Manifestation contre l'agression russe en Ukraine devant l'ONU à Genève le 23 février

L’affaire Magnitski ou voyage au pays d’Ubu roi

Au-delà des manifestations pacifiques pour s’opposer à l’agression de la Russie contre l’Ukraine, comme celle qui se déroulait devant le Palais des Nations à Genève le 26 février, et des sanctions déjà prises, les Occidentaux doivent viser spécifiquement les milliardaires fidèles au régime de Vladimir Poutine, comme le préconise Bill Browder. Ce dernier, interrogé au début du mois par l’AFP au sortir d’une réunion au 10 Downing Street, veut qu’on s’en prenne aux « facilitateurs », intermédiaires qui participent à la dissimulation de leurs avoirs, afin de « le priver des flux d’argent » indispensable au financement de la guerre. Si le nom de l’homme n’est pas forcément connu du grand public, il n’est en pas moins un personnage de premier plan puisqu’il a réussi à faire adopter la loi Magnitski par les États-Unis en décembre 2012. Cette loi porte le nom de Serguei Magnitski, qui était l’un de ses avocats en Russie.

Violation des droits de l’homme

Cette loi interdit l’entrée sur le territoire américain et prévoit la saisie des biens des responsables russes impliqués dans la mort du juriste, ou dans d’autres violations des droits de l’homme. Par mesure de représailles, la Russie a interdit aux Américains d’adopter des enfants russes. Régulièrement, Poutine fait une demande de mandat d’arrêt international auprès d’Interpol (notice rouge) contre Bill Browder. Mais elles ont toutes été rejetées. En décembre 2020, l’Europe a également adopté sa loi Magnitski, qui vise à sanctionner les violations des droits de l’homme dans le monde.

Un récit hallucinant

Le rappel du sort funeste réservé à Serguei Magnistki est sans doute nécessaire aujourd’hui pour mettre en lumière l’arbitraire du pouvoir et de l’ampleur de la corruption, et ce jusqu’aux plus hauts sommets de l’État russe. Même si l’affaire date d’il y a plus de douze ans, on peut douter d’une véritable amélioration si l’on en juge par les derniers actes du Kremlin, non seulement en Ukraine, mais également sur le plan intérieur. C’est pourquoi on peut lire (ou relire puisqu’il est sorti en 2015) le récit de cette histoire ubuesque publiée par l’ancien financier britannique, mais d’origine américaine, sous le titre « Notice rouge* ».

Les oligarques font réélire Boris Eltsine

Bill Browder raconte son arrivée en Russie en1996, avec la création de son fonds d’investissement Hermitage Capital, en partenariat avec Edmond Safra. A ce moment-là, un petit cercle d’oligarques a profité des premières étapes de la privatisation plus ou moins sauvage pour accumuler des fortunes monstrueuses. Mais, si les opportunités semblent nombreuses pour les investisseurs, l’éventuel retour des communistes au pouvoir à l’occasion de l’élection présidentielle de cette même année 1996 constitue une sérieuse menace, d’autant plus que la popularité de Boris Eltsine est au plus bas. Mais les oligarques veillent et « mettent le paquet » pour faire réélire le président sortant, à leur grand profit.

La crise de 1998

Mais après cette opération de sauvetage, la crise de 1998 frappe durement la Russie, Soudainement, raconte Bill Browder, les oligarques actionnaires majoritaires des grandes entreprises russes n’eurent plus accès à l’argent frais de Wall Street. Jusque-là les droits des actionnaires étrangers, minoritaires, avaient été généralement respectés, mais c’était fini : « Lâchant tous les freins, les oligarques se lancèrent dans une orgie de pillage. Les outils dont ils disposaient étaient nombreux et, en l’absence de forces chargées de faire respecter la loi, leur imagination se donna libre cours : ils se lancèrent à cœur perdu dans le démembrement d’actifs, dilutions, manipulations des prix de transfert et détournement de fonds, pour ne citer que quelques ‘uns de leurs mauvais coups. »

Le pillage de Gazprom

Le géant gazier Gazprom n’échappa pas à des détournements massifs au profit de ses dirigeants, sans qu’ils prennent la peine de se cacher. Au point que, « les marchés étaient partis du principe que l’entreprise avait été pillée en totalité, jusqu’au dernier mètre cube de gaz, jusqu’à la dernière goutte de pétrole, ce qui expliquait qu’elle soit valorisée avec une décote de 99,7% par rapport à ses concurrentes occidentales. » Mais, le pillage n’avait pas été d’une telle ampleur, comme le découvrirent les analystes d’Hermitage. En fait, plus de 90% des réserves totales n’avaient pas fait l’objet de détournements. La conclusion évidente était d’acheter le plus d’actions possibles pour profiter des bénéfices phénoménaux à venir. Ce qui fit Hermitage.

