Swissleaks : on atteint le fond

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L’exploitation des données tirées de la liste Falciani par mes confrères et consœurs apporte un éclairage cru et détaillé sur des pratiques connues en matière d’évasion fiscale pour ceux qui sont un peu familiarisés avec ce milieu. L’ampleur des comptes non déclarés peut paraître surprenante. Mais, finalement, pourquoi venait-on placer son argent en Suisse, sinon pour des raisons fiscales ? C’est une contribution précieuse pour les historiens alors que le secret bancaire suisse est en voie de disparition.

Cependant, ce ne sont pas ces agissements qui choquent aujourd’hui et qui appartiennent sans doute déjà au passé. Le véritable scandale, c’est évidemment le blanchiment des fonds issus du trafic de drogue et l’aide au financement du terrorisme. C’est d’autant plus ahurissant qu’on dispose depuis longtemps d’un véritable arsenal juridique pour que ce type de clientèle n’ait pas accès à notre système bancaire et financier, comme on s’en est toujours vanté à l’étranger.

À quoi a-t-il servi ? La réaction de l’Association Suisse des Banquiers, telle que rapportée par l’ATS qui cite son porte-parole Thomas Sutter, laisse songeur : « Il appartient à présent aux autorités d'examiner ces cas. En matière de blanchiment d'argent, la Suisse dispose d'une des réglementations les plus strictes au monde, mais il revient aux instituts financiers de s'y conformer, souligne encore M. Sutter. » Voilà de quoi dissuader tout criminel en col blanc ! L’échange automatique d’informations, auquel la Suisse participera en 2018, sera sans doute plus efficace…

Fin du secret bancaire : l’enquête

Retrouvez l'interview d'Yves Genier par François Pilet. Secret bancaire: la fin de l'histoire?

Vous pensez que le secret bancaire suisse est tombé sous les coups d’une machination anglo-saxonne pour éliminer un concurrent ? Vous avez peut-être raison, mais l’examen des faits montre une réalité sans doute plus subtile, comme le pense mon confrère Yves Genier, journaliste économique à l’Hebdo, dans un ouvrage paru en fin d’année dans la collection Le savoir suisse. Ce livre, intitulé La fin du secret bancaire* retrace l’évolution de cette poule aux œufs d’or, jusqu’à sa disparition programmée avec l’échange automatique d’informations en 2018.

Les responsables

L’auteur estime ainsi que « la responsabilité première revient aux banques suisses, à leur excès d’assurance, leurs nombreuses erreurs, et à l’aveuglement, du moins dans un premier temps, du Conseil fédéral et de la haute administration. » Cette affirmation peut paraître un peu péremptoire. Pourtant, affirme l’auteur, son propos n’est pas « d’ouvrir un front idéologique de plus. »

Cela dit, l’objectivité n’existe pas dans l’absolu, surtout dans l’histoire récente. Mais Yves Genier le sait bien, lui qui est historien de formation. Toutefois, la rigueur dans la description du déroulement des événements permet de s’approcher de cet idéal. Et là, l’objectif est pleinement atteint : cette saga, qui se lit très facilement – l’auteur n’est pas journaliste pour rien –, et j’ose même dire avec plaisir, fournit les éléments et explications pour que les lecteurs non spécialistes parviennent à démêler l’écheveau. La documentation est étoffée et l’on retrouve de nombreuses interviews des principaux intervenants, ainsi que les confidences des contributeurs qui ont préféré garder l’anonymat, tandis que le professeur Luc Thévenoz, directeur du centre de droit bancaire de l'université de Genève garantissait l'exactitude du contenu.

La solitude de la Suisse

Cette enquête est d’autant plus précieuse qu’elle permet non seulement de comprendre l’enchaînement des faits, mais d’essayer d’en tirer des leçon. En particulier, de repenser le rapport au monde de la Suisse, qui s’est une nouvelle fois retrouvée complètement isolée. Car si les Etats-Unis menaient l’assaut, c’est à une véritable « coalition internationale » que notre pays faisait face. Dans cette perspective, la notion de complot perd de sa substance. Que les Américains abusent de leur position dominante sur la scène mondiale et en tant qu’émetteur de la monnaie de réserve internationale pour imposer leurs lois fiscales à la planète entière, c’est une évidence. De même, l’acharnement contre le secret bancaire suisse contraste avec l’apathie dont Washington a toujours fait preuve face à l’évasion fiscale massive que permet par exemple la législation du Delaware, l’un des plus petits États américain. En revanche, le durcissement des fronts en Allemagne et en France, pour ne citer que ces deux pays, ne peut s’expliquer par la volonté d’abattre un concurrent, mais par l’exaspération face à une ponction massive de leurs revenus fiscaux.

