L’économie nuit à la démocratie

Autrefois, le système économique fonctionnait de manière compatible avec le système institutionnel (entendez la société) grâce au rôle joué par le secteur public, qui assurait la stabilité économique et sociale par ses leviers redistributifs. C’était l’époque du capitalisme industriel dont l’apogée fut observée durant les «Trente glorieuses» années, de 1946 à 1973, vécues par les pays occidentaux.

L’avènement et l’expansion du régime du capitalisme financier, depuis les années 1980, ont annihilé la stabilité économique et sociale, à partir d’un système de pensée qui a érigé en totem le «marché», lui donnant de surcroît l’allure d’une personne qui a toujours raison. Cette «personnification» du marché n’a rien de naturel, comme le prétendent les tenants de l’idéologie néolibérale. Elle est, en revanche, le produit du discours politique nourri par les «intégristes du marché» (J. Stiglitz).

Le lobbysme qui a permis aux milieux financiers de prendre le dessus sur la politique et, de là, sur la société est désormais évident, tant dans le domaine normatif qu’au niveau institutionnel. Ce qui n’apparaît pas à une analyse superficielle, mais qui est toutefois fondamental en l’état, est l’apport du monde académique à cette dérive très dangereuse du système capitaliste. Comme l’avait fait remarquer Paul Krugman dans le New York Times, «ce que le top 1 pour cent veut devient ce que la science économique nous dit qu’il faut faire». Ce lobbysme de nature idéologique a désormais établi un véritable système (autoréférentiel) de pensée, servant les intérêts de la finance de marché (R. Skidelsky).

L’exhortation apostolique du Pape François résume parfaitement cette situation ainsi que les moyens pour le changement radical qu’il est très urgent d’opérer, mais qui n’aura pas lieu spontanément: «Alors que les gains d’un petit nombre s’accroissent exponentiellement, ceux de la majorité se situent d’une façon toujours plus éloignée du bien-être de cette heureuse minorité. Ce déséquilibre procède d’idéologies qui défendent l’autonomie absolue des marchés et la spéculation financière. Par conséquent, ils nient le droit de contrôle des États chargés de veiller à la préservation du bien commun. […] Dans ce système, qui tend à tout phagocyter dans le but d’accroître les bénéfices, tout ce qui est fragile, comme l’environnement, reste sans défense par rapport aux intérêts du marché divinisé, transformés en règle absolue» (Evangelii Gaudium, 2013, §56).

Si la majorité des enseignants–chercheurs en «sciences économiques» continue de proposer une régulation de l’économie et de la finance sur la base de critères uniquement économiques, au lieu d’y introduire des critères démocratiques reflétant le caractère sociétal de toute relation entre deux sujets économiques quelconques, la crise deviendra bientôt le mode habituel de fonctionnement du capitalisme contemporain. Il est vrai que ce mode de fonctionnement comporte des avantages pour les catégories d’agents les plus fortunés, mais ceux-ci auraient l’intérêt de comprendre la «tragédie des biens communs» dans son application au domaine financier: lorsque l’espace économique où la «haute finance» puise ses rentes sera épuisé, ses acteurs ne pourront plus extraire les rentes que la financiarisation leur permet d’obtenir en l’état de manière croissante, grâce notamment au lobbysme idéologique et normatif des groupes d’intérêt que la globalisation et la libéralisation financières ont permis de renforcer au niveau politique, au détriment du bien commun.

Sergio Rossi

Sergio Rossi est professeur ordinaire à l’Université de Fribourg, où il dirige la Chaire de macroéconomie et d’économie monétaire, et Senior Research Associate à l’International Economic Policy Institute de la Laurentian University au Canada.