Les déboires de la zone euro

Les élections législatives anticipées qui ont eu lieu hier en Grèce suite à l’échec de l’élection présidentielle du mois passé ont révélé, une fois de plus, le cœur du problème qui empêche la zone euro de sortir de sa propre crise: l’Union monétaire européenne n’implique pas uniquement un transfert de souverainetés (monétaires et budgétaires) de ses pays membres vers le niveau communautaire (qui, en l’état, est amorphe et surtout géré par des décisions intergouvernementales fort discutables). L’adoption de la monnaie unique européenne a comporté également et de manière subreptice un transfert (en fait, une cession forcée) du droit démocratique à l’autodétermination des peuples.

L’évidence empirique la plus récente de cet état des choses est un bref article publié dans Spiegelonline en début d’année: Angela Merkel et le ministre des Finances allemand seraient désormais d’accord de laisser sortir la Grèce de la zone euro. L’explication politiquement correcte est censée rassurer les parties prenantes de l’Euroland dont les structures de sauvetage (à l’instar du Mécanisme européen de stabilité) semblent suffisantes pour éviter le scénario du pire en cas de «Grexit». Or, cette explication en cache une autre, pernicieuse, qui consiste à suggérer au peuple grec d’élire au parlement national une large majorité politique à même de persévérer avec la mise en œuvre des mesures d’austérité car si la gauche radicale obtient la légitimité démocratique pour arrêter la «consolidation budgétaire» en Grèce, le gouvernement allemand ne s’opposera plus au «Grexit» mais ne fera rien non plus pour aider la Grèce à sortir de la grande dépression qui la frappera dans un tel cas.

L’attitude des autorités allemandes n’est pas simplement déplorable au nom de la solidarité nécessaire pour rassembler les peuples de la zone euro. Elle est aussi négative pour les propres intérêts de l’Allemagne et en particulier de son économie, étant donné qu’une partie considérable des titres de la dette publique grecque figure, désormais, au bilan de la Banque centrale européenne dont l’Allemagne (faut-il le rappeler?) est le principal contributeur en termes de capital souscrit. Si la BCE devait essuyer des pertes importantes suite à la restructuration (ou au défaut de paiement) de la dette grecque, l’Allemagne ne pourrait dès lors pas éviter de passer à la caisse selon la clé de répartition du capital (donc aussi des pertes et des profits) de la BCE.

Les théoriciens des «choix publics» (une théorie inspirée par la pensée néolibérale) n’ont peut-être pas tort d’affirmer que les politiciens ont un horizon de court terme, correspondant à la durée de leur mandat, et ne s’intéressent pas à ce qui se passe au-delà de cela. Cette myopie doit toutefois être corrigée par des lunettes qui permettent aux politiciens et à leurs conseillers économiques d’avoir une vue systémique car, sinon, les déboires de la zone euro vont aussi faire table rase de cette classe politique et des économistes qui font semblant de croire mordicus à la fable de l’«austérité expansionniste».

Une date de péremption pour les dépôts bancaires?

Ce jeudi 22 janvier, la Banque nationale suisse (BNS) va mettre en vigueur sa décision, annoncée le 18 décembre 2014, de prélever un taux d’intérêt négatif sur les avoirs dépassant une certaine limite (fixée en l’état à au moins 10 millions de francs) que les banques et d’autres institutions financières non-bancaires ont dans leurs propres comptes de virement auprès d’elle. Cette décision a été prise afin d’enrayer la forte surévaluation du taux de change du franc suisse, notamment après que la BNS ait annoncé le 15 janvier 2015 avoir abandonné le seuil minimum de change (1,20 franc pour un euro) introduit le 6 septembre 2011. Or, visiblement, l’évolution du taux de change franc/euro depuis l’annonce de l’introduction d’un taux d’intérêt négatif par la BNS n’a pas permis au franc suisse de se déprécier face à la monnaie unique européenne. Bien au contraire, il est fort possible d’imaginer que, suite à l’annonce que la Banque centrale européenne fera le 22 janvier, le taux de change du franc suisse sera encore confronté à des pressions à la hausse qui rendront nécessaires des interventions de la BNS sur le marché des devises, induisant une nouvelle augmentation de ses réserves de change ainsi que de la masse monétaire en francs.

