On a longtemps discuté pour savoir si les zèbres sont des animaux noirs avec des bandes de rayures blanches, ou des animaux blancs avec des bandes de rayures noires. Un débat similaire a lieu actuellement en ce qui concerne la nature du bitcoin.
Lancé peu après l’éclatement de la première crise systémique de la financiarisation économique, le bitcoin est présenté tantôt comme une monnaie (virtuelle) tantôt comme un produit financier (voire même une matière première). Cette dichotomie découle finalement de la «théorie» monétaire contemporaine, qui remonte à une analyse superficielle des unités de monnaie proposée par Karl Menger (1892) et diffusée par les tenants de l’idéologie monétariste. Selon cette vision, la frontière entre les «actifs monétaires» et les actifs financiers serait perméable à la fois dans le temps et à travers l’espace: un actif financier quelconque peut être utilisé en tant que monnaie suite à des innovations financières ou à l’augmentation de son degré d’acceptation (entendez de liquidité) par les agents économiques au sein d’un espace donné.
Or, une analyse plus approfondie de la nature de la monnaie ainsi que des paiements permet de comprendre que le bitcoin, en l’état, est une simple promesse de paiement (c’est-à-dire qu’il ne permet pas encore d’effectuer des paiements finals, à l’issue desquels le payeur est quitte face au payé). Cette promesse n’est transformée en paiement final que si le titulaire d’un certain nombre de bitcoins transforme ceux-ci – sur le marché des changes – en une monnaie à part entière (comme l’euro, le franc suisse ou le dollar états-unien) ou en un quelconque bien ou service – sur le marché des produits. Dans le premier cas de figure, le bitcoin s’apparente à un actif financier, échangé contre une somme de monnaie véritable; dans le second, il est un objet de troc, qui nécessite de la double coïncidence des volontés des parties concernées par le dit troc afin d’être réalisé (Jevons, 1875, chapitre I.5).
La nature obscure du bitcoin fait reposer son degré d’acceptation sur la confiance du public par rapport à son pouvoir d’achat et à la stabilité de celui-ci avec l’écoulement du temps. Cela semble valider la théorie mengérienne de la monnaie, qui reste la vision dominante en l’état, car il est devenu habituel d’asseoir le pouvoir d’achat de toute monnaie sur le degré de confiance qu’elle suscite auprès des agents économiques.
Or, il n’en est rien, parce que dans la réalité des faits le pouvoir d’achat d’une somme de monnaie quelconque est nécessairement tributaire de la production qui lui est associée. Pour comprendre cela, nul besoin de faire appel à l’analyse économique: le pouvoir d’achat d’une somme de monnaie est nul en l’absence de tout objet à vendre. Étant donné que ces objets n’apparaissent pas dans les «dotations initiales» des agents par un «abracadabra» (comme le prétendent les économistes formés à l’école néoclassique), il est nécessaire de faire appel à la production et dès lors au marché du travail afin de comprendre le pouvoir d’achat de la monnaie.
On l’aura compris, le travail à faire pour saisir la nature du bitcoin n’est pas négligeable et exige une analyse approfondie de la monnaie ainsi que du mécanisme de son émission dans les paiements. Pour l’heure, contentons-nous de savoir que les zèbres sont des animaux noirs avec des bandes de rayures blanches, mais restons vigilants quand on nous propose des bitcoins en échange d’un quelconque bien ou service dont la production nécessite de manière incontournable d’un effort humain – au lieu, simplement, d’un algorithme permettant d’extraire des bitcoins d’un réseau d’ordinateurs sans aucun travail particulier. Les banquiers, d’ailleurs, ne tarderont pas à s’insurger contre un système «monétaire» alternatif qui met à mal leur propre spécificité au sein de l’économie. Ils sont, en effet, déjà nombreux à exiger que le système des bitcoins soit réglementé de manière similaire à leurs propres activités financières. Il reste à voir si les régulateurs comprennent de quoi il s’agit réellement. Le doute est légitime.