Les nations existent au-delà du «souverainisme»

La «stagnation séculaire» dans laquelle l’économie mondiale tourne en rond depuis une décennie révèle la nécessité de remplacer le dollar états-unien (ainsi que toutes les autres monnaies nationales utilisées comme des actifs de réserve au niveau international) par une monnaie vraiment internationale, avec laquelle payer les importations de biens et d’actifs financiers.

Il ne s’agit pas seulement d’une question géopolitique, mais d’une question d’ordre essentiellement macroéconomique: n’importe quelle monnaie nationale (même une monnaie considérée «forte» comme le franc suisse) est une simple promesse de paiement lorsqu’elle est utilisée au-delà de l’espace monétaire où elle est émise par l’ensemble du système bancaire (formé par la banque centrale et par toute autre banque émettant la même unité monétaire).

Par exemple, le dollar états-unien est une simple reconnaissance de dette lorsque son pays émetteur (entendez les États-Unis) verse une somme de dollars à ses propres créanciers dans le reste du monde. Comme l’affirma justement Jacques Rueff dans les années 1950, le déficit de la balance commerciale américaine est un déficit «sans pleurs» aux États-Unis, parce que cette nation ne perd rien par le versement d’une somme de dollars au reste du monde. En fait, tout dépôt bancaire libellé en dollars états-uniens se trouve dans le système bancaire des États-Unis: le reste du monde ne fait rien d’autre qu’enregistrer dans son propre système bancaire l’«image» (comme l’expliqua bien J. Rueff) de ce dépôt, qui reste nécessairement dans le système bancaire américain. Cette «duplication» (selon les mots de J. Rueff) comporte toutefois des effets négatifs, car elle fait augmenter de manière inflationniste la quantité de dépôts bancaires: dans le pays importateur, en effet, le volume de ces dépôts augmente, sans qu’il y ait une augmentation simultanée et équivalente de la production. Il y a dès lors de l’inflation, même si cela n’engendre pas une augmentation des prix à la consommation, étant donné que ces dépôts excédentaires ne sont pas dépensés sur le marché des produits, mais sont placés sur les marchés financiers ou investis dans les marchés immobiliers, faisant ainsi enfler des bulles qui peuvent éclater, à l’instar de celle des subprime.

La solution à ces désordres monétaires au niveau macroéconomique ne peut pas passer par une plus sévère réglementation des acteurs sur les marchés financiers ou immobiliers. Le problème n’est pas lié au comportement de ces acteurs, mais est d’ordre structurel. Il faut donc une réforme structurelle du système monétaire international, qui doit tenir compte de la nature de la monnaie.

Pour agir sur ce plan, il faut d’abord comprendre que les nations existent au-delà du «souverainisme», car elles sont des ensembles d’agents économiques qui paient de manière finale les biens, les services et les actifs, à travers l’émission de la monnaie nationale par l’ensemble du système bancaire.

Une monnaie internationale doit alors être émise par une institution supranationale, afin de garantir que les nations en tant que telles (au-delà de leurs habitants) reçoivent une valeur réelle (au lieu d’une simple promesse de paiement) en échange de ce que leur système économique produit et exporte. Il en va de la stabilité financière au plan mondial.

Sergio Rossi

Sergio Rossi est professeur ordinaire à l’Université de Fribourg, où il dirige la Chaire de macroéconomie et d’économie monétaire, et Senior Research Associate à l’International Economic Policy Institute de la Laurentian University au Canada.

6 réponses à “Les nations existent au-delà du «souverainisme»

  1. C’est ça.

    Et comment allez-vous mettre sur pieds cette institution supranationale, sans tenir compte des volontés des grandes puissances comme les USA, la Chine, la Russie, l’Allemagne, etc.? Qui la contrôlera? Qui prendra les décisions?

    Vous alignez des noix sur un bâton.

    1. Bonjour,
      En 2008, lors du G20 de Washington, l’Allemagne, la Chine, la France, la Grande Bretagne… se sont déjà montrées enclines à un Bretton Woods II. Une réforme du système monétaire international, par exemple, via une nouvelle composition du panier DTS et dont le FMI pourrait-être l’institution supranationale. Personnellement, dans ce travail de réflexion, j’y perçois plus une volonté à la Sisyphe qu’une visant simplement à aligner des noix sans perspectives.

    2. Ce type d’institution supranationale aura un rôle purement technique : elle n’émettra que l’instrument de paiement à niveau international pour régler les transactions entre pays et enregistrera les dettes-créances engendrées. L’institution ne devra pas octroyer directement de crédits (comme prévu dans le plan original de Keynes) et les pays n’auront pas d’intérêts particuliers à jouer au sein de la banque. Chaque paiement d’un pays vers l’autre devra être compensé quotidiennement (comme dans nos systèmes de paiements nationaux, rien de nouveau) afin d’éviter que les pays déposants nets ne financent pas les pays déficitaires, en réduisant encore une fois les jeux de pouvoir (c’est aussi pour cela qu’une réforme structurelle est nécessaire).

      Pour la mise en place : les USA ne seront probablement pas ravis de perdre leur immense privilège (importer sans rien donner en échange) et de procéder à la dédollarisation du monde. La réforme n’aura probablement pas lieu ni aujourd’hui ni demain,… Mais dès lors qu’un grand événement frappera l’ensemble de l’économie mondiale (crise, guerre, changement climatique, pandémie…oui ce sont des thèmes d’actualité) et que les pays devront redessiner, par la force des choses, un nouveau système monétaire international (comme lors de la seconde guerre mondiale avec les accords de Bretton Woods), cette proposition sera plus que pertinente!

  2. Le fondement de cette chronique me renvoi au discours prononcé en mars 2009, et intitulé “réforme du système monétaire international”, par Zhou Xiaochuan, le gouverneur de la Banque populaire de Chine: Il y qualifiait la proposition de Keynes sur le Bancor (1944 – sommet de Bretton Woods) comme étant une approche “clairvoyante”. Les années passent et même si le métal jaune reste une relique barbare, il nous faut – raison gardée – rester créatif pour l’Intérêt général.

  3. Je partage complètement votre analyse. Elle permet de mieux comprendre l’origine de la crise des subprimes ainsi que les problèmes d’inflation actuels. Effectivement, les mesures réglementaires ne sont pas suffisantes. Cette approche structurelle est vraiment pertinente !

  4. Suis tout, sauf économiste, mais néanmoins vous m’autoriserez à dire qu’il faille supprimer la bourse!
    Bon, les retraites, naze, le USD, naze aussi.

    Enfin, Dieu merci, le coronavirus (covid-19) va remettre tout sur les rails, ou faire tout dérailler.

    Si l’Europe n’a encore pas compris (et tous ses professeurs attardés, autant qu’affiliés à l’UE pour être subventionnés) que les GAFAM lui damment le pion, les chinois, eux ne sont pas en reste (sans doute déjà aux commandes)!

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