Qu’est-ce qui change pour la prévoyance liée dans le nouveau droit successoral ?

Dans le cadre de ma série sur les principaux points de la révision du droit des successions, qui entre en vigueur dès le premier janvier 2023, j’aborde dans ce billet la manière dont le traitement de la prévoyance liée en cas de décès est modifié et précisé. On rappellera que l’on peut souscrire une assurance vie ou un compte de prévoyance auprès d’une fondation bancaire si l’on veut profiter des avantages fiscaux qui lui sont liés.

Prise compte dans le calcul des réserves

Ces deux formes de prévoyance liée sont exclues de la masse successorale et continueront de l’être, comme le précise le message du Conseil fédéral du 29 août 2018. Mais, ce qui change est consacré par la révision des articles 476 et 529 du Code civil : « (…) les prétentions du pilier 3a seront toutefois réunies à la masse de calculs des réserves (uniquement pour leur valeur de rachat en matière de pilier 3a assurance) et par conséquent susceptibles d’être réduites, indépendamment de la forme de prévoyance individuelle liée choisie. Ce qui signifie que les héritiers réservataires qui ne touchent pas leurs réserves pourront agir en réduction contre les bénéficiaires du pilier 3a pour la partie manquante. » En fait, cette pratique ne serait pas vraiment nouvelle, comme me l’a expliqué un planificateur financier professionnel, puisque les héritiers réservataires peuvent déjà intenter une action en réduction à l’encontre de bénéficiaires d’un produit de 3e pilier lié, à condition qu’il ait été financé par des acquêts. Mais, de toute façon, ce qui compte c’est de savoir quelle sera la nouvelle norme juridique et comment elle sera appliquée dès le 1er janvier. Dans cette perspective, on peut reprendre le message du CF qui présente l’exemple d’un compte de prévoyance en cas de décès, avec différentes variantes familiales. Les mêmes raisonnements s’appliqueraient pour une assurance mixte souscrite en 3e pilier lié, mais sur la base de la valeur de rachat.

Couple marié avec un enfant

Premier cas présenté par le CF, celui d’un couple marié avec un enfant. L’un des conjoints – que je suppose être le mari pour rendre l’exemple plus lisible – décède en laissant une succession de 20’000 francs, ainsi qu’un troisième pilier bancaire lié de 100’000 francs. Ce dernier a été constitué par ses biens propres, dont son épouse est l’unique bénéficiaire. Pour savoir si la réserve de l’enfant est lésée ou non, il faut tout d’abord déterminer le montant de la masse de calcul des réserves. Pour y parvenir, on doit additionner le capital du 3e pilier lié (3a) versé à la veuve aux 20’000 francs issus de la succession, soit 120’000 francs

Comme la réserve de la veuve et de l’enfant s’élève à un quart de la masse de calcul des réserves, elle se monte donc à 30’000 francs :

Comme la masse successorale n’est que de 20’000 francs, elle est entièrement attribuée à l’enfant. Mais elle s’avère insuffisante pour couvrir sa part réservataire, de 10’000 francs. L’enfant peut peut donc intenter une action en réduction contre sa mère, qui devra lui verser la somme manquante de 10’000 francs. Au total, elle conservera 90’000 francs, tandis que l’enfant obtiendra les 30’000 francs correspondant à sa part réservataire, comme on le voit ci-dessous :

 

 

Couple en concubinage

 Le CF reprend le même exemple, en modifiant un seul paramètre, à savoir que le couple n’était pas marié, mais vivait en concubinage. Dans ce cas, si la compagne pouvait toujours bénéficier du versement du capital de 3e pilier lié, elle n’avait droit à aucune part réservataire, alors que celle de l’enfant se montait dans ce cas de figure à la moitié de la masse de calcul des réserves, soit 60’000 francs (=  CHF 120’000 / 2). Si l’enfant lui intente une action en réduction, la concubine devra lui verser 40’000 francs, de manière qu’il obtienne le montant correspondant à sa part réservataire, comme on le voit dans le graphique ci-dessous.

 

Célibataire avec enfants

Dans ce dernier cas de figure, le CF imagine que le défunt était célibataire, en laissant deux enfants, que je suppose être un fils et une fille pour faciliter l’exposé. La succession est toujours de 20’000 francs, et le 3e pilier lié bancaire de 100’000 francs. Mais cette fois, le défunt avait institué son fils seul bénéficiaire de ce capital. La réserve de sa fille est évidemment lésée puisque chaque enfant a droit à un quart de la masse de calcul des réserves, soit 30’000 francs (= CHF 120’000 / 4). Sa fille recevra la totalité de la masse successorale, à laquelle s’ajoutera le versement de 10’000 francs de son frère, qui recevra au final 90’000 francs, comme on le voit ci-dessous.