La BNS a déjà fait savoir qu’elle pourrait encore réduire ultérieurement le taux d’intérêt négatif ainsi que la limite minimale des avoirs à partir de laquelle les banques ainsi que d’autres institutions financières non-bancaires doivent payer une commission sur leurs propres comptes de virement. Il s’agit toutefois d’un instrument inefficace pour combattre les forces qui sont alimentées par plusieurs facteurs convergents (la crise de la zone euro, la chute du prix du pétrole, la forte dépréciation du rouble et le ralentissement économique des pays émergents).

En attendant que les autorités politiques de la Confédération suisse comprennent l’urgence ainsi que l’importance de prélever une «taxe Tobin» sur les achats de francs suisses, la série des idées saugrenues pourrait inclure, après le taux d’intérêt négatif, l’introduction d’une date de péremption pour les dépôts bancaires libellés en francs suisses (limitée aux non-résidents).

Le Zimbabwe avait adopté (sans succès) une idée semblable lorsque sa banque centrale a mis en circulation des billets avec une telle date de péremption. Un économiste influent de l’école néokeynésienne (la branche de la pensée dominante, de matrice néolibérale, qui se veut proche de Keynes, mais qui n’a rien de véritablement keynésien sauf dans son nom) a alors eu la brillante idée (qui recevra un jour le «prix Nobel» décerné par ses pairs à travers la Banque centrale suédoise) de proposer à la Réserve fédérale états-unienne de tirer au sort, une fois par année, un numéro de 0 à 9, de telle sorte que tous les billets de banque dont le dernier numéro de série est celui tiré au sort n’ont plus de pouvoir d’achat une année après ledit tirage.

Il est vrai que la politique monétaire est un art et pas une science, mais le flou artistique dont font état des «experts» de politique monétaire est préoccupant pour la stabilité financière de l’économie globale.

La zone euro n’est pas viable

Lors d’un discours prononcé à l’Université de Helsinki, Mario Draghi a expliqué que toute union monétaire, pour être viable, nécessite de flux financiers péréquatifs entre les régions riches et celles moins riches de son territoire: «dans toutes les économies nationales, des transferts permanents ont lieu des régions plus riches aux régions plus pauvres; de celles plus densément peuplées vers les zones moins densément peuplées; et de celles qui sont mieux dotées en ressources naturelles vers celles qui en sont moins dotées. C’est vrai aux États-Unis, où ces transferts se produisent par le budget fédéral. C’est vrai en Allemagne, en Italie et en Finlande. Les transferts fiscaux, tant qu’ils demeurent justes, aident souvent à cimenter la cohésion sociale et à éviter la tentation de sécession». Cela, toutefois, implique une union politique, avec un niveau de gouvernement central qui prélève des impôts dont une partie des recettes est redistribuée à des fins de péréquation entre les différentes collectivités territoriales.

En l’absence d’un tel mécanisme péréquatif, la zone euro a traversé la première décennie de son existence (avant l’éclatement de la crise à la fin de l’année 2009) avec une forte croissance tendancielle des flux de crédit des banques situées en Europe du Nord vers les ménages et les entreprises de l’Europe méditerranéenne. Il existe, néanmoins, une différence de taille entre les flux de crédit et les flux péréquatifs, étant donné que les premiers impliquent leur remboursement et le paiement d’un intérêt aux créanciers, alors que les seconds sont unilatéraux et à titre gratuit. L’éclatement de la crise de l’Euroland a asséché les crédits bancaires à travers la zone euro dont le caractère non-viable a dès lors été mis en lumière pour l’ensemble de ses parties prenantes.

Draghi a implicitement montré le chemin que la zone euro doit prendre, si elle veut être viable et résiliente aux prochaines turbulences – qui ne manqueront pas de se manifester, à commencer par les répercussions de la dégradation du mérite de crédit de l’État italien par les agences de notation.

Il appartient aux autorités européennes, aux gouvernements nationaux et à la classe politique de l’Euroland de comprendre cette nécessité et de transformer la zone euro en une union monétaire viable. Dans l’attente, la «pompe à liquidité» de la BCE ne devrait pas continuer à profiter de manière exclusive au secteur bancaire européen, mais doit induire celui-ci à octroyer des crédits aux entreprises dont les projets d’investissement ne bénéficieront aucunement du «plan Juncker» à 315 milliards d’euros – qui va vraisemblablement rester un vœu pieux dont l’effet d’annonce sera très limité dans l’ensemble de la zone euro.

