Une «grande réinitialisation» des écoles de commerce

L’éviction d’Emmanuel Faber de son poste de PDG du groupe Danone, en mars dernier, a rappelé à quel point modifier l’ADN d’une multinationale vers une « entreprise à mission » demeure une opération périlleuse. Ambitions sociales et environnementales à long terme contrarient les exigences de rentabilité à court terme de certains fonds activistes. Et pourtant, de plus en plus de voix s’élèvent contre le modèle de financiarisation à outrance, revendiquant par ailleurs une nouvelle forme de gouvernance de l’entreprise. Les écoles de commerce, qui forment les hommes et les femmes d’entreprises d’aujourd’hui et de demain, doivent s’emparer du sujet.

 

La durabilité, une affaire académique

Les écoles de commerce offrent désormais toutes des cours en responsabilité sociale, en éthique des entreprises, ou même en entreprenariat social. Il s’agit de cours séparés, voire de journées entières consacrées aux sujets de la durabilité. Cela permet de sensibiliser les étudiants, surtout ceux qui ne se sentent pas concernés par ces sujets. C’est un bon début, mais c’est insuffisant.

L’ensemble des cours et des modules – en économie, finance, supply chain, vente et marketing, achats, ressources humains, stratégies d’entreprise, ou encore en leadership – devraient intégrer les enjeux sociaux, de droits humains et d’environnement, au sein de leur enseignement. De plus en plus d’étudiants et d’anciens étudiants mais aussi de membres du corps enseignant, le demandent. Par exemple, dans un guide publié en novembre dernier, trois universitaires rattachés au Global Business School Network[1], dont Dorothée Baumann-Pauly qui dirige le Geneva Center for Business and Human Rights rattaché à l’université de Genève, rappellent que le rôle des enseignants devrait être d’anticiper les nouveaux enjeux auxquels leurs étudiants seront confrontés, et que ceux liés aux droits de l’homme en entreprises en font partie. Le document comporte des recommandations pratiques sur la manière dont ils devraient être pris en compte et enseignés dans chacune des matières. Par ailleurs, près de 2000 étudiants et diplômés de la prestigieuse Haute Ecole de Commerce (HEC) de Paris affirmaient, dans une lettre rendue publique en décembre 2020, la nécessité d’un Dean engagé pour succéder au démissionnaire Peter Tood, et appelant les candidats à « détailler leurs projets pour mener la transformation écologique »[2].

A l’heure des crises économiques, sociales et environnementales, mises en exergue par la crise sanitaire du coronavirus, les critiques envers un modèle globalisé en grande partie basé sur des exigences de rentabilité « à tout prix » se multiplient. De plus en plus de dirigeants s’emparent du sujet, reconnaissant l’urgence à repenser l’ordre économique et social. Les écoles de commerce doivent devenir le fer de lance d’une nouvelle gouvernance de l’entreprise.

 

Vers une nouvelle gouvernance de l’entreprise

Alors que World Economic Forum propose « la grande réinitialisation » (« the great reset »), la Commission européenne présidée par Ursula von der Leyen déploie une série de mesures articulées autour du pacte vert pour l’Europe («Green New Deal»). Parmi les chantiers prioritaires figure celui de la « croissance inclusive », qui suppose entres autres une gouvernance durable des entreprises. Dans cette optique, le commissaire européen à la justice Didier Reynders s’est engagé à soumettre d’ici cet été une proposition législative en la matière. Celle-ci comportera deux volets : d’une part une obligation de diligence raisonnable des entreprises en matière de droits de l’homme et d’environnement (similaire, d’ailleurs, à ce qu’exigeait, chez nous en Suisse, l’initiative pour des multinationales responsables rejetée lors de la votation du 29 novembre dernier) ; d’autre part une obligation des administrateurs à l’égard des parties prenantes de l’entreprise quant à la mise en place de stratégies de durabilité sur la base d’objectifs de performance sociale et environnementale chiffrés, avec sanctions administratives et civiles à la clé. Un ensemble de démarches qui veulent concrétiser la transition d’un capitalisme ultra-libéral et financier excessivement guidé par le court-termisme, vers un nouveau capitalisme des parties prenantes, qui place l’humain et l’environnement au cœur de la performance de l’entreprise.

L’évolution des cadres règlementaires poussent les entreprises à aller encore plus loin dans l’intégration des enjeux de durabilité à tous les niveaux de leurs opérations. Car une stratégie d’entreprise durable et responsable implique toutes les fonctions et toutes les divisons de l’entreprise : les dirigeants, les managers et les opérationnels de la finance, de la vente, des achats, du marketing et de la communication sans oublier les agents de terrain. A tous les échelons de l’entreprise, des critères sociaux et environnementaux doivent être pris en compte dans les décisions de tous les jours. Les entreprises sont de plus en plus nombreuses à s’y préparer. D’ailleurs, les offres d’emploi ayant une composante ‘durabilité’ ont explosé, surtout depuis le début de cette année, comme je le décrivais dans mon précédent texte. En effet, les entreprises, tous secteurs confondus, recherchent davantage de profils formés aux outils financiers intégrant les notions d’impact social et environnemental, ou maîtrisant les enjeux d’approvisionnement durable et de droits de l’homme en entreprises.

Pourtant, si les formations spécialisées (attirant notamment les cadres ou les personnes en conversion) intègrent ces dimensions dans leurs cursus de formations, les écoles de commerce restent largement à la traine. Inverser cela et donc envisager « la grande réinitialisation » de ces institutions, à l’image de celle qui est attendue des entreprises, ne peut se faire sans un engagement plus déterminé de la part de la direction des écoles, sur la base d’objectifs clairement définis. Néanmoins, ceci ne sera véritablement possible que le jour où les systèmes de classement, comme par exemple le Global MBA Rankings du Financial Times, sur lequel bon nombre d’écoles de commerce se basent, accorderont une place plus importante aux critères de conduite responsable des entreprises (3% actuellement), et peut-être un peu moins à celui des salaires des anciens étudiants (20-30% actuellement)[3].

 

Illustration de David Freymond.

 

[1] https://gbsn.org/gbsn-for-bhr/

[2] https://www.letudiant.fr/etudes/ecole-de-commerce/hec-paris-a-la-recherche-d-un-directeur-engage-pour-la-transition-ecologique-et-sociale.html

[3] online-mba-ranking-2020.pdf (ft.com)

Sarah Dekkiche

Experte en droits de l’homme en entreprises, Sarah Dekkiche observe d’un œil critique les enjeux de ce domaine. Diplômée en sciences-politiques et titulaire d’un MBA, elle a rejoint la fondation International Cocoa Initiative comme directrice des politiques et partenariats. Passionnée d’art, de montagne et de mer autant que de politique, elle s’engage en faveur d’une économie de l’éthique.

Une réponse à “Une «grande réinitialisation» des écoles de commerce

  1. Absolument. La Durabilité environmentale et sociale devrait être intégrée aux différents cursus habituel (économie et finance notamment) en plus des cours spécifiques en responsabilité sociale pour les gestionnaires en entreprise.

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