Quelles réformes structurelles?

Les partisans des réformes structurelles pour sortir la zone euro de sa propre crise insistent mordicus sur la nécessité d’équilibrer les finances publiques par une réduction des dépenses pour la protection sociale et par une privatisation accrue des services publics d’antan. Ce credo est fondé sur la pensée économique dominante, alignée sur les intérêts du dernier centile (1%) de la répartition des revenus et de la richesse. Or, contrairement à la théorie du ruissellement, les écarts de revenu et de richesse, au sein des pays membres de la zone euro et entre ceux-ci, n’ont pas diminué suite à l’adoption d’une monnaie unique européenne et se sont davantage creusés suite à la mise en œuvre des premières mesures d’«austérité expansionniste» dans les pays périphériques de l’Euroland.

Les tenants du néolibéralisme affirment qu’il faut laisser le temps à ces mesures de déployer pleinement leurs effets, qui, à leur dire, seront de signe positif en ce qui concerne la croissance économique (attendue). Ainsi, par exemple, la Banque centrale européenne, dans son Bulletin mensuel de décembre 2012 (page 84), reconnaît dans le cadre de ses simulations que «ces processus d’ajustement durent plus que dix ans» – entendez que, dans cet intervalle de temps, le niveau du PIB ne sera pas plus élevé (en fait, il sera plus bas) que celui de l’année précédant la mise en œuvre des politiques d’austérité.

Or, si les réformes structurelles sont censées être finalement la clé de voûte pour sortir de la crise, il est légitime de s’interroger sur la raison fondamentale qui empêche les autorités politiques de proposer, et de mettre en œuvre, de telles réformes pour limiter les effets nuisibles au plan systémique des activités financières «prédatrices». Ce serait une manière élégante d’assurer la cohérence entre les principes des choix publics et leur application à l’ensemble des parties prenantes dans les pays membres de l’Euroland, en ce qui concerne notamment les pays les plus problématiques pour la poursuite de l’intégration européenne, mise à mal et sérieusement menacée par les «intégristes du marché».

Les non-dits des taux d’intérêt négatifs

Les décisions de politique monétaire annoncées le 5 juin 2014 par la Banque centrale européenne (BCE) ont été bien accueillies par les marchés financiers dont les indices ont rapidement pris l’ascenseur. Cela a un air de déjà-vu, étant donné que cette réaction est habituelle lorsque des choix (privés ou publics) induisent une augmentation du taux de chômage, comportant alors davantage de profits (et donc de rentes financières) au sein de l’économie concernée.

En effet, au-delà de l’euphorie (ir)rationnelle observée sur les marchés financiers, l’introduction d’un taux d’intérêt négatif sur les dépôts que le secteur bancaire garde auprès de l’Eurosystème va entraîner plusieurs problèmes. Ceux-ci ne pourront pas être véritablement résolus par les autres mesures que la BCE a annoncées le 5 juin 2014.

Tout d’abord, si les banques au sein de la zone euro doivent payer une taxe (de 0,1 pour cent, à partir du 11 juin 2014) sur le montant qu’elles ont déposé auprès de l’Eurosystème, cela pourrait les induire à baisser les taux d’intérêt qu’elles versent à leurs déposants et/ou à augmenter ceux qu’elles exigent de leurs débiteurs. Dans le premier cas de figure, les petits épargnants et les systèmes de retraite, notamment dans les pays «périphériques» de la zone euro, vont davantage souffrir au plan financier. Dans le deuxième cas de figure, en revanche, ce seront les petites et moyennes entreprises qui subiront un relèvement du taux d’intérêt qu’elles doivent payer pour obtenir des financements. Dans ces deux cas, par conséquent, les dépenses de consommation ainsi que celles d’investissement vont devoir être revues à la baisse dans les nations concernées, étant donné que les rentes financières en général ne sont pas dépensées dans l’économie réelle (sauf pour les biens de luxe, qui à eux seuls ne peuvent pas être un facteur de croissance économique, surtout dans une période de crise).