Recours aux médias

Mais plutôt que de garder cette information secrète, Bill Browder décida de la diffuser auprès de grands médias occidentaux. Le résultat ne se fit pas attendre, donnant lieu à de nombreux articles dans la presse tant en Russie qu’à l’étranger. À l’issue de ce scandale, le patron de Gazprom fut débarqué par Vladimir Poutine lui-même. Au bout du compte, l’opération se révélait particulièrement fructueuse pour Hermitage puisque les premières actions de Gazprom acquises par le fonds avaient centuplé de valeur ! Après s’être attaqué à Gazprom, et fort de la rentabilité de sa stratégie, Bill Browder décida de s’en prendre à la corruption qui régnait dans d’autres grandes entreprises de son portefeuille, dont UES, la compagnie nationale d’électricité, et Sberbank, la caisse d’épargne russe.

Poutine met les oligarques au pas

Mais la situation politique évolue et à fin 2003 Vladimir Poutine décide de s’attaquer aux oligarques, en frappant le plus riche d’entre eux, Mikhail Khodorkovski. L’homme qui ne cachait pas ses ambitions politiques, est arrêté et condamné à une lourde peine de prison pour fraude fiscale. Sous la menace de subir le même sort, les autres oligarques s’inclinent, pour se soumettre aux ordres du président. Or, poursuit l’auteur : « (…) je ne changeai rien à ma façon de procéder, continuant exactement comme avant, à montrer du doigt ces brigands d’oligarques russes, Avec une différence, toutefois : maintenant, au lieu de m’attaquer aux ennemis de Poutine, je m’attaquais aux intérêts économiques personnels de Poutine. » La réaction ne tarde pas et le financier se retrouve expulsé de Russie un soir de novembre 2005, à son retour d’un voyage à Londres, considéré comme une » menace pour la sécurité nationale ».

Bataille pour un visa

Mais notre homme ne veut pas abandonner une activité aussi profitable : il est le plus gros investisseur étranger en Russie avec 4,5 milliards de dollars d’actifs gérés, et affiche une très forte rentabilité. Il cherche donc par tous les moyens à obtenir un nouveau visa. C’est pourquoi il va plaider sa cause auprès de Dimitri Medvedev, qui est alors vice-premier ministre, au forum de Davos de 2007. Finalement, un mois plus tard, un certain lieutenant-colonel Artiom Kouznetsov, enquêteur du MVD (le ministère de l’intérieur) l’appelle pour lui proposer un possible arrangement pour l’obtention du visa, qui sent furieusement la demande de pot-de-vin. Browder ne donne pas suite

Raids financiers

Mais peu de temps après, on retrouve ce même Kouznetzov, à la tête d’une escouade de 25 policiers, en train de perquisitionner les bureaux d’Hermitage à Moscou ainsi que ceux de la société qui lui sert de conseiller juridique. Dans les deux cas, les policiers remplissent deux minibus de matériels saisis dans les bureaux. Quelques semaines plus tard, les responsables d’Hermitage découvrent que les trois entités juridiques inactives qu’ils détiennent en Russie sont passées en d’autres mains, en l’occurrence celles d’un petit truand. Cette opération était en fait assez courante à l’époque – peut-être est-ce encore le cas aujourd’hui, mais je l’ignore – , où des organisations criminelles s’emparaient d’entreprises de manière violente, avec l’aval de juges corrompus qui rendaient des jugements favorables à ces raiders. Et ici de manière évidente avec la complicité de la police pour le moins.

L’arnaque déjouée ?

Les responsables d’Hermitage découvrirent alors avec stupeur que les nouveaux « propriétaires » avaient reconnu devant un tribunal avoir contracté au nom d’une de ces entreprises une dette de 71 millions de dollars au profit d’une société écran inconnue. Mais comme la société piratée, à l’instar des deux autres, n’étaient plus qu’une coquille vide, Bill Browder s’en trouva rassuré et estima que l’opération avait clairement échoué.

Complicité du fisc ?

Mais les choses n’en restèrent pas là. Les enquêteurs d’Hermitage apprirent ensuite que les deux autres sociétés avaient été soumises au même procédé de contraction de dettes fictive, pour respectivement 573 millions et 321 millions de dollars. Bizarrement, ces montants correspondaient exactement au bénéfice de chacune de ces sociétés réalisées en 2006, y compris la première dette découverte de 71 millions. Et ce pour un total de 973 millions. C’est l’avocat fiscaliste Sergueï Magnistki, embauché après les perquisitions, qui découvrit le pot aux roses. Par ce tour de passe-passe, les escrocs annulaient le montant des bénéfices de ces sociétés et pouvaient ainsi réclamer au fisc russe les 230 millions d’impôts payés par celles-ci pour 2006. Très étrangement, le service des impôts répondit favorablement à cette demande, en versant l’argent en quelques jours.