Attribution des acquêts au conjoint survivant dans le nouveau droit successoral

Dans ce troisième épisode consacré aux points saillants de la révision du droit successoral qui entrera en vigueur le 1er janvier prochain, je vais me pencher sur l’attribution de la totalité des acquêts accordés au conjoint survivant par contrat de mariage. Pour bien comprendre ce point, on peut rappeler qu’avant la succession proprement dite le régime matrimonial doit en principe être liquidé. Si les époux étaient mariés sous le régime de la participation aux acquêts – le régime standard, de loin le plus courant –, les biens acquis durant le mariage, c’est-à-dire l’ensemble des acquêts, sont partagés de manière égale entre le conjoint survivant et la masse successorale. Le conjoint survivant conserve par ailleurs ses biens propres, c’est-à-dire ceux qu’il possédait avant le mariage ou obtenus par héritage, tandis que ceux du défunt tombent dans la masse successorale. On relèvera que les partenaires enregistrés qui sont unis par défaut en séparation de biens peuvent conclure une convention reprenant le régime de la participation aux acquêts.

Attribution de la totalité des acquêts au conjoint survivant

Mais le partage prévu lors de la liquidation du régime de la participation aux acquêts en cas de décès peut être modifié, selon l’article 216 du Code civil (CC). Il est ainsi possible de prévoir que tous les bénéfices du mariage reviennent au conjoint survivant lors de la liquidation du régime matrimonial, au détriment éventuel de leurs enfants communs. En revanche, si le défunt avait par ailleurs un ou plusieurs enfants non communs, ces derniers pourraient faire valoir une action en réduction si leur réserve était lésée.

Articles révisés

Mais dès le 1er janvier 2023, la loi est révisée sur ce point, comme l’explique le Conseil fédéral (CF) dans son message du 29 août 2018 :  « Dans le but de ne pas prétériter à l’excès les descendants communs, dont la réserve est réduite par présent projet de révision, le Conseil fédéral propose de prendre en compte l’attribution d’une part supplémentaire du bénéfice dans le calcul des réserves, soit de la réunir à la masse de calculs des réserves « dans la mesure où elle favorise » le conjoint ou le partenaire enregistré survivant, c’est-à-dire pour le montant dépassant la moitié du bénéfice du conjoint décédé (art. 216 alinéa 2 révisé). Cela signifie que la part supplémentaire pourra, le cas échéant, être réduite. Le projet ancre explicitement cette possibilité à l’art. 532 al. 2. »

Ordre des réductions modifié

 Avant d’aller plus loin, il est important de s’arrêter sur ce fameux article 532 dans sa mouture actuelle. C’est en effet lui qui fixe l’ordre dans lequel une action en réduction peut être intentée, que ce soit contre un ou plusieurs héritiers, un légataire ou un donataire, jusqu’à ce que la réserve lésée soit reconstituée, en commençant par les dispositions pour cause de mort, puis par les libéralités entre vifs, de la plus récente à la plus ancienne. Mais, dès l’an prochain, l’article 532 révisé prévoit que le processus de réduction débute par les acquisitions pour cause de mort résultant de la loi, puis par les libéralités pour cause de mort et enfin par les libéralités entre vifs. Ces dernières sont réduites dans l’ordre suivant : 1. Les libéralités accordées par contrat de mariage ou par convention sur les biens qui sont prises en compte pour le calcul des réserves ; 2. Les libéralités librement révocables et les prestations de la prévoyance individuelle liée, dans une même proportion ; 3. Les autres libéralités, en remontant de la plus récente à la plus ancienne.

Exemples

Ce nouvel ordre de réduction peut paraître un brin compliqué. Dans ce billet, on va se limiter à l’action en réduction en cas d’attribution de la totalité des acquêts au conjoint survivant, alors que le défunt avait par ailleurs procédé à une donation sujette à réduction. Les deux exemples ci-dessous, proposés par le CF dans son message, permettent sans doute de comprendre sans trop de difficultés ce mécanisme, en distinguant le cas d’un couple avec un enfant commun et celui d’un couple dont l’enfant est issu d’un autre lit.