Par ailleurs, ceux qui ne sont pas obnubilés par la «loi de Say» savent qu’il ne suffit pas (surtout dans une situation de crise profonde et tout à fait évidente) de réduire les taux d’intérêt pour amener les ménages et les entreprises à emprunter davantage auprès des banques. Comme il ressort du principe de la «demande efficace» de J.M. Keynes, dans un cas pareil, les ménages considèrent la situation et les perspectives sur le marché du travail avant de contracter de nouvelles dettes bancaires, tandis que les entreprises rechignent à le faire si elles s’attendent à ne pas réussir à écouler toute la production rendue possible par le capital fixe accumulé suite à leurs dépenses d’investissement.

Il est vrai que la réduction des taux d’intérêt peut faire déprécier le taux de change de la monnaie nationale, mais cela ne suffira pas afin que la zone euro sorte de sa propre crise: mis à part l’Allemagne (qui n’a pas besoin d’une manœuvre de politique monétaire pour être compétitive à travers les marchés internationaux), les pays qui sont «too big to fail» au sein de l’Euroland (entendez la France, l’Italie et l’Espagne) ne vont pas vraiment pouvoir sortir de la crise par le commerce international, a fortiori s’ils pratiquent une politique de déflation salariale comme c’est le cas à présent. En réalité, il faut relancer leur consommation interne pour résoudre la crise, mais cela se heurte aux intérêts (de court terme) de la «finance de marché», qui continuera donc à profiter seule de la politique monétaire très accommodante décidée dans l’Eurotower à Francfort.

C’est une question d’offre

Les partisans de l’«austérité expansionniste» au sein de la zone euro ne cessent d’affirmer, à l’instar de la Banque centrale européenne, que les pays membres de l’Euroland (notamment ceux qui souffrent le plus de la crise actuelle) doivent faire des «réformes structurelles», surtout sur leurs marchés du travail, afin d’induire une augmentation de l’offre potentielle. Cela est censé apporter de la croissance économique, par la «loi de Say», grâce à laquelle les problèmes du chômage ainsi que des finances publiques pourront être résolus automatiquement.

Cette vision est complètement erronée à cause de deux fautes graves, qu’aucun économiste avisé ne commet certainement.

D’une part, ses défenseurs confondent (de manière intentionnelle?) l’offre potentielle et l’offre effective de biens et services. Si les firmes n’augmentent pas le degré d’utilisation des capacités de production et, de là, leur offre de biens et services, cela n’est aucunement dû à une limitation de l’offre potentielle. Leur offre effective n’éponge pas les capacités disponibles (travail et capital), à cause du fait que ces entreprises savent pertinemment qu’elles n’arriveront pas à écouler leur production maximale potentielle.

D’autre part, la crise de la zone euro est due à une demande sur le marché des produits abondamment insuffisante pour absorber toute l’offre effective sur ce marché. L’augmentation du taux de chômage observée depuis l’éclatement de cette crise à la fin 2009 en est une claire «évidence empirique». Cela implique, logiquement, qu’il faut mettre en place une politique économique axée sur l’augmentation de la demande de biens et services, au lieu d’insister mordicus avec une politique de l’offre vouée à l’échec.

Or, pour ce faire, il faut deux mesures que les élites économiques et financières abhorrent, parce qu’elles comportent une diminution des privilèges de celles-ci: le secteur public doit augmenter ses dépenses afin de soutenir l’activité économique, et une partie de ces dépenses doit être financée par les recettes fiscales provenant des contribuables les plus nantis (qui continuent de profiter d’une fiscalité allégée à leurs égards).

Nul ne doute que la crise de la zone euro ne sera pas résolue aussitôt.

Un appel pour l’émancipation intellectuelle

Le mois passé, quarante-deux associations d’étudiants universitaires en «sciences économiques» – actives à travers une vingtaine de nations différentes – ont lancé un «Appel mondial» pour le pluralisme dans la recherche et l’enseignement de ces disciplines. Il ne s’agit pas du premier appel de ce type, depuis que la crise financière globale a éclaté suite à la mise en faillite aux États-Unis de la banque d’affaires Lehman Brothers le 15 septembre 2008. Néanmoins, cet appel mérite l’attention de l’ensemble des parties prenantes pour deux raisons principales.