Plaintes déposées par Hermitage

Persuadé que les autorités russes vont intervenir pour sévir contre les escrocs et leurs complices, notamment dans la police et au sein de l’administration fiscale, Hermitage adresse des plaintes détaillées concernant cette affaire de remboursement d’impôts frauduleux à tous les organismes chargés de faire respecter la loi et la réglementation en Russie. La réaction du parquet s’avère plutôt étrange puisqu’il lance des poursuites contre les avocats russes du fonds ! Face à la menace grandissante, Bill Browder persuade ses avocats russes de quitter le pays pour éviter d’être arrêté, en les aidant dans leur fuite. Tous acceptent, sauf Sergueï Magnitski, qui a foi dans la justice de son pays.

Sergueï Magnitski accusé de la fraude qu’il dénonce !

Au lieu de fuir, Sergueï Magnitski va au contraire persévérer dans la défense de son client et mettre en lumière l’escroquerie dont l’État russe est victime. Pourtant, c’est lui-même qui va être accusé de la fraude fiscale qu’il dénonce ! Il est arrêté le 28 novembre 2008. On lui fait subir nombre de mauvais traitements pour qu’il témoigne à charge contre Bill Browder. Mais rien n’y fait, malgré ses graves problèmes de santé. Il décède le 16 novembre 2009, après avoir été battu à mort par des gardiens. Il avait 37 ans, et laissait une femme et deux enfants.

*Notice rouge, par Bill Browder, Kero, 2015

On retrouvera les témoignages de différents protagonistes de cette sombre affaire dans la fabuleux documentaire sur Youtube consacré aux raids financiers mafieux, intitulés justement Raids financiers à la russe

 

 

 

 

 

 

Thomas Piketty

La baisse de la progressivité de l’impôt réduit-elle la croissance ?

Pour ceux qui n’auraient pas eu le courage de se plonger dans l’un ou l’autre des pavés de 1’000 pages de l’économiste Thomas Piketty (photo), et notamment son célèbre « Le capital au XXIe siècle », sa dernière publication constitue une belle opportunité pour combler leurs lacunes. En effet, cet opus, intitulé « Une brève histoire de l’égalité* », ne compte que 350 pages, et en petit format ! C’était d’ailleurs bien l’objectif de l’auteur, comme il l’indique dans la page qu’il consacre aux remerciements de cet ouvrage. Toutefois, comme il le précise, il ne s’agit pas de se contenter de présenter de manière synthétique les principaux enseignements issus de ses derniers travaux, mais de proposer une perspective nouvelle sur l’histoire de l’égalité. L’auteur montre ainsi « qu’il existe un mouvement historique vers l’égalité, au moins depuis la fin du XVIIIe siècle. » Mais ce combat vient de loin, « il ne demande qu’à se poursuivre au XXIe siècle pour peu qu’on s’y mette toutes et tous ».

Taux marginal d’imposition

Même si l’on ne partage pas les idéaux de Thomas Piketty, on doit reconnaître le grand intérêt de ses recherches et réflexions et les nombreuses informations et mises en perspective qu’il nous fournit. À titre d’illustration, je voudrais mettre en évidence les données liées taux progressif de l’impôt sur le revenu, en particulier sur ceux du travail. En effet, et comme pour faire écho aux débats entourant les salaires et autres avantages parfois astronomiques accordés aux dirigeants des plus grandes entreprises, l’auteur rappelle « les taux de 80 à 90% appliqués sous l’administration Roosevelt et dans l’après-guerre ». On précisera qu’il s’agit là de taux marginaux d’imposition, c’est-à-dire ceux qui sont appliqués aux tranches de revenus les plus élevées, à ne pas confondre avec le taux moyen, qui correspond au rapport entre la somme totale de l’impôt et le revenu global du contribuable.

