Après la victoire des talibans: ne pas baisser les bras

Après la victoire éclair des talibans, voici dix jours à peine, quelques réflexions, s’agissant de valeurs fondamentales du « vivre ensemble » sur cette Terre, s’imposent. Car on ne peut pas en rester là.

Comment les Etats-Unis et leurs alliés ont-ils pu, durant autant d’années, engager autant de vies humaines et autant de ressources matérielles pour un pouvoir qu’ils devaient savoir vermoulu, inefficace, corrompu, décrédibilisé ? Pour une armée factice, qui a implosé en quelques semaines sans jamais même tenter de remplir sa mission? Secrets d’Etat ? Incompétence des services de renseignement ? Naïveté des dirigeants ?

Asie: un effacement progressif de l’Etat de droit
Sur le fond, la prise de pouvoir des Talibans parachève un cycle qui a vu l’Etat de droit et la démocratie reculer en continu sur le vaste continent asiatique, depuis le Bosphore jusqu’au Détroit de Béring. Aux dictatures de toujours que sont la Chine, la Russie, la Corée du Nord, le Vietnam ou l’Iran se sont ajoutés une dizaine d’autres pays qui ont progressivement viré vers un autoritarisme et un arbitraire plus ou moins fortement marqué: la Turquie, les Philippines, le Pakistan, le Cambodge, la Thaïlande et tout récemment, de manière particulièrement brutale, la Birmanie.

L’Inde, le Sri Lanka, le Népal ou l’Indonésie connaissent, tout comme les pays d’Asie centrale issus du démembrement de l’URSS, d’importantes fragilisations de l’Etat de droit. Restent le Japon, la Malaisie, Singapour et quelques autres… comme l’île, désormais en sursis, de Taïwan.

Cette inquiétante régression est utilisée par d’aucuns pour accréditer l’affirmation que les Droits de l’homme, l’Etat de droit et la démocratie, et même les principes de la Charte des Nations Unies, seraient des impositions de l’Occident, relèveraient quasi du néocolonialisme. Que cette thèse soit établie et propagée par ceux qui en profitent, on le comprend, mais il est très choquant de voir qu’elle semble trouver, pour différentes raisons, dont un souverainisme dévoyé ou une soumission de très mauvais aloi, un écho croissant en Occident.

Car elle constitue un mensonge éhonté et terriblement méprisant pour ceux qui ont risqué leur vie et la risquent toujours en défendant ce qui chez nous est une évidence (et dont on abuse même parfois): la liberté de parole, de religion, de déplacement, le droit de se regrouper en associations, d’en appeler à l’opinion publique…

Des millions de Birmanes et de Birmans ont tenté de s’opposer au coup de force de l’armée, intervenu à la veille de l’installation d’un parlement démocratiquement élu. Des centaines de milliers de femmes afghanes se sont affirmées – et exposées – en prenant des responsabilités professionnelles et même politiques. La société civile en Russie est progressivement étouffée, les dissidents Chinois n’osent plus piper mot – toutes ces personnes seraient donc des traîtres à leur culture, des suppôts de l’Occident ? Ne tombons surtout pas dans ce piège-là, n’accréditons pas cette suprême insulte et défendons haut et fort l’universalité de la dignité humaine et de la redevabilité des dirigeants!

Une dangereuse solitude des démocraties
L’humanité est véritablement à la croisée des chemins. Pour l’heure, en effet, l’Etat de droit, la reconnaissance de la capacité et de la légitimité de l’action citoyenne et la démocratie politique semblent se limiter avant tout aux Etats industrialisés de la Planète regroupés au sein de l’OCDE, qui peuvent se sentir quelque peu encerclés, sans beaucoup de prise sur les événements. D’autant plus que les pays de l’ex-Est sont eux aussi de plus en plus séduits par la manière forte.

De quoi brouiller encore plus les cartes, et faciliter les menées de la Chine, en particulier, visant à faire de ses pratiques impérialistes et de contrôle total des personnes la loi commune du monde. D’autant plus que nos pays industrialisés ne sont pas sans tache concernant nos effets sur la Planète, loin de là, vu que notre consommation de ressources mondiales est environ le triple de ce à quoi nous aurions droit.

Le fait que tant la Russie que la Chine se soient empressés de nouer de bonnes relations avec les talibans s’inscrit parfaitement dans ce tableau. Qu’il est loin le temps où l’on revendiquait, au nom de la communauté internationale, le droit d’ingérence contre les dictatures – droit qui s’est révélé tout aussi impraticable sur le terrain que désormais politiquement révolu, du moins pour un temps.

Quelle action ?
Quant aux anti-impérialistes, ils devront se rendre à l’évidence que nous ne sommes plus à une époque où on pouvait être à la quête du « mieux ». Aujourd’hui, il s’agit d’identifier le moindre mal, et à ce sujet, rappelons que sans l’intervention des Etats-Unis en Irak – dont on peut penser ce qu’on veut par ailleurs – jamais les Kurdes n’auraient pu créer d’Etat semi-indépendant dans la région.