D’une part, cet appel provient des étudiants, censés être instruits par le corps enseignant dans les facultés d’économie ainsi que dans les soi-disant meilleures «business schools» du monde entier. Si les étudiants ont constaté, de manière systémique, que «[l]’économie mondiale n’est pas seule à être en crise; l’enseignement de l’économie l’est aussi […] par l’étroitesse croissante des cursus», il est urgent d’intervenir afin de mettre fin à «[c]e manque de diversité intellectuelle [qui] ne limite pas seulement l’enseignement et la recherche, [mais aussi] notre capacité à penser les enjeux nombreux et divers du 21e siècle – de l’instabilité financière à la sécurité alimentaire en passant par le réchauffement climatique».

D’autre part, cet appel estudiantin met clairement en lumière le fait que les «sciences économiques» dominant actuellement ont un caractère à la fois autiste et autoréférentiel, étant donné qu’elles ont rayé «le débat et le pluralisme des théories et des méthodes» pour ne proposer qu’un «corpus de savoirs unifiés», présentant «une seule façon de pratiquer l’économie et donc d’analyser le monde». Les signataires de cet appel font notamment remarquer à cet égard que cela «serait inconcevable dans d’autres disciplines: personne ne prendrait au sérieux un cursus de psychologie qui n’enseignerait que la tradition freudienne ou un cursus de science politique se focalisant uniquement sur le socialisme».

Les étudiants signataires de cet appel mondial vont jusqu’à proposer des mesures favorisant «la mise en œuvre concrète du pluralisme» au sein des facultés d’économie. La première mesure qu’ils suggèrent, et vraisemblablement aussi la plus fondamentale, consiste en «[l]’octroi de postes aux enseignants et chercheurs susceptibles d’apporter une diversité théorique et méthodologique dans les cursus». Cela est une condition sine qua non pour «dynamiser la discipline, la recherche et l’enseignement» et faire en sorte que l’analyse économique soit «utile à la société».

La conclusion des étudiants est incontestable et doit faire réfléchir tout un chacun: «Le pluralisme en économie est une condition nécessaire à un débat public honnête et ouvert. Le pluralisme en économie est une condition de la démocratie.» Les personnes de bonne volonté ont donc le devoir moral d’empêcher que l’économie ébranle la démocratie et ne serve qu’aux «pouvoirs forts» de la «haute finance».

La culpabilité de Credit Suisse est «too big to be ignored»

L’aveu de culpabilitéguilty plea») de Credit Suisse aux États-Unis se résume essentiellement en deux points:

  • «Credit Suisse a plaidé coupable d’avoir volontairement conseillé et aidé des clients américains à préparer des “déclarations fiscales tronquées” et échapper aux impôts aux États-Unis» (Agence télégraphique suisse, 20 mai 2014).
  • «Reconnaissant sa culpabilité, le numéro deux bancaire helvétique va au total payer une amende record de 2,815 milliards de dollars (2,51 milliards de francs)» (ibidem).

Cela appelle les remarques suivantes:

  • L’amende colossale que Credit Suisse va devoir payer ne sera pas déduite des rétributions extravagantes des dirigeants (du passé ou du présent) de la banque (qui est encore «too big to fail»).

  • Cette amende ne sera vraisemblablement pas imputée aux cadres de la banque qui ont été impliqués directement dans les affaires de soustraction fiscale aux États-Unis (mais qui risquent d’écoper d’une peine privative de liberté, s’ils sortent des frontières helvétiques).

  • L’amende sera finalement payée par les actionnaires de la banque, par une réduction de leurs dividendes, ainsi que par l’ensemble des contribuables suisses, si Credit Suisse peut insérer une partie (ou la totalité) de cette amende parmi ses coûts et payer ainsi (beaucoup) moins d’impôts en Suisse.

Les actionnaires de Credit Suisse devraient également s’interroger et agir sur la taille de cette banque, qui visiblement est trop grande pour être gérée correctement («too big to be managed»), au vu des propos rapportés à la radio SRF par le Président du Conseil d’administration de la banque lors de l’annonce du «plaider-coupable» de Credit Suisse et que la Sonntagszeitung avait résumés ainsi le jour précédent: «nous menions une activité criminelle, mais nous ne le savions pas». Cela est d’autant plus grave que (selon la plainte des autorités américaines que Credit Suisse a acceptée en plaidant coupable) «pendant des décennies avant 2009 […] Credit Suisse […] a illégalement, volontairement, intentionnellement et sciemment comploté [] pour volontairement aider […] et conseiller [sa clientèle américaine] à préparer et à présenter des fausses déclarations de l’impôt sur le revenu et d’autres documents [aux autorités fiscales des États-Unis]».