Pression sur les salaires les plus élevés

Selon l’auteur, cette politique fiscale avait eu un impact très positif : « Les super-rémunérations ont fondu, ce qui a laissé plus de moyens pour investir et pour augmenter les salaires les moins élevés. » Cet impact est d’autant plus favorable pour l’économie poursuit-il que « les données disponibles au niveau des entreprises et des différents secteurs et pays concernés ont aussi permis d’établir qu’il n’existe au-delà d’un certain niveau aucune relation significative entre les rémunérations des dirigeants et leur performance économiques et que ces rémunérations ont surtout des effets négatifs sur les salaires bas et moyens. » Point de vue qui est sans doute largement partagé, si l’on excepte les grands patrons qui bénéficient de telles largesses…

Pas d’impact sur la croissance

En outre, affirme-t-il, « la montée en puissance de l’impôt fortement progressif ne semble nullement avoir découragé l’innovation et l’élévation de la productivité. » À l’appui de cette thèse, l’auteur compare la progression du revenu national par habitant américain, au rythme de 1,8 % par an entre 1870 et 1910, en l’absence d’impôt sur le revenu, puis de 2,1% entre 1910 et 1950 après son introduction et même de 2,2% entre 1950 et 1990, quand le taux supérieur atteignait en moyenne 72%, comme on le voit sur le graphique tiré de son ouvrage où il compare l’évolution des taux marginaux d’imposition à celle de la croissance.

Baisse des impôts… et de la croissance

Mais, avec l’arrivée au pouvoir de Ronald Reagan et de la révolution conservatrice, le taux supérieur fut réduit de moitié « avec pour objectif annoncé de booster la croissance ». Or « cette dernière fut au contraire divisée par deux, pour atteindre 1,1% par an entre 1990 et 2020 », comme cela ressort très clairement sur le même graphique. Ce qui est un résultat peu surprenant si l’on s’intéresse aux questions économiques internationales sur la longue durée.

Démonstration sujette à caution

La démonstration n’est cependant pas suffisante pour en tirer une relation causale, d’autant plus que la dynamique d’une économie ne dépend pas uniquement, loin s’en faut, du taux marginal d’imposition. Il faudrait pouvoir refaire la comparaison avec des taux d’imposition différents, par exemple pour évaluer ce qui se serait passé avec une politique de taux d’imposition maintenue à leur niveau de 1990 jusqu’à la fin de la période sous revue. Ce qui est évidemment impossible. Mais ces résultats laissent tout de même songeur et donnent du grain à moudre pour les partisans d’un retour de manivelle en matière de progressivité de l’impôt sur le revenu, surtout si elle est susceptible d’améliorer tout à la fois la croissance de l’économie et une meilleure répartition de ses fruits.

* Une brève histoire de l’égalité, par Thomas Piketty, Seuil, 2021

 

Les statistiques, indispensables, mais à manier avec des pincettes !

J’ai lu avec beaucoup d’intérêt l’article paru aujourd’hui dans ce journal de ma consœur Sylvie Logean sur les dégâts causés par le Covid-19 en termes de mortalité et de ses séquelles pour une partie des personnes qui en avaient réchappé. Je ne suis pas scientifique mais cela changeait des propos de café du commerce entendus trop souvent dans de nombreux médias.

Éduquer le grand public ?

Selon certains intervenants sur la place publique, il serait judicieux que la population acquière des bases minimales en matière de santé publique de manière à mieux saisir les enjeux en cas de crise sanitaire, notamment en cas de pandémie. C’est vrai. Mais je me demande si ce n’est pas un vœu pieux. Car on pourrait également donner ce conseil dans une multitude d’autres domaines. Par exemple, à chaque débat sur la prévoyance – dont je suis plus familier –, nombre de spécialistes déplorent la mauvaise connaissance du public d’un système qui joue pourtant un rôle crucial dans leurs conditions de vie, en particulier à la retraite. Et il en va de même en matière environnementale, permettant d’aller au-delà de slogans et d’approches manquant souvent de pragmatisme.

Un peu d’arithmétique pour les nuls

Ce n’est donc pas demain qu’une majorité de la population pourra jongler avec les concepts nécessaires pour relever au mieux ces défis à venir dans ces multiples domaines. En revanche, il serait tout de même nécessaire que les professionnels des médias ­– et tous ceux qui prennent la parole – maîtrisent un peu mieux les bases de leur arithmétique. Par exemple, que n’a-t-on entendu ou lu ces derniers jours que le variant anglais du Covid-19 serait quarante à septante fois plus contagieux que celui qui nous fait souffrir depuis une année, alors qu’on nous parle de 40% à 70% de plus. Pour rappel, 40% équivalent à 0,4, soit 100 fois moins que 40 !

Cela dit, une contagiosité accrue de 40 à 70% est énorme – si j’ai bien compris – et fait notablement augmenter le fameux R, le taux de reproduction de l’épidémie. Ce qui justifie d’autant plus le resserrage de vis du Conseil fédéral avant que ce variant, ou d’autres, viennent provoquer une désastreuse troisième vague.