Un «investment easing» en 2015?

L’année 2014 est terminée avec une lueur d’espoir pour l’économie de la zone euro, qui continue de souffrir suite à sa propre crise éclatée il y a déjà cinq ans: le 26 novembre, lors du discours devant le Parlement européen réuni en séance plénière, Jean-Claude Juncker a dévoilé le plan de 315 milliards d’euros que la Commission européenne va commencer à mettre en œuvre en 2015 et qui vise à relancer l’activité économique à travers l’Euroland par une série d’investissements publics censés avoir un fort effet multiplicateur (estimé égal à 15 fois la dépense initiale), en induisant une panoplie d’investissements privés créateurs d’emplois et de recettes fiscales dont les États membres ont cruellement besoin.

Ce plan d’investissement semble s’inspirer de l’œuvre de Keynes mais, à bien y regarder, est illusoire et n’a rien de véritablement «Keynésien».

La garantie de 21 milliards d’euros que le «plan Juncker» apporte au nouveau-né Fonds européen pour les investissements stratégiques – permettant à la Banque européenne d’investissement d’octroyer des prêts jusqu’à hauteur de 63 milliards d’euros – est fort insuffisante pour stimuler les entreprises du secteur privé à augmenter leurs propres dépenses d’investissement à une période où les taux de chômage involontaire sont dramatiquement élevés à travers l’Euroland.

Si l’on se réfère à l’œuvre de Keynes (plutôt qu’aux travaux des soi-disant économistes «Keynésiens» de matrice néoclassique), on peut facilement comprendre que les entreprises ne vont pas se lancer dans des dépenses d’investissement lorsque les perspectives sont sombres, même si le secteur public fait un geste (à l’image des gesticulations de Juncker) pour faire semblant de s’engager dans une vraie politique de relance économique (dont l’urgence et la nécessité ont été rappelées le 23 novembre 2014 par Wolfgang Münchau dans le Financial Times).

La même conclusion s’impose de toute évidence en ce qui concerne la politique monétaire accommodante annoncée et en partie déjà mise en œuvre par la Banque centrale européenne (BCE): il ne suffit certes pas de réduire à zéro les taux d’intérêt pour induire les entreprises à lancer des projets d’investissement financés par le crédit bancaire, a fortiori si bien des banques dans la zone euro ont encore des bilans fragiles.

Ce n’est peut-être pas un hasard si Vítor Constâncio, vice-président de la BCE, lors d’un discours du 26 novembre (le jour même où Juncker a présenté son plan) a dit que la BCE pourrait commencer à acheter des obligations publiques sur le marché secondaire au début 2015. Or, tant que la BCE ne pourra pas acheter ces obligations lors de leur émission (sur le marché primaire de la dette publique), son «quantitative easing» (assouplissement monétaire, en français) n’induira aucun «investment easing» dans la zone euro. L’effet d’annonce du «plan Juncker» aura duré l’espace des fêtes de fin d’année pour les acteurs de l’économie réelle. Les banques, par contre, vont continuer à se servir au guichet de la BCE pour prolonger leur propre fête sur les marchés financiers.

Quelle relation entre croissance et emploi?

Six années après l’éclatement de la crise financière globale, les États-Unis ont su relancer leur système économique et réduire notamment le taux de chômage au-dessous de 6 pour cent. L’Union européenne, par contre, affiche encore des taux de chômage dramatiques, surtout dans la zone euro, dont la croissance économique est purement illusoire en l’état et en perspective pour les prochaines années.

La question majeure que les responsables de la politique économique au sein de l’Euroland devraient se poser concerne le lien entre l’emploi et la croissance économique. Selon la doxa néolibérale, il faut agir sur l’offre de biens et services, déréglementant le marché du travail afin de stimuler les entreprises à engager davantage de collaborateurs dont la rémunération permettra aux firmes d’écouler toute leur production (qui n’aura dès lors plus aucune entrave pour se situer au niveau maximum potentiel). Or, l’évidence empirique montre le contraire: lorsqu’on réduit les acquis sociaux des travailleurs en période de crise, ceux-ci sont fort souvent mis au chômage par des entreprises qui cherchent à réduire le niveau de production afin de préserver leurs marges bénéficiaires ainsi que la rémunération des capitaux investis dans leurs activités. Les taux d’emploi et de croissance économique évoluent dès lors à la baisse.