Le capital(isme) au XXIe siècle

L’ouvrage monumental de Thomas Piketty (Le capital au XXIe siècle) a soulevé une vague de commentaires qui s’est bien renforcée suite à la publication de la traduction en anglais de cette étude fouillée au niveau statistique.

Au vu des inégalités croissantes dans la répartition du revenu et de la concentration de la richesse au sommet de la pyramide sociale dans les pays «avancés» sur le plan économique, Piketty propose un impôt sur le patrimoine pour redistribuer une partie de la richesse accumulée par simple héritage (donc sans aucun lien avec le mérite personnel).

Or, comme l’a fait remarquer Thomas Palley, l’analyse de Piketty reste prisonnière de la pensée dominante en «sciences économiques», qui explique les inégalités observées dans la répartition du revenu par la différence entre le taux de profit et le taux de croissance économique. Lorsque le premier est plus élevé que le second, dans un contexte où le capital est concentré auprès d’une poignée d’acteurs économiques, les revenus sont aspirés vers le haut de la pyramide sociale au lieu de couler vers le bas comme le prétend la théorie néolibérale de l’effet de ruissellement («trickle-down effect»).

Qui plus est, Piketty ignore, dans son ouvrage, que toute réforme de la fiscalité contraire aux intérêts des élites économiques et financières n’a aucune chance d’être réalisée car elle ne passera jamais la rampe des institutions politiques au sein desquelles les décisions sont influencées de manière prépondérante par les pouvoirs forts de la «haute finance» et de l’économie «globale».

Sans négliger l’importance d’une politique fiscale visant à redistribuer une partie de la richesse accumulée, afin de réduire l’instabilité sociale et financière du régime capitaliste actuel, les économistes critiques et les autorités politiques nationales doivent s’occuper prioritairement des graves dysfonctionnements observés sur le marché du travail, où il est suffisamment évident que la répartition fonctionnelle et personnelle du revenu ne respecte plus les règles de la méritocratie, parce qu’elle se fait sur la base d’un rapport de forces systématiquement déséquilibré au profit des titulaires du patrimoine financier.

L’ouvrage de Piketty doit donc être complété par un deuxième volume, au centre duquel il faut mettre le capitalisme financier du XXIe siècle, à réformer profondément en vue d’aboutir à une démocratie économique renouant avec les principes de la méritocratie, dans une société «post-industrielle» globalisée soucieuse de son développement durable. Les besoins des individus doivent à nouveau être au centre des soucis des acteurs économiques dont les décisions doivent être appuyées par les milieux financiers visant le «bien commun». Il s’agit donc de renverser le régime actuel pour empêcher que la révolte sociale s’en charge elle-même de manière violente et dramatique dans les prochaines années. Le grand défi est de sauver le capitalisme pour en préserver le capital légitime accumulé au niveau socio-économique durant des décennies entières avant l’avènement du régime de la financiarisation aveugle et anthropophage.

Il faut savoir ce que l’on mesure

Récemment, en Suisse comme aux États-Unis, plusieurs médias ont annoncé que la contribution de l’industrie financière au produit intérieur brut (PIB) de l’économie nationale reste considérable, malgré la crise financière globale et ses conséquences négatives sur cette industrie. En 2013, selon les données du Département du commerce états-unien, le secteur financier a contribué à hauteur de 19,6 pour cent au PIB des États-Unis. Ce secteur occupe de ce fait le premier rang du podium, devant le secteur public (13 pour cent du PIB) et l’industrie manufacturière (12,4 pour cent du PIB).

Ce classement appelle quelques considérations critiques, afin de ne pas être victime des statistiques économiques, que certains milieux utilisent comme une sorte d’«opium du peuple» afin de défendre des intérêts particuliers au détriment du bien commun.

En fait, le calcul du PIB dont il est question est établi par la somme de la valeur ajoutée au sein de chaque branche d’activité économique. Il s’agit alors de calculer, pour chacune de ces branches, la somme des salaires bruts (W) versés à l’ensemble des travailleurs dans la branche concernée et la somme des profits bruts (PR) gagnés par l’ensemble des entreprises dans cette même branche. La formule de calcul est simple: PIB = W + PR.

