commune. L’évidence empirique disponible à travers l’abondante littérature en économie monétaire indique que 99,99 pour cent des économistes ne distinguent aucunement la monnaie unique de la monnaie commune. Cela ne suffit pas, toutefois, pour conclure que ces deux concepts sont en fait synonymiques.

Pour s’en convaincre, l’on peut faire appel à l’association proposée par James Tobin entre la monnaie et le langage, les deux étant utilisés afin d’effectuer des échanges de biens ou idées: le français est une langue commune (officielle) de la Suisse, mais n’est pas sa langue unique car il existe aussi l’allemand, l’italien et le romanche dans cette nation. On peut d’ailleurs imaginer que si la langue française (ou n’importe quelle autre langue) était adoptée en tant que langue unique en Suisse, cela créerait bien des problèmes d’ordre social, politique ou économique. Il est par ailleurs évident, d’un point de vue historique, que la Suisse n’a pas besoin d’une langue unique pour bien fonctionner, tout comme on peut comprendre assez facilement que l’adoption d’une langue unique n’améliore pas ipso facto la cohésion sociale ou la croissance du PIB.

Lorsqu’on transpose ces réflexions élémentaires à l’Euroland, force est de constater que l’adoption et l’utilisation de l’euro en tant que monnaie unique pour la population de ses 18 pays membres n’ont pas réellement permis d’intégrer ceux-ci en termes socio-économiques (sans parler de l’intégration politique, que la crise de l’Euroland a sans doute renvoyée aux calendes grecques).

Or, si les économistes et les politicien-ne-s responsables de la débâcle européenne comprenaient la différence entre la monnaie unique et une monnaie commune, ils pourraient comprendre que la sortie de crise est tributaire de la réintroduction des monnaies nationales dans l’Euroland, permettant à ses différents pays membres de retrouver la souveraineté monétaire nécessaire à relancer et à soutenir l’activité économique. La monnaie unique européenne deviendrait alors une monnaie commune, que les pays membres de l’Euroland (chacun représenté par sa propre banque centrale) utiliseraient seulement pour le paiement final de leurs transactions internationales.

Certes, cette réforme de l’architecture monétaire européenne doit être approuvée par l’Allemagne afin d’être réalisée, mais même en langue allemande il est possible de comprendre aisément la différence qui existe entre «Einheitswährung» et «gemeinsame Währung» au plan conceptuel…

Le langage de la crise

Un mensonge répété sans cesse reste un mensonge essentiellement. Toutefois, repetita iuvant («les choses répétées aident»), en particulier lorsqu’il s’agit d’inculquer une idée, voire une idéologie, à un ensemble d’individus afin d’en tirer principalement des bénéfices personnels.

L’explication de la crise économique et financière par la doxa courante impute la cause essentielle de cette crise à l’«État», qui aurait dépensé l’argent de ses contribuables pour satisfaire des intérêts particuliers, au lieu de l’utiliser avec retenue pour le bien commun. La crise serait ainsi attribuée à une mauvaise gestion des finances publiques, appelant dès lors à «moins d’État et plus de marché» dans toute circonstance. Cette vision idéologique, selon laquelle «l’État est toujours le problème et ne représente jamais la solution» (Ronald Reagan), a été popularisée par Margaret Thatcher avec le slogan qu’il n’y a pas d’autre choix («There Is No Alternative», TINA) que le néolibéralisme.

Or, cette vision des choses revient à regarder le doigt du sage quand celui-ci montre la Lune (selon un vieil adage chinois). La théorie des choix publics part, justement, des intérêts privés des politiciens au pouvoir, pour conclure, de manière hâtée, voire simpliste, qu’il faille davantage de marché et moins d’État afin de limiter la «mainmise» des politiciens.