Si l’on considère donc les «meilleures pratiques» états-uniennes, force est de reconnaître que le «policy mix» des États-Unis est plus efficace que celui appliqué à l’Euroland: au lieu de faire appel à la politique très accommodante de la banque centrale pour améliorer les bilans de bien des banques zombies en Europe, devant contrer les effets négatifs des mesures d’austérité, il faut soutenir et relancer l’activité économique à l’aide d’une politique expansionniste de la dépense publique, visant les investissements dans les infrastructures, les énergies renouvelables et la formation (continue) de la population.

Si le secteur public met en place une telle politique d’investissement, le secteur privé de l’économie a des perspectives moins incertaines pour mener à bien ses propres projets d’investissement à long terme, étant donné qu’il connaît les branches d’activités bénéficiant du soutien d’un État entrepreneur pour le bien commun. Le niveau d’emploi sera alors augmenté, induisant une croissance économique soutenable et qui va permettre de réduire les déficits publics nécessaires pour engendrer le cercle vertueux dont ont urgemment besoin les peuples de l’Euroland, victimes en l’état du cercle vicieux formé par la spirale auto-alimentée du couple «austérité–récession» de marque néolibérale.

L’art du banquier central

Comme l’avait fait remarquer Ralph George Hawtrey (1932, p. vi), «la politique monétaire est un art plutôt qu’une science». Cela signifie que les banquiers centraux doivent avoir des capacités qui vont au-delà de la modélisation (économétrique) du (dys)fonctionnement des systèmes économiques contemporains, ne serait-ce qu’à cause du fait qu’il n’y a aucun consensus, en l’état, sur le modèle à utiliser pour comprendre la complexité et les interconnexions des activités économiques du monde réel.

Les capacités dont doit disposer un banquier central afin de bien faire son travail sont nombreuses et transversales. Elles concernent, tout à la fois, la prise de décisions au sein de l’autorité monétaire et la façon dont ces décisions sont communiquées aux diverses parties prenantes (ménages, entreprises, institutions financières) directement ou par les médias les plus disparates (journaux, radiotélévision, réseaux sociaux ou écrans de Reuters et Bloomberg).

En ce qui concerne la prise de décisions, un bon banquier central sait que tout modèle économique n’est qu’une simplification de la réalité et, qui plus est, ses résultats sont toujours tributaires d’un nombre élevé d’hypothèses dont seulement une partie est explicitée par son auteur. Même lorsqu’on utilise une panoplie de modèles différents, la synthèse de leurs résultats est partielle et doit toujours être soumise à la critique.

En lisant les publications scientifiques des candidats autoproclamés au poste de banquier central ces derniers temps, force est de constater le manque de recul et de remise en question de la prétendue scientificité des modèles proposés par des économistes ayant le «syndrome de la prétention de la connaissance» (Ricardo Jorge Caballero, 2010, p. 87).

Qui plus est, un bon banquier central connaît l’histoire monétaire ainsi que l’histoire de la pensée monétaire et reconnaît l’importance de ces connaissances pour (1) la compréhension de la réalité contemporaine et (2) la prise de décisions éclairée et contribuant à garantir la stabilité financière du système économique dans son ensemble.

Or, à en juger par les déclarations de quelques banquiers centraux «en devenir», il est à craindre que leur épaisseur culturelle soit inversement proportionnelle à leur foi en la modélisation économique comme outil à même de remplacer la connaissance de l’histoire et des institutions qui ont façonné la trajectoire de l’économie contemporaine depuis la fin de l’étalon-or.

Il serait bon de soumettre les futurs banquiers centraux à des examens d’histoire monétaire et d’histoire de la pensée monétaire, même si cela comporte le risque de n’avoir pas suffisamment de candidats promus…

Les illusions de l’Union bancaire européenne

Le mois passé, la Banque centrale européenne (BCE) a mis sur pied le premier pilier de l’Union bancaire européenne, mettant en fonction le 4 novembre le Mécanisme de surveillance unique des 120 banques qui sont considérées d’importance systémique dans la zone euro.