Or, il est évident que si les entreprises versent des salaires très élevés à leurs collaborateurs (il suffit de penser aux rémunérations des «top managers») et gagnent des profits tout aussi élevés (comme cela est le cas de l’industrie financière, notamment aux États-Unis), la somme W + PR donne un résultat très élevé pour cette industrie, la situant dès lors devant toutes les autres branches d’activité par rapport au PIB de l’économie nationale.

En conclusion, si cette statistique est utilisée pour justifier la nécessité de préserver l’industrie financière telle quelle, sans l’émasculer suite à l’adoption d’une série de réglementations plus ou moins contraignantes, il faut rendre attentifs les décideurs politiques et l’opinion publique qu’il s’agit en fait d’un artefact. Il suffirait de réduire les salaires (exorbitants) et/ou les profits (extravagants) de l’industrie financière pour conclure que sa position dans le classement des contribuables au PIB d’une économie nationale quelconque ne justifie pas ce qui, en réalité, est injustifiable d’un point de vue systémique.

La BCE toute-(im)puissante

La possibilité que la Banque centrale européenne (BCE) intervienne à l’aide d’instruments «non-conventionnels» – comme l’assouplissement quantitatif («quantitative easing») de sa propre politique monétaire – a nourri récemment beaucoup de (faux) espoirs au sein de la zone euro.

Le catalogue de ces instruments n’est pas très nourri. À côté des taux d’intérêt négatifs sur les dépôts que les banques ont auprès de la BCE (censés induire les banques à se prévaloir de ces dépôts pour octroyer des crédits aux ménages et aux entreprises dans l’économie «réelle»), la mise en œuvre d’un programme d’assouplissement quantitatif risque d’être une grosse déception pour les acteurs non-financiers dans cette économie.

D’abord, l’article 21.1 des statuts de la BCE lui interdit d’acheter toute obligation émise par les États membres de l’Union européenne sur le marché primaire de la dette publique. En l’état, un «assouplissement quantitatif» n’aurait donc aucun impact sur le financement des déficits publics dans la zone euro.

Ensuite, si la BCE achetait des obligations émises par des entreprises privées, elle serait orientée vers l’achat des titres financiers comportant le moins de risque possible, c’est-à-dire qu’elle octroierait des crédits à des entreprises solides, qui n’ont aucune difficulté à emprunter auprès des banques (ou des marchés financiers) les sommes qu’elles désirent investir dans leurs activités économiques.

De surcroît, pour éviter d’être attaquée politiquement, la BCE pourrait être amenée à répartir ses financements aux entreprises privées selon le pourcentage que chaque pays membre possède du capital libéré de la BCE. Or, la clé de répartition de ce capital est telle que l’économie allemande serait la principale bénéficiaire d’un tel «assouplissement quantitatif», étant donné que la Bundesbank possède environ 18 pour cent du capital de la BCE. Pour leur part, les entreprises en Grèce (2 pour cent) ainsi qu’en Espagne (8,8 pour cent) recevraient un volume de crédit bien plus faible, au demeurant avec vraisemblablement des taux d’intérêt plus élevés que ceux demandés aux firmes allemandes.

Quoi qu’il en soit, il reste un problème majeur pour l’«assouplissement quantitatif» de la BCE: sa réalisation dépend aussi essentiellement des demandes de crédit exprimées par les firmes et les ménages à travers la zone euro. À cet égard, il est fort probable que ces demandes seront très faibles, étant donné que tant les familles que bien des entreprises sont encore surendettées, notamment dans les pays «périphériques» de l’Euroland. Les perspectives pour l’emploi et, par conséquent, pour les dépenses de consommation et d’investissement dans ces derniers pays restant très sombres à moyen terme, la très grande majorité des potentiels destinataires de l’«assouplissement quantitatif» de la BCE a donc bien des raisons de ne pas participer à un programme de relance qui, finalement, ne profiterait qu’aux banques cherchant à échanger un portefeuille de créances douteuses avec des «liquidités» injectées par la BCE à travers un exercice servant d’alibi pour éviter des mauvaises surprises lors de l’évaluation de la qualité des bilans bancaires au sein de la zone euro.