Le hiatus est cependant évident à cet égard et revient à s’en prendre à une institution (l’État) et à la démanteler, parce que (une partie de) ses dirigeants ont un comportement malhonnête ou problématique. Mutatis mutandis, cela reviendrait par exemple à rayer le secteur bancaire d’un système économique, sous prétexte que (une partie de) ses dirigeants se comportent de manière malhonnête ou problématique, ou à éliminer une quelconque faculté universitaire du monde académique, parce que (une partie de) ses enseignants–chercheurs s’intéressent à leur propre carrière au lieu de songer à la compréhension (et donc à la solution) des problèmes du monde contemporain.

La vulgate néolibérale de la crise culpabilise également l’État pour les comportements malhonnêtes ou problématiques (d’une partie) des acteurs de la «haute finance» (Karl Polanyi, The Great Transformation, 1944, pp. 9–10): les réglementations financières seraient dès lors l’un des facteurs majeurs de la crise, parce qu’elles induisent ces acteurs à déstabiliser le système économique par leurs comportements. Dans le sillage de cette idéologie, la crise financière serait également induite par les autorités monétaires qui ont inondé le système économique de «liquidités» surabondantes, amenant les acteurs financiers à octroyer un volume problématique de crédits douteux (pensons, par exemple, aux crédits «subprime»).

Néanmoins, dans un système véritablement libéral, le principe de la responsabilité individuelle demeure essentiel. En clair, si les prix des boissons alcoolisées sont réduits durant les «happy hours» d’un bistrot quelconque, cela n’est pas suffisant pour imputer au propriétaire de ce bistrot la cause des accidents provoqués par des personnes ivres qu’il a servies au sein de son établissement. Plaider le contraire reviendrait à attribuer au système libéral les caractères d’un système dirigiste, que les tenants du néolibéralisme refusent de manière farouche, ignorant la contradiction (désormais évidente) entre les principes du libéralisme et leur application à la société contemporaine, dont les traits ressemblent de plus en plus à ceux d’une société féodale.

Le printemps européen sera chaud

L’Union européenne reste le grand malade de l’économie mondiale. Le projet néolibéral porté par l’adoption d’une monnaie unique à travers le Vieux continent pourrait mettre à mal ses partisans et notamment ceux qui en ont profité jusque là pour augmenter leurs richesses financières de manière indue et immorale, avant et pendant la crise de l’Euroland.

Le premier test de résistance sera effectué avec l’acceptation du projet d’Union bancaire réunissant les pays membres de la zone euro sous le chapeau d’un mécanisme de résolution unique pour les banques qui, à travers l’Euroland, venaient à être menacées de faillite. Le fonds qui va devoir être mis à contribution pour ce faire est très loin d’être constitué.

Le second test de résistance pour la zone euro sera l’élection (fin mai) des nouveaux représentants au Parlement européen. Si les partis de la droite europhobe obtiennent au moins 25 pour cent des sièges dans ce parlement, y compris les élus du mouvement populiste «Alternative für Deutschland», la zone euro pourrait ne pas survivre à sa propre crise.

Le troisième test de résistance pour l’Euroland interviendra lorsque les «marchés» financiers vont constater que l’Italie, sous le gouvernement de Matteo Renzi, n’arrive pas à respecter ses engagements financiers, parce que les «réformes structurelles» du marché du travail aggravent, au lieu d’atténuer, la situation de la troisième économie de l’Euroland.

Les nationalistes suisses auraient tort de se réjouir par Schadenfreude de la situation dramatique dans la zone euro car leur propre monnaie a devant elle une «tempête parfaite» qui mettra à mal (ce qui reste de) la cohésion sociale au pays des Helvètes. Il convient de s’y préparer, tout en oeuvrant pour contribuer à instituer les États-Unis d’Europe dans un horizon temporel raisonnable. Sans un projet de société, l’Europe ne va pas pouvoir s’écarter du sentier autodestructeur qu’elle a emprunté suivant le néolibéralisme, qui s’est désormais érigé en pensée unique.

