Le mois passé, la Banque centrale européenne (BCE) a mis sur pied le premier pilier de l’Union bancaire européenne, mettant en fonction le 4 novembre le Mécanisme de surveillance unique des 120 banques qui sont considérées d’importance systémique dans la zone euro.
Ce mécanisme est dangereux car il donne l’illusion que la BCE puisse éviter, voire empêcher, l’émergence d’une crise systémique après celle (encore à résoudre sur le fond) éclatée au niveau global suite à la mise en faillite aux États-Unis le 15 septembre 2008 de la banque d’affaires Lehman Brothers.
En fait, la BCE a été prise au piège par l’idée, largement répandue tout en étant erronée, que l’on puisse mesurer les risques financiers avec les outils dont les banques disposent, et déterminer ainsi le niveau des fonds propres nécessaires afin d’éviter des situations d’insolvabilité qui mèneraient à une crise systémique.
Tout d’abord, il faut savoir distinguer, au plan conceptuel, le risque et l’incertitude: comme l’avait déjà fait remarquer Frank Knight en 1921, l’incertitude concerne toutes les situations pour lesquelles les risques ne peuvent pas être mesurés, étant donné que «l’avenir est inconnu et inconnaissable» (J.M. Keynes). Un joueur de poker peut déterminer la probabilité d’avoir (par exemple) un carré d’as lors d’une main car il est possible de calculer la probabilité d’obtenir cette combinaison avec les 52 cartes du jeu. Par contre, celui qui possède un produit financier ne peut pas savoir quelle est la probabilité d’obtenir un certain rendement car il est impossible de connaître l’ensemble des situations futures qui pourraient s’avérer (cet ensemble n’étant pas fermé, mais ouvert donc indéfini et indéfinissable).
Dès lors, la détermination des fonds propres que les banques doivent avoir en fonction des risques qu’elles hébergent dans leurs bilans est un leurre car cela repose sur une mesure (des risques) impossible à effectuer. Qui plus est, à l’instar des accords de Bâle 3, la BCE laisse aux banques la possibilité d’évaluer ces «risques» avec leurs propres modèles mathématiques, qui sont autant opaques qu’incomparables les uns aux autres. Tout cela n’aide pas à renforcer la confiance vers le système bancaire et le mécanisme de surveillance de la BCE. Mais il y a pire: l’approche suivie par la BCE est de type microprudentiel, en ce sens qu’elle prétend mesurer le risque systémique en décortiquant celui-ci à travers l’analyse de chaque banque considérée séparément. Cela revient à étudier l’écosystème d’une forêt par l’analyse des arbres que l’on y trouve, ignorant de ce fait les interrelations (dans le temps et dans l’espace) qui existent entre toutes ses (autres) composantes.
Par ailleurs, la BCE ne surveille directement que les 120 banques dont l’importance est considérée comme étant systémique au plan national, voire dans l’ensemble de la zone euro. Cela ignore bel et bien qu’il y a beaucoup d’autres banques dont la taille ou l’activité peuvent aussi (en tant que telles ou de manière jointe à d’autres institutions financières) comporter un risque systémique dans le même contexte. Le fait d’avoir décidé de laisser aux autorités nationales la surveillance de ces autres institutions financières ne laisse rien augurer de bon, étant donné qu’il existe le danger (déjà observé plusieurs fois) que ces autorités ferment les yeux devant les problèmes, afin de ne pas prétériter la compétitivité internationale des banques que ces autorités sont censées surveiller.
Les deux autres piliers de l’Union bancaire européenne (le Mécanisme de résolution unique et le Fonds de résolution unique pour les banques insolvables) sont tout aussi fragiles que son premier pilier. Étant donné que ce fonds est constitué par les contributions versées par les acteurs censés y faire appel, cela induit un aléa moral similaire à celui existant avec les assurances privées, dans la mesure où la contribution versée par un assuré ne couvre qu’une petite partie de la somme obtenue par celui-ci lorsque le risque assuré se matérialise.
Finalement, l’Union bancaire européenne institutionnalise la mauvaise pratique qui consiste à privatiser les profits et à socialiser les pertes de l’activité financière des banques à travers la zone euro. La Suisse doit donc encore vivre longtemps avec le taux de change minimum pour le couple franc/euro et les risques que cela comporte pour la stabilité des marchés immobilier et hypothécaire au niveau helvétique.