La précarité est-elle expansionniste?

Après les mesures d’«austérité expansionniste» que bien des pays de la zone euro ont adoptées suite à la crise éclatée fin 2009 dans cette zone – sans pour autant réussir à sortir l’Euroland de sa propre crise –, les gouvernements italien (Matteo Renzi) et français (Manuel Valls) ont adopté récemment plusieurs mesures de «précarité expansionniste», censées permettre de relancer l’activité économique dans leur propre pays suite à une série de «réformes structurelles» touchant au marché du travail.

Or, dans une situation de crise aiguë, profonde et largement diffusée à travers la population, avec un secteur bancaire qui reste fragile et des problèmes à résoudre pour les finances publiques, l’Italie et la France n’ont sans doute pas besoin d’aggraver la situation des personnes les plus faibles sur le marché du travail par des «réformes structurelles» qui, essentiellement, consistent à augmenter le degré de précarité (et dès lors d’insécurité) de ces travailleurs.

Si les politiciens (et les économistes qui leur fournissent des solutions de politique économique «prêt-à-porter») avaient une compréhension véritablement systémique de l’ensemble de l’économie (européenne), ils comprendraient que la précarité sur le marché du travail a au moins deux conséquences négatives pour le système économique dans son ensemble.

  • D’une part, elle ne motive pas les travailleurs précaires à s’engager davantage pour leur employeur, s’ils s’attendent que celui-ci décidera bientôt de s’en séparer ou de ne pas leur offrir un contrat de travail meilleur.
  • D’autre part, elle limite la propension à consommer des travailleurs, induisant une diminution des ventes et de la profitabilité de bien des entreprises, ainsi que la diminution des recettes fiscales, voire l’augmentation des dépenses publiques pour la protection sociale.

Dans cette trajectoire et au vu des perspectives pour le renouvellement du Parlement européen (le 25 mai 2014), l’«austérité expansionniste» et la «précarité expansionniste» pourraient amener prochainement à la «révolte expansionniste», complétant ainsi cette trilogie de désordre (économique, politique et social) par une nouvelle forme de lutte des classes qui donnerait raison à Karl Marx en ce qui concerne la mort du régime capitaliste de «financiarisation» des activités économiques. Il ne s’agit pas de devenir marxiste, mais de comprendre que le régime économique dominant actuellement n’est pas durable car il comporte les germes de sa propre autodestruction.

L’insoutenable réforme de la fiscalité helvétique

La troisième réforme de l’imposition des entreprises en Suisse ne va pas être un facteur de stabilité économique et de cohésion sociale. Il existe au moins trois raisons à cela:

– premièrement, la révision à la baisse des barèmes de l’impôt sur les bénéfices des entreprises envisagée par différents cantons suisses va exacerber la concurrence fiscale intercantonale, tout en dépouillant les administrations cantonales d’importantes recettes fiscales;

– deuxièmement, les mesures envisagées par la Confédération suisse pour atténuer les pertes fiscales des cantons (déductibilité des intérêts payés par les entreprises et augmentation des transferts financiers aux cantons) vont amener le Conseil fédéral à réviser à la baisse un certain nombre de dépenses de la Confédération;

– troisièmement, les règles de discipline financière au niveau cantonal et le frein à l’endettement au niveau fédéral vont induire une hausse de la pression fiscale sur les catégories de contribuables moins mobiles et moins protégés par les groupes d’intérêt les plus puissants en Suisse: il n’est pas difficile d’imaginer que la TVA sera encore relevée avant la fin de cette décennie, voire que la qualité de plusieurs services publics diminuera, à défaut de pouvoir (entièrement) privatiser ceux-ci (comme dans les domaines de l’instruction et des soins hospitaliers).

Plutôt que de parier sur la solution miracle de la «licence box» (censée favoriser les revenus de la propriété intellectuelle, qui reste à définir), il faudrait que la Confédération et les cantons suisses adoptent une vision véritablement systémique de la fiscalité, considérant les coûts et les bénéfices d’une réforme de l’imposition des entreprises qui risque de peser lourd sur la stabilité économique et la cohésion sociale en Suisse à l’horizon 2024 (date à laquelle cette réforme va déployer pleinement ses effets).