Les juges allemands sont une menace pour la zone euro

Le communiqué de presse que la Cour constitutionnelle allemande a publié le 7 février 2014 pourrait représenter «le début de la fin» de la zone euro. La remise en question, par la majorité des juges de cette cour, du programme mis sur pied par la Banque centrale européenne (BCE) permettant le rachat illimité d’obligations des États membres de l’Euroland («Outright Monetary Transactions», OMT) revient à verser de l’huile sur les braises de la crise qui continue de sévir notamment dans les pays dits «périphériques» de l’Union monétaire européenne.

Si les acteurs majeurs sur les marchés financiers globalisés n’ont pas (encore) réagi de manière virulente à la décision de la cour allemande, cela peut être dû à l’incertitude soulevée par le texte qu’elle a publié et dont la précision juridique contraste visiblement avec l’ambiguïté en ce qui concerne les principes de politique économique (un domaine pour lequel les juges de la Cour constitutionnelle de Karlsruhe n’ont pas de compétences institutionnelles, voire de capacité analytique éprouvée).

Essentiellement, la décision de la Cour constitutionnelle allemande est basée sur l’idée (validée par la majorité des juges de cette cour) que le programme OMT est une action de politique économique, étant donné que son objectif est de «neutraliser les différentiels de taux d’intérêt sur les obligations émises par quelques États membres de la zone euro» (Communiqué de presse, 7 février 2014, alinéa 4) a, nous traduisons). Jusqu’ici, cela va. Or, l’erreur (idéologique) apparaît lorsque les juges de la cour font remarquer que «la politique monétaire [de la BCE] doit être distinguée […] de la politique économique, qui est principalement du ressort des États membres [de l’Union européenne]» (ibidem).

Cette erreur consiste à prétendre que la banque centrale ne s’occupe pas de politique économique lorsqu’elle mène sa politique monétaire. Il y aurait, en quelque sorte, une dichotomie entre la politique monétaire et la politique économique, la première devant œuvrer pour assurer la stabilité des prix (en y intégrant désormais aussi la stabilité financière), tandis que la seconde s’occuperait des grandeurs réelles, très souvent assimilées au seul taux de croissance annuel du produit intérieur brut.

Or, cette erreur fondamentale viole à la fois la lettre et l’esprit du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, que les juges de la Cour constitutionnelle de Karlsruhe invoquent, néanmoins, pour invalider le programme OMT de la BCE. En fait, comme l’écrivent ces juges dans leur communiqué de presse, le dit Traité prévoit que la BCE «apporte son soutien aux politiques économiques générales dans l’Union, en vue de contribuer à la réalisation des objectifs de l’Union, tels que définis à l’article 3 du Traité sur l’Union européenne» (article 127, alinéa 1 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne).

Il aurait suffit que les juges allemands lisent entièrement l’article 3 du Traité sur l’Union européenne pour constater que, parmi les objectifs de l’Union, il y a la promotion de «la cohésion économique, sociale et territoriale, et la solidarité entre les États membres». Une autre lecture utile à cet égard leur aurait permis de comprendre que l’indépendance de la BCE de tout pouvoir politique n’empêche pas de coordonner sa politique monétaire avec la politique économique des pays membres de la zone euro, afin d’aboutir au bien commun.

En conclusion, la décision de la Cour constitutionnelle allemande ne peut que rendre heureux les acteurs qui parient sur l’éclatement de la zone euro. Autant dire que la financiarisation a réussi à mettre la main sur le pouvoir judiciaire, après avoir mis le joug aux pouvoirs législatifs et exécutifs dans le monde occidental. Il y a dès lors bien des raisons d’être préoccupé pour l’avenir de la démocratie et la paix des peuples.

L’économie nuit à la démocratie

Autrefois, le système économique fonctionnait de manière compatible avec le système institutionnel (entendez la société) grâce au rôle joué par le secteur public, qui assurait la stabilité économique et sociale par ses leviers redistributifs. C’était l’époque du capitalisme industriel dont l’apogée fut observée durant les «Trente glorieuses» années, de 1946 à 1973, vécues par les pays occidentaux.