Ce mécanisme est dangereux car il donne l’illusion que la BCE puisse éviter, voire empêcher, l’émergence d’une crise systémique après celle (encore à résoudre sur le fond) éclatée au niveau global suite à la mise en faillite aux États-Unis le 15 septembre 2008 de la banque d’affaires Lehman Brothers.

En fait, la BCE a été prise au piège par l’idée, largement répandue tout en étant erronée, que l’on puisse mesurer les risques financiers avec les outils dont les banques disposent, et déterminer ainsi le niveau des fonds propres nécessaires afin d’éviter des situations d’insolvabilité qui mèneraient à une crise systémique.

Tout d’abord, il faut savoir distinguer, au plan conceptuel, le risque et l’incertitude: comme l’avait déjà fait remarquer Frank Knight en 1921, l’incertitude concerne toutes les situations pour lesquelles les risques ne peuvent pas être mesurés, étant donné que «l’avenir est inconnu et inconnaissable» (J.M. Keynes). Un joueur de poker peut déterminer la probabilité d’avoir (par exemple) un carré d’as lors d’une main car il est possible de calculer la probabilité d’obtenir cette combinaison avec les 52 cartes du jeu. Par contre, celui qui possède un produit financier ne peut pas savoir quelle est la probabilité d’obtenir un certain rendement car il est impossible de connaître l’ensemble des situations futures qui pourraient s’avérer (cet ensemble n’étant pas fermé, mais ouvert donc indéfini et indéfinissable).

Dès lors, la détermination des fonds propres que les banques doivent avoir en fonction des risques qu’elles hébergent dans leurs bilans est un leurre car cela repose sur une mesure (des risques) impossible à effectuer. Qui plus est, à l’instar des accords de Bâle 3, la BCE laisse aux banques la possibilité d’évaluer ces «risques» avec leurs propres modèles mathématiques, qui sont autant opaques qu’incomparables les uns aux autres. Tout cela n’aide pas à renforcer la confiance vers le système bancaire et le mécanisme de surveillance de la BCE. Mais il y a pire: l’approche suivie par la BCE est de type microprudentiel, en ce sens qu’elle prétend mesurer le risque systémique en décortiquant celui-ci à travers l’analyse de chaque banque considérée séparément. Cela revient à étudier l’écosystème d’une forêt par l’analyse des arbres que l’on y trouve, ignorant de ce fait les interrelations (dans le temps et dans l’espace) qui existent entre toutes ses (autres) composantes.

Par ailleurs, la BCE ne surveille directement que les 120 banques dont l’importance est considérée comme étant systémique au plan national, voire dans l’ensemble de la zone euro. Cela ignore bel et bien qu’il y a beaucoup d’autres banques dont la taille ou l’activité peuvent aussi (en tant que telles ou de manière jointe à d’autres institutions financières) comporter un risque systémique dans le même contexte. Le fait d’avoir décidé de laisser aux autorités nationales la surveillance de ces autres institutions financières ne laisse rien augurer de bon, étant donné qu’il existe le danger (déjà observé plusieurs fois) que ces autorités ferment les yeux devant les problèmes, afin de ne pas prétériter la compétitivité internationale des banques que ces autorités sont censées surveiller.

Les deux autres piliers de l’Union bancaire européenne (le Mécanisme de résolution unique et le Fonds de résolution unique pour les banques insolvables) sont tout aussi fragiles que son premier pilier. Étant donné que ce fonds est constitué par les contributions versées par les acteurs censés y faire appel, cela induit un aléa moral similaire à celui existant avec les assurances privées, dans la mesure où la contribution versée par un assuré ne couvre qu’une petite partie de la somme obtenue par celui-ci lorsque le risque assuré se matérialise.

Finalement, l’Union bancaire européenne institutionnalise la mauvaise pratique qui consiste à privatiser les profits et à socialiser les pertes de l’activité financière des banques à travers la zone euro. La Suisse doit donc encore vivre longtemps avec le taux de change minimum pour le couple franc/euro et les risques que cela comporte pour la stabilité des marchés immobilier et hypothécaire au niveau helvétique.

Les dangers des bas taux d’intérêt

Le mois passé, une émission télévisée sur la chaîne allemande ARD a relevé le manque à gagner dont souffrent les déposants suite à la forte baisse des taux d’intérêt induite par les mesures de politique monétaire mises en œuvre par les banques centrales confrontées aux effets de la crise financière éclatée en 2008 au plan global. Pour l’Allemagne, cela se monterait depuis 2010 à 23 milliards d’euros ou à environ 280 euros par habitant.