Un peu d’économie

Pour justifier ce billet dans la case « Économie », je me sens un peu obligé d’ajouter une petite touche purement économique à mon propos… Cela tombe bien car les statistiques sont omniprésentes dans ce domaine. À cet égard, on peut mettre en évidence la publication des taux de croissance trimestriels du PIB américain au 2e trimestre de l’année dernière, avec un plongeon de plus de 30%. Soit près de trois ou quatre fois plus que la plupart des autres économies développées. Puis le rebond au 3e trimestre fut presque aussi fort, avec quasiment le même écart avec les autres économies. Comme ces chiffres étaient généralement comparés sans nuance, on aurait pu les attribuer à une particularité de l’économie américaine. En fait, ces comparaisons s’avèrent trompeuses, car la méthode de calcul est très différente ! Entrons un peu dans le détail.

Comment le taux de croissance trimestriel américain est-il calculé ?

Pour la plupart des pays développés, comme c’est le cas en Suisse, le taux de croissance trimestriel mis en avant, et repris par les médias, résulte de la comparaison entre deux trimestres consécutifs. Mais on procède également à la comparaison avec le niveau du PIB du trimestre correspondant de l’année précédente. On parle alors de taux de croissance en glissement annuel, et le FMI de variation annuelle.

Mais. de leur côté, les Etats-Unis et le Canada privilégient la présentation d’un autre taux de croissance trimestriel, basé sur deux trimestres consécutifs pour les ramener sur une base annuelle. On peut ainsi extrapoler le taux de croissance trimestriel annualisé en multipliant le taux trimestriel par quatre.

Distorsion de la réalité en cas de choc extérieur

Pour illustrer ce mode de calcul, la Banque du Canada propose l’exemple suivant : « Si le PIB augmente de 0,1 % du 2e trimestre au 3e trimestre, le taux de croissance trimestriel annualisé du PIB au 3e trimestre est de 0,4 %. » Pour justifier cette approche, elle poursuit : « Cette mesure, souvent reprise par les médias pour mieux percevoir le rythme instantané de la croissance, donne une approximation mathématique de ce que serait la croissance annuelle si la croissance trimestrielle se maintenait au même niveau. » Ce qui n’est certainement pas le cas lorsqu’un choc extérieur se produit, amplifiant son effet sur le plan statistique, comme cela s’est produit tant aux Etats-Unis qu’au Canada, À cet égard, on lira avec intérêt le billet proposé par Jean-Pierre Furlong, un économiste québecois, qui se montre très critique sur ce choix.

Lire ou relire Daniel Kahneman

Si cela peut rassurer tous ceux qui peinent avec les statistiques de quelque ordre que ce soit, on peut leur conseiller de se (re)plonger dans cette véritable bible de l’économie comportementale que constitue l’ouvrage de Daniel Kahneman, intitulé « Système 1 – Système 2, Les deux vitesses de la pensée » (1). Le prix Nobel d’Economie 2002, spécialiste de psychologie cognitive et l’un des fondateurs de l’économie comportementale rapporte ainsi une anecdote savoureuse. Ainsi, dans le cadre d’une conférence de la Société américaine de psychologie mathématique qui s’était tenue au début des années 70, un groupe de participants de haut niveau avaient rempli un questionnaire lié à la taille des échantillons.

Même les statisticiens sont parfois des « idiots » en statistiques

Daniel Kahneman, qui avouait faire des erreurs systématiques en sous-estimant le rôle de la chance en choisissant des échantillons trop petits explique, en faisant référence à son alter ego Amos Tversky, l’autre pionnier de l’économie comportementale : « Amos et moi avons donc entrepris de voir si j’étais un idiot isolé, ou si j’étais le représentant d’une majorité d’idiots, en analysant si des chercheurs choisis pour leur expertise mathématique pouvaient commettre les mêmes erreurs. (…) Les résultats ne laissaient pas de place au doute : je n’étais pas le seul être idiot. Chacune des erreurs que j’avais commises se retrouvait chez un grand nombre de nos participants. Il était évident que même les spécialistes ne prêtaient pas une attention suffisante à la taille des échantillons. » Enfin, autre lecture obligée pour tous ceux qui cherchent à se réconcilier avec les statistiques, on conseillera l’excellent et très accessible ouvrage de Nicolas Gauvrit « Statistiques – méfiez-vous  ! » (2).

(1) “Système 1 – Système 2, les deux vitesses de la pensée”, par Daniel Kahneman, Flammarion, 2012

(2) “Statistiques : méfiez vous !”, par Nicolas Gauvrit, Ellipses poche, 2014