La brochure des explications du Conseil fédéral concernant le vote du 24 novembre 2013 montre (page 11) l’évolution (de la moyenne) des salaires les plus élevés versés par les grandes entreprises en Suisse, par rapport au salaire moyen dans l’ensemble de l’économie nationale (Figure 1). L’évidence empirique illustrée par cette figure révèle que le phénomène des salaires extravagants versés aux «top managers» des grandes entreprises suisses est apparu à la fin du XX siècle et a pris une ampleur considérable depuis le début du XXI siècle.
Figure 1. Evolution du rapport entre le salaire moyen versé en Suisse et le salaire le plus élevé versé par une grande entreprise suisse.
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(Source: brochure du Conseil fédéral, 2013, p. 11)
Cette évidence empirique ne dit rien en tant que telle, mais demande à être expliquée dans son contexte d’ordre (ou plutôt de désordre) macroéconomique. En effet, si les salaires extrêmement élevés étaient dépensés sur le marché des biens et services produits, cela aurait des conséquences positives pour le niveau d’emploi ainsi que pour la croissance économique, dans la mesure où cela stimulerait la production et permettrait au secteur public d’encaisser des recettes fiscales supplémentaires (pensons par exemple à la TVA), limitant en même temps les dépenses de l’assurance chômage et permettant dès lors un certain équilibre budgétaire.
Or, la réalité des faits infirme cette causalité car une très grande partie des rémunérations des «top managers» est dépensée sur les marchés financiers (directement ou indirectement, par le truchement du secteur bancaire), sans que cela retentisse finalement dans l’économie réelle – contrairement à ce que prétendent les tenants de la «financiarisation», selon lesquels les «marchés» financiers rapprochent les emprunteurs (en particulier, les entreprises) des bailleurs de fonds (les épargnants), afin que les premiers obtiennent par les seconds les fonds nécessaires pour financer leurs projets d’investissement dans l’économie réelle. En fait, comme l’a fait remarquer Robert Guttmann, un très grand nombre de produits financiers «tels que les dérivés ou des titres adossés à des actifs sont très éloignés de toute activité économique réelle de création de valeur». Cela revient à dire que seule une partie des produits financiers est associée à une activité économique réelle, le reste de ces produits étant dès lors dépourvu de tout fondement réel (ce qui signifie qu’ils ne pourront pas, dans leur ensemble, être à la hauteur des attentes de rendement suscitées à leur égard).
L’évidence empirique est remarquable à ce sujet (Figure 2): sur le plan mondial, en 2010, la valeur de la production totale, exprimée en dollars états-uniens (USD), était de 63 billions (22 billions USD en 1990), alors que la valeur (notionnelle) des produits dérivés était de presque 10 fois plus élevée (601 billions USD) en 2010 (6 billions USD en 1990). Les volumes sur le marché des devises sont encore plus exorbitants car ils ont atteint 1'008 billions de dollars en 2010 (162 billions USD en 1990).
Figure 2. Rapport entre la production mondiale et les transactions financières en 2010.
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(Source: élaboration personnelle sur la base des données de la Banque mondiale et du McKinsey Global Institute)
Il n’est pas nécessaire d’être familier avec le jeu des erreurs pour noter la similitude (voire même la causalité) entre la Figure 1 et la Figure 2. Il ne faut pas plus d’une minute pour comprendre que «les spéculateurs peuvent ne pas nuire si les bulles qu’ils créent reposent sur l’entreprise [entendez une activité de production], mais la situation est grave quand l’entreprise devient la bulle sur un tourbillon de spéculation», comme le notait John Maynard Keynes dans sa Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie (1936, p. 159, nous traduisons).