Les non-dits des taux d’intérêt négatifs

Les décisions de politique monétaire annoncées le 5 juin 2014 par la Banque centrale européenne (BCE) ont été bien accueillies par les marchés financiers dont les indices ont rapidement pris l’ascenseur. Cela a un air de déjà-vu, étant donné que cette réaction est habituelle lorsque des choix (privés ou publics) induisent une augmentation du taux de chômage, comportant alors davantage de profits (et donc de rentes financières) au sein de l’économie concernée.

En effet, au-delà de l’euphorie (ir)rationnelle observée sur les marchés financiers, l’introduction d’un taux d’intérêt négatif sur les dépôts que le secteur bancaire garde auprès de l’Eurosystème va entraîner plusieurs problèmes. Ceux-ci ne pourront pas être véritablement résolus par les autres mesures que la BCE a annoncées le 5 juin 2014.

Tout d’abord, si les banques au sein de la zone euro doivent payer une taxe (de 0,1 pour cent, à partir du 11 juin 2014) sur le montant qu’elles ont déposé auprès de l’Eurosystème, cela pourrait les induire à baisser les taux d’intérêt qu’elles versent à leurs déposants et/ou à augmenter ceux qu’elles exigent de leurs débiteurs. Dans le premier cas de figure, les petits épargnants et les systèmes de retraite, notamment dans les pays «périphériques» de la zone euro, vont davantage souffrir au plan financier. Dans le deuxième cas de figure, en revanche, ce seront les petites et moyennes entreprises qui subiront un relèvement du taux d’intérêt qu’elles doivent payer pour obtenir des financements. Dans ces deux cas, par conséquent, les dépenses de consommation ainsi que celles d’investissement vont devoir être revues à la baisse dans les nations concernées, étant donné que les rentes financières en général ne sont pas dépensées dans l’économie réelle (sauf pour les biens de luxe, qui à eux seuls ne peuvent pas être un facteur de croissance économique, surtout dans une période de crise).

Par ailleurs, ceux qui ne sont pas obnubilés par la «loi de Say» savent qu’il ne suffit pas (surtout dans une situation de crise profonde et tout à fait évidente) de réduire les taux d’intérêt pour amener les ménages et les entreprises à emprunter davantage auprès des banques. Comme il ressort du principe de la «demande efficace» de J.M. Keynes, dans un cas pareil, les ménages considèrent la situation et les perspectives sur le marché du travail avant de contracter de nouvelles dettes bancaires, tandis que les entreprises rechignent à le faire si elles s’attendent à ne pas réussir à écouler toute la production rendue possible par le capital fixe accumulé suite à leurs dépenses d’investissement.

Il est vrai que la réduction des taux d’intérêt peut faire déprécier le taux de change de la monnaie nationale, mais cela ne suffira pas afin que la zone euro sorte de sa propre crise: mis à part l’Allemagne (qui n’a pas besoin d’une manœuvre de politique monétaire pour être compétitive à travers les marchés internationaux), les pays qui sont «too big to fail» au sein de l’Euroland (entendez la France, l’Italie et l’Espagne) ne vont pas vraiment pouvoir sortir de la crise par le commerce international, a fortiori s’ils pratiquent une politique de déflation salariale comme c’est le cas à présent. En réalité, il faut relancer leur consommation interne pour résoudre la crise, mais cela se heurte aux intérêts (de court terme) de la «finance de marché», qui continuera donc à profiter seule de la politique monétaire très accommodante décidée dans l’Eurotower à Francfort.

Sergio Rossi

Sergio Rossi est professeur ordinaire à l’Université de Fribourg, où il dirige la Chaire de macroéconomie et d’économie monétaire, et Senior Research Associate à l’International Economic Policy Institute de la Laurentian University au Canada.