Le sujet mérite d’être approfondi pour éviter des conclusions hâtives et simplistes, en porte-à-faux avec la réalité.

Il est indubitable que les personnes dont l’épargne est déposée dans le système bancaire gagnent moins d’intérêts lorsque le taux d’intérêt est revu à la baisse. C’est une tautologie. Or, si l’on adopte une perspective systémique, la conclusion doit être nuancée.

Tout d’abord, parmi les épargnants se trouvent des personnes de toute classe sociale, mais principalement des personnes aisées dont la richesse est surtout placée sur les marchés financiers ou dans le secteur immobilier (achat et location d’immeubles). Lorsque les taux d’intérêt diminuent, il s’avère que les prix des actifs réels ou financiers augmentent, suite au déplacement des patrimoines des dépôts bancaires vers les actifs qui rapportent davantage et à l’augmentation des emprunts pour acheter de tels actifs profitant de la réduction des taux d’intérêt débiteurs. Cela comporte donc un «effet de richesse» positif dont profitent surtout les personnes nanties et qui est en général plus important que le montant des intérêts auxquels elles doivent renoncer suite à la baisse des taux.

Cet engouement pour les placements financiers et l’achat d’immeubles exerce alors une forte pression à la hausse sur les prix des actifs réels ou financiers, comportant le risque d’enfler des bulles sur ces actifs qui fragilisent le système économique dans son ensemble (l’Histoire a bien montré cela, encore récemment):

–      les particuliers sont amenés à acheter des produits financiers dont ils n’arrivent pas à comprendre les risques, que même les vendeurs de ces produits ne connaissent pas et ne peuvent pas connaître car «l’avenir est inconnu et inconnaissable» (J.M. Keynes);

–      les caisses de pension sont également poussées vers la prise de davantage de risques sur les marchés financiers afin de capturer suffisamment de rentes financières pour payer les retraites à leurs assurés et bien récompenser leurs dirigeants;

–      les banques et les institutions financières non-bancaires sont elles-mêmes poussées à s’endetter pour profiter des bas taux d’intérêt et gagner des rentes financières exorbitantes (entendez qui dépassent largement le taux de croissance économique à long terme).

Somme toute, si le niveau des taux d’intérêt est trop bas, cela entraîne une mauvaise allocation des ressources et augmente l’instabilité, voire la fragilité, du système économique dans son ensemble. La répartition du revenu et de la richesse en est affectée, au détriment de la «classe moyenne» mais à l’avantage des personnes aisées, qui profitent de la baisse des taux d’intérêt pour s’enrichir encore plus.

En ce qui concerne l’Allemagne, par ailleurs, la politique monétaire de la Banque centrale européenne n’a pas simplement réduit les intérêts perçus par les épargnants: elle a évité que l’Allemagne réintroduise le Deutschmark (dont la forte appréciation du taux de change aurait bien pesé sur la conjoncture allemande par le canal de ses exportations) et en fait a donc profité aux Allemands beaucoup plus qu’elle les a lésés.

L’or est une relique barbare

L’initiative populaire fédérale «Sauvez l’or de la Suisse (Initiative sur l’or)», soumise au vote du peuple suisse le 30 novembre 2014, touche un sujet simple mais erronément compris par la plupart des personnes.

Il est dès lors utile d’éclairer les choses avant que ce soit trop tard pour éviter les problèmes que l’adoption de cette initiative comporterait pour la société et l’économie suisses.

L’initiative sur l’or veut introduire un nouvel article dans la Constitution fédérale suisse, par lequel la Banque nationale suisse (BNS):

1.   n’aura plus le droit de vendre de l’or dès le jour suivant l’adoption de cette initiative;

2.   devra rapatrier le 30 pour cent de son or, qui est stocké à l’étranger (20 pour cent à la Banque d’Angleterre et 10 pour cent à la Banque du Canada), dans un délai de deux ans à compter de l’adoption de cette initiative;

3.   devra détenir toujours au moins 20 pour cent de la valeur de ses actifs en or, dans un délai de cinq ans à compter de l’adoption de cette initiative.