L’avènement et l’expansion du régime du capitalisme financier, depuis les années 1980, ont annihilé la stabilité économique et sociale, à partir d’un système de pensée qui a érigé en totem le «marché», lui donnant de surcroît l’allure d’une personne qui a toujours raison. Cette «personnification» du marché n’a rien de naturel, comme le prétendent les tenants de l’idéologie néolibérale. Elle est, en revanche, le produit du discours politique nourri par les «intégristes du marché» (J. Stiglitz).

Le lobbysme qui a permis aux milieux financiers de prendre le dessus sur la politique et, de là, sur la société est désormais évident, tant dans le domaine normatif qu’au niveau institutionnel. Ce qui n’apparaît pas à une analyse superficielle, mais qui est toutefois fondamental en l’état, est l’apport du monde académique à cette dérive très dangereuse du système capitaliste. Comme l’avait fait remarquer Paul Krugman dans le New York Times, «ce que le top 1 pour cent veut devient ce que la science économique nous dit qu’il faut faire». Ce lobbysme de nature idéologique a désormais établi un véritable système (autoréférentiel) de pensée, servant les intérêts de la finance de marché (R. Skidelsky).

L’exhortation apostolique du Pape François résume parfaitement cette situation ainsi que les moyens pour le changement radical qu’il est très urgent d’opérer, mais qui n’aura pas lieu spontanément: «Alors que les gains d’un petit nombre s’accroissent exponentiellement, ceux de la majorité se situent d’une façon toujours plus éloignée du bien-être de cette heureuse minorité. Ce déséquilibre procède d’idéologies qui défendent l’autonomie absolue des marchés et la spéculation financière. Par conséquent, ils nient le droit de contrôle des États chargés de veiller à la préservation du bien commun. […] Dans ce système, qui tend à tout phagocyter dans le but d’accroître les bénéfices, tout ce qui est fragile, comme l’environnement, reste sans défense par rapport aux intérêts du marché divinisé, transformés en règle absolue» (Evangelii Gaudium, 2013, §56).

Si la majorité des enseignants–chercheurs en «sciences économiques» continue de proposer une régulation de l’économie et de la finance sur la base de critères uniquement économiques, au lieu d’y introduire des critères démocratiques reflétant le caractère sociétal de toute relation entre deux sujets économiques quelconques, la crise deviendra bientôt le mode habituel de fonctionnement du capitalisme contemporain. Il est vrai que ce mode de fonctionnement comporte des avantages pour les catégories d’agents les plus fortunés, mais ceux-ci auraient l’intérêt de comprendre la «tragédie des biens communs» dans son application au domaine financier: lorsque l’espace économique où la «haute finance» puise ses rentes sera épuisé, ses acteurs ne pourront plus extraire les rentes que la financiarisation leur permet d’obtenir en l’état de manière croissante, grâce notamment au lobbysme idéologique et normatif des groupes d’intérêt que la globalisation et la libéralisation financières ont permis de renforcer au niveau politique, au détriment du bien commun.

Les contradictions de la politique économique européenne

Un nombre croissant de commentateurs appellent la Banque centrale européenne (BCE) à pratiquer une politique monétaire beaucoup plus expansionniste, pour éviter que la zone euro tombe en déflation, vu le faible renchérissement mesuré à travers l’Euroland.

Ces commentateurs, comme les partisans des mesures d’austérité au sein de la zone euro, oublient ou ignorent que les pressions à la baisse sur le niveau général des prix sont engendrées par l’austérité qu’ils ont imposée à la population de l’Euroland sous prétexte de relancer par ce biais la croissance économique dans les pays durement frappés par la crise.

Plutôt que de continuer à enfler la liquidité dont disposent les banques dans l’Euroland – et qui profite uniquement à l’industrie financière sans aucun effet positif sur le niveau de l’emploi et de la production à travers la zone euro – la BCE devrait coopérer avec les autorités européennes et les gouvernements nationaux pour soutenir l’activité économique, au lieu de la déprimer par des mesures de «consolidation budgétaire» qui, somme toute, ne font que renforcer les sentiments d’europhobie et les replis nationalistes, suite à l’augmentation du taux de chômage que les mesures d’austérité entraînent notamment dans les pays périphériques de cette zone.