Prochaine échéance: Taïwan, preuve vivante que démocratie et civilisation chinoise sont parfaitement compatibles. En effet, un peu comme en Russie en 1917 avec Kerensky, après la déposition en 1912 du dernier empereur de Chine, le leader républicain Sun Yat-sen avait proposé une Chine fédéraliste et démocratique, idée dont Taïwan est aujourd’hui l’héritière. Témoignage évidemment inacceptable pour les dirigeants chinois actuels, tout comme l’était la liberté politique à Hong-Kong tolérée vingt ans durant et qui désormais appartient au passé.

Malheureusement, l’incapacité de l’Europe à évoluer vers un Etat fédéral enlève à notre continent toute efficacité pour peser sur le monde, le condamne à l’impuissance ou du moins à une grande faiblesse (voir les prestations souvent bafouillantes du « ministre » européen des affaires étrangères). Les Anglais doivent se demander s’ils ont eu raison de contribuer, en votant à 52% pour le Brexit, à cet affaiblissement – pour lui préférer une alliance avec une Amérique désormais occupée à panser ses plaies et ses propres lignes de fracture…

Oui, le retrait de l’Amérique se paie cash : le vide est rempli par d’autres, aux valeurs nettement plus éloignées des nôtres. Tout comme se paie cash le chacun pour soi en Europe, car à ce jeu nous sommes tous perdants. Et alors que les valeurs fondatrices, et développées depuis, des révolutions américaine et française de la fin du 18e siècle sont à nouveau, comme dans les années 30, en péril, les populistes européens, en admirant les régimes forts, se comportent sans vergogne en 5e colonne des régimes russe et chinois – où pourtant le plus banal de leurs propos les conduirait pour longtemps en prison. Bien qu’il soit lui aussi un admirateur des dictateurs, Trump avait raison sur un point : c’est à l’Europe de se (re)prendre en mains.

René Longet

Licencié en lettres à l’Université de Genève, René Longet a mené en parallèle d’importants engagements, dans le domaine des ONG et du monde institutionnel, pour le vivre-ensemble ainsi qu'un développement durable. Passionné d’histoire et de géographie, il s’interroge sur l’étrange trajectoire de cette Humanité qui, capable du meilleur comme du pire, n’arrive pas encore bien à imaginer son destin commun.

2 réponses à “Après la victoire des talibans: ne pas baisser les bras

  1. Simple et clair ! Merci.
    Reste question de savoir comment retrouver un peu de dignité et de courage de la part des démocraties. Les intérêts étroitement économiques semblent être le frein principal…voir par exemple la récente prise de position de Swissmem à propos de la Chine.

  2. Concernant l’Europe fédérale, 200% d’accord. Pour le reste, c’est vraiment du néocolonialisme.
    L’adhésion à des “valeurs” sera universelle ou pas, c’est le temps qui décidera avec l’aval des populations.

    Ce qui fait fonctionner l’humain, c’est entre autre le sentiment de justice et pouvoir perpétuer ses repères (tradition, culture, …). Le sentiment de justice diffère d’un endroit de la planète à un autre. Lorsque la population est baignée culturellement dans la religion/tradition, la justice dans le sens l'”laïque” perd son but pour la population locale.

    En fin de compte la question est: Qui a raison?
    En occident, la justice indépendante de la tradition/religion est un besoin, une nécessité.
    Ailleurs, c’est parfois l’inverse, la tradition/religion participe à l’équilibre humain, alors que la justice laïque déséquilibre la société. Dans ce cas, le sentiment de justice n’est pas la même que pour nous.

    Notre justice “chrétienne” regarde l’humain, la justice dans un contexte religieux regarde le croyant.
    Dans notre société laïque, pour certain l’avortement est une monstruosité, et dans une société religieuse, le blasphème est une monstruosité.
    La société choisie librement par la population détermine le sentiment de justice et son type de justice. Comme occidentaux on n’a pas à y interférer.

    Notre société, nos valeurs ne sont pas universelles, elles nous semblent l’être par nos racines chrétiennes. Elles le seront peut-être universelle une fois, mais en attendant, c’est aux divers peuples de faire le choix. Je dis peuple, pas leur gouvernement, et nous occidentaux, on s’occupe de nos oignons.
    Par contre, l’étranger chez nous doit se soumette à notre seule justice de notre société, ce n’est pas à nous de nous adapter à la sienne.

    Là où on doit agir, c’est contre l’emprisonnement arbitraire sur une spécificité personnelle (homosexualité, religion, ethnie,…), le reste nous concerne pas.

    Oui, le néocolonialisme est présent, il est issue d’une époque où l’on croyait que les valeurs occidentales étaient universelles et qu’ in fine, toutes les sociétés se ressembleront parce que les populations y aspirent, c’est faux. Le manque d’éducation y joue un rôle dans le fonctionnement de la société, mais ce n’est pas déterminant

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