La crise des inégalités et les inégalités de la crise

La méritocratie est un leurre sous le régime actuel de financiarisation des activités économiques: la répartition du revenu au sein des pays soi-disant «avancés» – à l’instar des États-Unis – n’a cessé de devenir de plus en plus inéquitable depuis l’avènement du capitalisme financier à la fin des années 1970. Selon une étude statistique fouillée, publiée récemment par Thomas Piketty (Le capital au XXIe siècle), la concentration des revenus aux États-Unis en ce début de siècle dépasse le pic des années 1920, qui avait induit la Grande dépression des années 1930. Or, contrairement à la période des «Trente glorieuses» années (1945–1973) qui suivirent la fin de la Deuxième guerre mondiale – lorsque les inégalités de revenu diminuèrent de manière considérable –, la période suivant l’éclatement de la crise financière globale en 2008 affiche une augmentation de ces inégalités, tant aux États-Unis qu’en Europe. Les bénéfices de la reprise économique américaine observée depuis 2009, en effet, ont été presque entièrement engrangés par le 1 pour cent des individus situés au sommet de la pyramide des revenus. Une évidence similaire est disponible pour les principaux pays de l’Union européenne selon les données du «World Top Incomes Database».

L’on pourrait croire, comme le prétendent les économistes néolibéraux, que cette inégalité croissante dans la répartition du revenu est due aux différents niveaux d’instruction des individus concernés: plus un agent économique est formé, plus celui-ci est censé gagner selon le «capital humain» qu’il a pu accumuler durant sa vie. Cette idée reçue doit être toutefois remise en question, au vu de l’évidence empirique disponible notamment aux États-Unis et dans bien des pays de la zone euro. Les personnes ayant achevé une formation de niveau universitaire ne sont pas à l’abri du spectre du chômage – surtout pour les jeunes – et n’ont que rarement le privilège de faire partie du 1 pour cent des individus au sommet de la pyramide des revenus, où l’on trouve surtout des acteurs de la finance «globalisée», même après leur sauvetage organisé par le secteur public avec l’argent de l’ensemble des contribuables.

La réduction de ces inégalités nécessite des réformes radicales afin de rétablir la méritocratie pour le bien commun. Comme l’a fait remarquer Robert Reich lors de la présentation du documentaire «Inequality for All» sorti le 27 septembre 2013 aux États-Unis, «nous devons aborder le problème de l’inégalité des revenus de six différents côtés»:

–      augmenter le salaire minimum;

–      renforcer les droits des travailleurs;

–      investir dans l’instruction publique;

–      réformer l’industrie financière;

–      réparer les failles du système fiscal;

–      limiter l’influence des milieux d’affaires sur les choix politiques.

La réalisation de ces réformes se heurte toutefois à un obstacle majeur qui est devenu un totem: la «pensée unique» qui domine les «sciences économiques» contemporaines ne permet aucunement de comprendre et a fortiori d’éradiquer les causes essentielles de la crise actuelle – qui en fait est, en premier lieu, une crise des «sciences économiques».

Sergio Rossi

Sergio Rossi est professeur ordinaire à l’Université de Fribourg, où il dirige la Chaire de macroéconomie et d’économie monétaire, et Senior Research Associate à l’International Economic Policy Institute de la Laurentian University au Canada.