En l’état, le «policy mix» dans la zone euro comporte un «acharnement thérapeutique» qui aggrave la santé du patient: en lui administrant un remède de cheval (les mesures d’austérité) joint à une dose croissante de morphine (la liquidité de la BCE) pour réduire la douleur, cela ne fait qu’augmenter les bénéfices des entreprises concernées sans vraiment éradiquer les causes essentielles de la maladie. Encore une fois, nous observons ainsi la privatisation des profits et la socialisation des pertes du régime de la financiarisation des activités économiques – un régime qui induit des crises systémiques au bénéfice de ses acteurs majeurs, avec la complaisance des politiciens élus et des économistes engagés pour défendre l’idéologie néolibérale de manière parascientifique.

Le bitcoin, cet inconnu

On a longtemps discuté pour savoir si les zèbres sont des animaux noirs avec des bandes de rayures blanches, ou des animaux blancs avec des bandes de rayures noires. Un débat similaire a lieu actuellement en ce qui concerne la nature du bitcoin.

Lancé peu après l’éclatement de la première crise systémique de la financiarisation économique, le bitcoin est présenté tantôt comme une monnaie (virtuelle) tantôt comme un produit financier (voire même une matière première). Cette dichotomie découle finalement de la «théorie» monétaire contemporaine, qui remonte à une analyse superficielle des unités de monnaie proposée par Karl Menger (1892) et diffusée par les tenants de l’idéologie monétariste. Selon cette vision, la frontière entre les «actifs monétaires» et les actifs financiers serait perméable à la fois dans le temps et à travers l’espace: un actif financier quelconque peut être utilisé en tant que monnaie suite à des innovations financières ou à l’augmentation de son degré d’acceptation (entendez de liquidité) par les agents économiques au sein d’un espace donné.

Or, une analyse plus approfondie de la nature de la monnaie ainsi que des paiements permet de comprendre que le bitcoin, en l’état, est une simple promesse de paiement (c’est-à-dire qu’il ne permet pas encore d’effectuer des paiements finals, à l’issue desquels le payeur est quitte face au payé). Cette promesse n’est transformée en paiement final que si le titulaire d’un certain nombre de bitcoins transforme ceux-ci – sur le marché des changes – en une monnaie à part entière (comme l’euro, le franc suisse ou le dollar états-unien) ou en un quelconque bien ou service – sur le marché des produits. Dans le premier cas de figure, le bitcoin s’apparente à un actif financier, échangé contre une somme de monnaie véritable; dans le second, il est un objet de troc, qui nécessite de la double coïncidence des volontés des parties concernées par le dit troc afin d’être réalisé (Jevons, 1875, chapitre I.5).

La nature obscure du bitcoin fait reposer son degré d’acceptation sur la confiance du public par rapport à son pouvoir d’achat et à la stabilité de celui-ci avec l’écoulement du temps. Cela semble valider la théorie mengérienne de la monnaie, qui reste la vision dominante en l’état, car il est devenu habituel d’asseoir le pouvoir d’achat de toute monnaie sur le degré de confiance qu’elle suscite auprès des agents économiques.

Or, il n’en est rien, parce que dans la réalité des faits le pouvoir d’achat d’une somme de monnaie quelconque est nécessairement tributaire de la production qui lui est associée. Pour comprendre cela, nul besoin de faire appel à l’analyse économique: le pouvoir d’achat d’une somme de monnaie est nul en l’absence de tout objet à vendre. Étant donné que ces objets n’apparaissent pas dans les «dotations initiales» des agents par un «abracadabra» (comme le prétendent les économistes formés à l’école néoclassique), il est nécessaire de faire appel à la production et dès lors au marché du travail afin de comprendre le pouvoir d’achat de la monnaie.