Le deuxième point fait sens pour des raisons de sécurité, étant donné que les pays n’ont pas d’amis mais seulement des intérêts à défendre, comme l’avait fait remarquer Charles De Gaulle dans une expression devenue fameuse.

Les deux autres points sont par contre fort problématiques.

Si les réserves d’or de la BNS sont inaliénables dès le 1er décembre 2014, cela signifie que la BNS doit vendre des titres lorsqu’elle veut réduire la masse monétaire en Suisse afin de juguler des pressions inflationnistes (par exemple sur le marché immobilier). Cette vente importante et renouvelée de titres aura des conséquences négatives:

–      si le prix de vente de ces titres est plus bas que leur prix d’achat, la BNS enregistrera des pertes, que les cantons et la Confédération devront supporter dans la mesure où leur part au bénéfice net de la BNS sera moindre, avec comme corollaire une baisse de la qualité et/ou de la quantité des services publics et/ou une augmentation de la charge fiscale des contribuables;

–      si la vente massive de titres par la BNS provoque une diminution de leurs prix sur les marchés financiers, d’autres investisseurs peuvent en être lésés dans la mesure où leurs portefeuilles de titres doivent enregistrer des moins-values. Cet «effet de richesse» négatif peut induire une diminution des dépenses de consommation des agents touchés par celui-ci, suite aussi à la diminution des rentes que les caisses de pension (également touchées par les moins-values sur les titres dans leurs portefeuilles) versent à leurs assurés retraités.

Il est vrai que l’augmentation du prix de l’or peut contrecarrer la baisse des cours boursiers pesant sur les avoirs de la BNS et, de là, affectant les bénéfices nets que celle-ci verse aux cantons et à la Confédération selon la convention du 21 novembre 2011 entre le DFF et la BNS. Or, il convient de remarquer que le prix de l’or a une volatilité très élevée, qui peut dès lors induire des pertes comptables lorsque la BNS évalue à la fin de l’année le stock d’or dans son bilan et compare cela avec le prix de l’or le 31 décembre de l’année précédente.

Qui plus est, l’obligation pour la BNS de détenir au moins 20 pour cent de la valeur de ses actifs sous forme d’or, si l’initiative sur l’or passe la rampe du vote populaire, aura des répercussions négatives en ce qui concerne la mise en œuvre de la politique monétaire suisse. Si la BNS doit respecter cette contrainte dans un délai transitoire de 5 ans, elle va probablement réduire drastiquement la taille de son bilan à travers la vente de titres (la vente d’or étant interdite en cas d’acceptation de l’initiative): la diminution de la masse monétaire qui en découlerait se répercuterait sur les taux d’intérêt en Suisse dont l’augmentation poserait problème pour assurer la stabilité financière de l’ensemble du système économique national (pensons aux débiteurs hypothécaires qui devraient faire face, tôt ou tard, à des relèvements des taux qu’ils doivent payer pour refinancer leurs dettes).

En revanche, si la BNS achetait un certain nombre de tonnes d’or afin de respecter la contrainte d’avoir au moins 20 pour cent de ses actifs sous cette forme, le prix de l’or pourrait prendre l’ascenseur et amener d’autres acteurs à spéculer sur la hausse tendancielle du prix de l’or. Il en découlerait des conséquences négatives, aussi bien économiques qu’éthiques. Sur le plan économique, la ruée sur l’or détournerait bien des fonds qui, autrement, seraient investis de manière productive pour le bien commun (à savoir, afin de produire des biens et services utiles à la population mondiale). Il s’ensuivrait alors un ralentissement de la croissance économique, une aggravation du chômage et une série de déséquilibres touchant les finances publiques de beaucoup de pays. Au plan éthique, l’augmentation tendancielle du prix de l’or pousserait les pays où se trouvent des gisements d’or à exploiter davantage ceux-ci ainsi que le travail des mineurs, avec des conséquences négatives tant pour la santé que pour l’environnement.

Si les votants suisses comprennent que «l’or est une relique barbare» (J.M. Keynes), en ce sens qu’il ne joue plus aucun rôle dans le cadre de la politique monétaire, l’ensemble des conséquences négatives de l’initiative sur l’or pourra être évité. Dans le cas contraire, l’adoption de l’initiative sur l’or ramènera la Suisse au dix-neuvième siècle, alors que le reste du monde continuera de progresser.

