L’année dernière, le monde s’émouvait des conditions de travail sur les chantiers de la coupe du monde de football au Qatar dont certaines relevaient du travail forcé. La même année, la Commission européenne soumettait deux propositions de loi dans le but de règlementer les droits de l’homme en entreprises et interdire les produits issus du travail forcé, toutes deux actuellement débattues au sein de l’organe législatif de l’Union. Sur quoi se basent-elles ? Que contiennent-elles et qu’impliquent-elles pour les entreprises suisses ? Eclairage.
Essor du devoir de vigilance
Il y a dix ans (le 24 avril 2013) survenait l’effondrement du Rana Plazza, bâtiment situé à Dacca, la capitale du Bangladesh, qui abritait plusieurs usines textiles confectionnant pour des marques internationales. Cette catastrophe, qui a causé des milliers de morts et de blessés, a largement contribué à lever le voile sur les manquements sociaux dans les chaînes d’approvisionnement globales. Sous la pression grandissante de la société civile réclamant le contrôle du respect des droits humains et de l’environnement par les entreprises opérant dans une économie mondialisée, voyait le jour en France en mars 2017 la première loi imposant aux entreprises (d’au moins 5’000 salarisé, ou 10’000 avec leurs filiales à l’étranger) d’élaborer, de publier et de mettre en œuvre des mesures adaptées pour identifier, prévenir et atténuer les risques d’atteintes aux droits humains et à l’environnement tout au long de la chaîne d’approvisionnement: la loi sur le devoir de vigilance. En cas de manquements d’un plan de vigilance ou d’un dommage lié à la non-exécution de celui-ci, la responsabilité civile de l’entreprise peut être engagée. Depuis, plusieurs entreprises ont été accusées par des ONG de manquements à leurs obligations et diverses affaires judiciaires sont en cours. Une des dernières en date : la mise en examen, en fin d’année dernière, de la filiale qatarie du groupe Vinci, soupçonnée d’imposer des conditions de travail dégradantes à ses ouvriers sur certains chantiers de la coupe du monde de football[1].
La législation française marque incontestablement une avancée notable dans l’évolution vers une plus grande responsabilité sociale et environnementale des entreprises, et a ouvert la voie à un mouvement plus large. En effet, des propositions parlementaires sont en cours de négociation dans plusieurs pays (Belgique, Autriche, Pays-Bas, Finlande) là où d’autres Etats ont déjà adopté des législations similaires (Allemagne, Suisse). Cependant, si cette loi se veut pionnière en la matière, elle se heurte dans la pratique à certaines difficultés, notamment celle de la juridiction compétente et de la compétence technique des juges. Par ailleurs, de nombreuses entreprises échappent aux obligations légales du fait du seuil relativement élevé du nombre d’employés. Aussi, les entreprises étrangères ne sont pas touchées. Des entreprises comme la marque vêtement chinoise Shein y échappent donc. Pourtant une enquête de l’ONG suisse Public Eye réalisée en 2021 accuse cette dernière d’appliquer des conditions de travail en violation des conventions internationales du travail[2]. Elle est également suspectée de travail forcé (en plus de l’utilisation de produits dangereux et du recours à la contrefaçon,) tout en incitant à la surconsommation[3], ce qui ne l’a pas empêché d’ouvrir récemment de nouveaux magasins éphémères à Paris[4].
Afin d’éviter un patchwork de législations dans les 27 Etats membres de l’Union, les revendications grandissantes pour la mise en place d’un cadre harmonisé et cohérent au niveau européen ont porté leurs fruits.
Accélération européenne
En février 2022, la Commission européenne présentait sa proposition de directive sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité. Largement inspirée du modèle français, elle vise à imposer aux multinationales, ainsi qu’aux petites et moyennes entreprises opérant dans des secteurs à risques, l’obligation de connaître les incidences potentielles et avérées portant atteinte aux droits humains et l’environnement, de mettre en place les mesures nécessaires pour les prévenir, les atténuer et y remédier, et de rendre compte des avancées réalisées. Soutenue dans les grandes lignes par le Conseil européen (qui réunit les Etats membres), le Parlement européen a adopté hier sa position en plénière[5], et un texte final devrait être approuvé en 2024. Si les principaux points d’achoppements des prochaines négociations concernent la taille des entreprises concernées, la couverture (fournisseurs directs ou ensemble de la chaîne d’approvisionnement) et les conditions d’application de la responsabilité civile, elle s’appliquerait, selon la proposition actuelle, tant aux entreprises européennes qu’aux entreprises étrangères qui vendent des produits et des services sur le marché de l’Union. Dotée ainsi d’une portée internationale, l’Union européenne se positionne en exemple au niveau mondial, incitant d’autres régions du globe à se doter de législations similaires.
Parallèlement, la Commission européenne envisage de se doter d’un règlement interdisant les produits issus du travail forcé sur le marché unique. Présenté en septembre 2022, le texte pourrait entrer en vigueur en 2024 ou 2025. Si elle ne souhaite pas viser une région du monde en particulier (comme par exemple le Xinjiang en Chine), ni un secteur ou un type d’entreprises en particulier, la proposition de loi concerne tous types de produits, qu’ils soient fabriqués ou non au sein de l’Union, il visera cependant en premier lieu ceux qui présentent un risque accru et pour lesquels les cas de travail forcé avérés auraient pu être évités
Dans les deux cas, la mise en application pratique restera, l’enjeu majeur des prochaines années.
Conséquences pour les entreprises suisses
Depuis l’année dernière, les entreprises suisses sont soumises aux exigences du contre-projet du Conseil fédéral à l’initiative populaire « entreprises responsables – pour protéger l’être humain et l’environnement ». Bien que faisant référence aux principes de diligence raisonnable en matière de droits humains tels qu’ils sont décrits par les cadres internationaux, le texte prévoit quelques exceptions. C’est ce qui le distingue non seulement des législations en vigueur dans les pays voisins, mais aussi de celles en cours d’élaboration au niveau européen, raison pour laquelle la coalition à l’origine de l’initiative populaire reprend la mobilisation, exigeant du Conseil fédéral une mise à niveau de la loi. En attendant, la plupart des entreprises suisses devront inévitablement se plier aux nouvelles exigences européennes dès leur entrée en vigueur.
[1] https://www.business-humanrights.org/fr/derni%C3%A8res-actualit%C3%A9s/quatar-une-filiale-du-groupe-fran%C3%A7aise-vinci-est-mise-en-examen/
[2] https://www.publiceye.ch/fr/publications/detail/trimer-pour-shein-aux-sources-de-la-mode-jetable-de-la-generation-tiktok
[3] https://www.lunion.fr/id481668/article/2023-05-05/accuse-de-travail-force-de-plagiat-et-dincitation-la-surconsommation-shein-se
[4] https://www.lemonde.fr/economie/article/2023/05/04/shein-machine-infernale-de-la-fast-fashion_6171995_3234.html
[5] https://www.europarl.europa.eu/news/fr/press-room/20230524IPR91907/le-pe-souhaite-reduire-l-impact-social-et-environnemental-des-entreprise