Enfant commun et donation à un tiers

 Dans ce premier cas, le CF considère ainsi un couple marié sous le régime de la participation aux acquêts et qui n’ont qu’un seul enfant, qui leur est commun. Par convention de mariage, les deux conjoints ont prévu de s’octroyer mutuellement la totalité des acquêts en cas de décès. Le mari disparaît le premier, laissant un patrimoine de 700’000 francs sous forme d’acquêts, qui reviennent donc intégralement à son épouse, et de 100’000 francs de biens propres, qui tombent dans la masse successorale. Par ailleurs, trois ans avant son décès, l’homme avait effectué une donation de 500’000 francs (issus de ses biens propres) en faveur d’un tiers. La question qui se pose est de savoir si les réserves de l’enfant commun sont lésées et, le cas échéant, s’il peut intenter une action en réduction, et contre qui.

Pour répondre à cette question, il faut commencer par établir le montant la masse de calcul des réserves, constituée des biens propres du défunt, de la moitié de ses acquêts, puisque c’est le montant qui dépasse la moitié de son bénéfice, et la valeur de la donation – qui est réductible car datant de moins de trois ans –, soit au total 950’000 francs :

Cette masse de calcul des réserves permet ainsi d’établir la réserve du conjoint survivant ainsi que celle de l’enfant commun, qui est d’ailleurs identique, à un quart de cette masse, soit 237’500 francs :

On voit que la réserve du conjoint survivant est largement couverte par l’attribution de la moitié des acquêts du défunt, puisqu’ils se montent à 350’000 francs. Tandis que les 100’000 francs de biens propres disponibles ne suffisent évidemment pas à atteindre le niveau de la réserve de l’enfant commun. Comme il ne peut introduire d’action en réduction contre sa mère, l’enfant commun peut en revanche s’attaquer au donataire. Toutefois, cette action ne lui permet pas de récupérer auprès de lui qu’un montant très modeste car uniquement basé sur ce qui dépasse de la quotité disponible, qui est de 50%, c’est-à-dire 475’000 francs (= CHF 950’000 / 2). La différence est donc de 25’000 francs :

Au bout du compte, le conjoint survivant conserve la totalité des acquêts reçus de son mari, pour 700’000 francs, dont les 350’000 francs intégrés dans la masse de calcul des réserves, tandis que l’enfant commun n’obtient que 125’000 francs (= CHF 100’000 + CHF 25’000). Quant au donataire, il peut conserver 475’000 francs sur les 500’000 obtenus au titre de la donation, après avoir dû verser 25’000 francs à l’enfant du défunt, comme on le voit ci-dessous :

 

 

Enfant non commun et donation à un tiers

Le CF reprend quasiment le même exemple, en supposant toutefois que l’enfant n’était pas commun aux deux époux, mais était issu du mariage précédent contracté par le défunt. On voit que la réserve héréditaire de cet enfant peut être respectée.

Au départ, le partage est identique, avec les 700’000 francs d’acquêts du défunt qui reviennent au conjoint survivant, tandis que les 100’000 francs de biens propres du défunt constitue la masse successorale, qui est attribuée à l’enfant non commun. Comme dans l’exemple précédent, la masse de calcul des réserves s’élève à 950’000 francs : la part réservataire de l’enfant non commun est donc toujours de 237’500 francs, pour une lésion identique de 137’500 francs. Mais cette fois, il peut agir, selon le nouvel article 532, et en priorité, contre sa belle-mère pour ramener la moitié des acquêts du défunt jusqu’au niveau de sa réserve de 237’500 francs. De cette manière, l’enfant commun peut récupérer 112’500 francs (= CHF 350’000 – CHF 237’500) d’acquêts issus de son père. C’est toutefois insuffisant pour reconstituer complètement sa réserve, puisqu’il manque 25’000 francs :

Pour atteindre cette réserve, l’enfant non commun peut cependant intenter une autre action en réduction contre le donataire pour obtenir les 25’000 francs manquants. Ce qui est possible dans ce cas puisque la quotité disponible n’est que de 475’000 francs, alors que la donation s’élevait à 500’000 francs. Au terme de l’action en réduction, le conjoint survivant et l’enfant non commun reçoivent chacun un montant correspondant à leur part réservataire de 237’500 francs, tandis que le donataire peut conserver 475’000 francs, comme on peut le représenter graphiquement :