Les non-dits du TTIP

Le Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement (TTIP, en anglais) entre les États-Unis et l’Union européenne, qui négocient à présent ses contenus (couverts par le secret imposé aux négociateurs) afin d’aboutir à la création d’une zone de libre-échange transatlantique en 2015, interpelle les autorités et les milieux d’affaires helvétiques. La mise en œuvre de ce grand marché transatlantique, qui coiffe presque la moitié du produit mondial brut, inquiète bien des entreprises suisses par peur de voir diminuer leurs bénéfices suite à la perte de parts de marché au sein de l’économie globalisée.

La Confédération déploie dès lors des efforts à plusieurs niveaux, afin de limiter l’impact négatif du TTIP sur l’économie nationale, à défaut de pouvoir associer la Suisse d’une manière ou d’une autre, indirectement et au moins partiellement, au TTIP avant qu’il ne soit trop tard pour ce faire.

Or, il convient de considérer le TTIP d’un point de vue systémique, afin d’identifier correctement ses coûts et bénéfices potentiels – notamment pour l’ensemble de la population concernée au plan global.

Selon la plupart des études, le TTIP aura des effets positifs fort limités en ce qui concerne le commerce international et le taux de croissance économique induit par ce grand marché transatlantique. De ce fait, le PIB pourrait enregistrer une croissance annuelle comprise entre 0,03 et 0,13 pour cent, avec par conséquent un effet très faible sur le taux d’emploi (impliquant une diminution annuelle du nombre de chômeurs entre 65 000 et 130 000 personnes) sur une période de 10 à 20 ans.

Une étude récente, par contre, indique une série de coûts associés au TTIP, sur lesquels il convient de réfléchir de manière transparente (ce qui n’est pas l’attitude de ses négociateurs malheureusement).

1. La réduction des barrières tarifaires au commerce international va comporter une diminution des recettes fiscales pour les États touchés par le TTIP, qui devront alors réduire la dépense publique à défaut de pouvoir augmenter la charge fiscale des contribuables. Pour les pays membres de l’Union européenne, déjà en énorme difficulté suite à la crise, cela pourrait être un facteur d’aggravation de leur situation sur une longue période (10 à 20 ans).

2. La réduction des barrières non-tarifaires (comme les standards de sécurité pour les médicaments et les produits alimentaires, ou encore les mesures de protection de l’environnement) pourrait entraîner une diminution remarquable (jusqu’à 30 pour cent) du commerce entre les pays membres de l’Union européenne, remplacé par des importations de produits états-uniens. Ce déplacement du commerce international, à long terme, se ferait également au détriment des pays africains et de ceux de l’Amérique latine.

3. Selon une étude du Centre for Economic Policy Research (2013), le TTIP comporterait le déplacement d’un nombre élevé de travailleurs (à supposer que tous puissent retrouver un emploi par ailleurs) durant les 10 ans suivant l’entrée en vigueur du TTIP. Cela pourrait toucher entre 430 000 et 1 300 000 personnes, censées chercher un emploi ailleurs que dans leur propre domaine professionnel et espace de vie familiale. Compte tenu du fait qu’une partie de ces travailleurs vont recevoir des salaires plus faibles dans leur nouvelle occupation, vont devoir passer par des formations complémentaires (financées par le secteur public), ou vont rester longtemps au chômage (notamment les personnes les plus âgées et moins bien formées), cela pourrait coûter entre 10 et 25 milliards d’euros à l’Union européenne pour les allocations chômage, la perte de cotisations pour la sécurité sociale ainsi que la diminution des recettes fiscales durant les 10 années suivant l’adoption du TTIP.

Qui plus est, le TTIP représente une menace pour la démocratie: il est prévu, en effet, que si une entreprise s’estime lésée par une législation nationale (en ce qui concerne la protection de l’environnement ou des consommateurs, par exemple), cette entreprise puisse faire appel à un tribunal arbitral supranational afin de protéger ses propres bénéfices. Il en découlerait, à n’en pas douter, une limitation (psychologique avant d’être factuelle) à l’émanation de lois protégeant l’intérêt collectif (ou le bien commun), par peur d’être attaqués par de grandes entreprises au niveau transnational.

Que la Suisse participe ou reste à l’écart du TTIP, ses conséquences vont se manifester aussi dans ce pays. Elles ne seront pas toutes à la hauteur des promesses de ses partisans.