On l’aura compris, le travail à faire pour saisir la nature du bitcoin n’est pas négligeable et exige une analyse approfondie de la monnaie ainsi que du mécanisme de son émission dans les paiements. Pour l’heure, contentons-nous de savoir que les zèbres sont des animaux noirs avec des bandes de rayures blanches, mais restons vigilants quand on nous propose des bitcoins en échange d’un quelconque bien ou service dont la production nécessite de manière incontournable d’un effort humain – au lieu, simplement, d’un algorithme permettant d’extraire des bitcoins d’un réseau d’ordinateurs sans aucun travail particulier. Les banquiers, d’ailleurs, ne tarderont pas à s’insurger contre un système «monétaire» alternatif qui met à mal leur propre spécificité au sein de l’économie. Ils sont, en effet, déjà nombreux à exiger que le système des bitcoins soit réglementé de manière similaire à leurs propres activités financières. Il reste à voir si les régulateurs comprennent de quoi il s’agit réellement. Le doute est légitime.

Un «pacte de responsabilité» irresponsable

Le «pacte de responsabilité» proposé aux entreprises par le Président de la République française jusqu’à la fin de son mandat, en 2017, est le dernier en date des «pactes» irresponsables que les gouvernements des pays membres de la zone euro ont signés (comme les «two pack» et «six pack») de manière antidémocratique, mettant ainsi en danger le processus d’intégration européenne dans son ensemble à cause de la forte europhobie qu’ils suscitent au sein de la population frappée par le chômage et la pauvreté.

Le «pacte de responsabilité» ne permettra pas de soigner efficacement le grand malade d’Europe qu’est la France, parce que les recettes de politique économique qui sous-tendent ce «pacte» découlent en réalité d’une compréhension absolument erronée des origines de la maladie française. Celle-ci s’est fortement aggravée suite à l’éclatement de la crise dans la zone euro. Il faudrait dès lors comprendre quels sont les véritables facteurs de cette crise, afin de prescrire un remède efficace pour l’économie française. À cet égard, l’approche retenue désormais aussi par François Hollande, à l’instar des gouvernements de centre-droite au sein de l’Euroland, repose sur une «politique de l’offre». Cela revient à croire aveuglément à la «loi de Say», c’est-à-dire que toute offre sur le marché des produits engendre une demande équivalente, indépendamment de la répartition du revenu au sein de l’économie.

Or, il est désormais évident, notamment au sein de la zone euro, que les entreprises n’augmentent pas le niveau d’emploi si elles craignent que les ventes de leurs produits vont stagner (voire diminuer) à moyen terme. C’est d’ailleurs pour cette raison inexprimée que le Président du «Mouvement des entreprises de France», Pierre Gattaz, a indiqué que ses adhérents ne veulent pas s’engager avec le gouvernement en ce qui concerne le nombre de places de travail qu’ils vont peut-être créer dans le cadre du dit «pacte». En réalité, aucune «politique de l’offre» ne sera jamais en mesure de guérir le grand malade d’Europe, parce que les origines de sa maladie sont à chercher du côté de la demande: la crise qui frappe l’économie française est due en fait à une demande insuffisante sur le marché des produits, non pas à une offre limitée par une fiscalité trop lourde qui réduit les marges bénéficiaires des firmes et, de là, leur compétitivité internationale.

Le problème de l’économie française découle en l’état d’une répartition du revenu qui freine l’augmentation de la demande sur le marché des produits. Plutôt que d’aggraver l’état de santé de l’économie française par une politique pré-keynésienne qui ne s’intéresse qu’à des causes superficielles de la crise en voulant faire augmenter l’offre de produits, François Hollande aurait intérêt d’adopter des mesures pour soutenir la demande sur le marché des biens et services, afin de soigner et de guérir finalement le grand malade d’Europe. Sans cela, il n’y aura pas de deuxième mandat présidentiel pour Monsieur Hollande à l’horizon 2017.

(La version intégrale de cette analyse a été publiée par la Wochenzeitung du 6 février 2014.)