En toute bonne conscience

Je dois avouer que j’avais depuis longtemps de la peine à comprendre l’inertie de nos voisins, alors que l’argent au noir en provenance de ces pays affluait dans nos coffres. En Suisse, le statu quo était parfaitement justifié, puisque tout le monde était gagnant : un secteur bancaire florissant alimentait les caisses de l’État par de belles recettes fiscales. Et on pouvait se donner bonne conscience en évoquant le caractère jugé confiscatoire de l’impôt prélevé à l’étranger. Au fond, la Suisse se voyait un peu comme la soupape fiscale des riches, pour les aider à supporter une charge intolérable (à leurs yeux). Cette vision du monde était d’autant plus paradoxale que nos autorités s'offusquaient de ce que la Suisse soit considérée comme un paradis fiscal en raison des taux d’imposition appliqués. À condition d’être imposable, bien sûr…

*La fin du secret bancaire, par Yves Genier, Collection Le savoir suisse, Presses polytechniques et universitaires romandes, Lausanne, 2014

Adieu, Oncle Bernard

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C'est avec hésitation que j'écris ce billet, ne sachant trouver les mots pour exprimer ma peine et ma tristesse en cette journée de deuil. Je tenais toutefois à rendre hommage à la cinquième victime connue, mais moins que les géants du dessin de presse assassinés ce matin. Je veux parler de Bernard Maris, qui n'était, entre guillemets, que chroniqueur économique sous le sobriquet d'Oncle Bernard.

Si j'avoue n'avoir jamais lu ses chroniques dans Charlie Hebdo, qui n'était pas franchement ma tasse de thé, j'ai admiré le brillant économiste, frondeur et queique peu iconoclaste. Je l'avais découvert dans un livre sur la Bourse il y a une quinzaine d'années. Ouvrage qui m'avait d'ailleurs quelque peu agacé par le ton péremptoire utilisé. Et sans doute aussi parce qu'il mettait en question quelques unes de mes certitudes en matière économique et financière. J'avais tout de même persévéré en lisant quelques années plus tard son fameux « Antimanuel d'économie », Même si j'étais loin d'être toujours d'accord avec lui, je dois reconnaître qu'il avait non seulement des idées, mais aussi qu'il aidait son lecteur à changer de perspective. J'appréciais d'ailleurs toujours ses interventions dans l'émission C dans l'air, où son talent de communicateur faisait merveille. Oncle Bernard, tu nous manqueras !

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Initiative sur l’or : mauvais timing

 

Le suspense n’aura pas duré longtemps, étant donné l’ampleur du rejet des trois initiatives proposées aujourd’hui. Les débats que l’on pouvait notamment suivre sur la RTS reflétaient bien l’absence d’enjeu, avec le maintien du statu quo. Si l’on partage l’avis des opposants, on ne peut que se réjouir du réalisme de la majorité des votants, même sur un sujet aussi complexe que la politique monétaire. Il est clair que la population a fait confiance à la BNS, elle qui est entrée dans l’arène pour défendre ses prérogatives. Elle était d’autant plus à l’aise pour convaincre qu’elle a réussi à contrer l’envol du franc vis-à-vis de l’euro – qui mettait sérieusement en péril notre industrie d’exportation –, en fixant un cours plancher il y a un peu plus de trois ans.

Parmi les arguments avancés par les tenants de l’initiative figurait le mauvais timing des ventes d’or, massives, réalisées dans les années 2000. L’argument n’est pas absurde, et il est vrai qu’il aurait été plus judicieux d’étaler ces opérations. Mais on peut rétorquer que la banque centrale n’est pas un gérant de fortune et que ses décisions répondent à d’autres impératifs. Ironiquement, on constatera que l’échec cinglant de cette initiative s’explique aussi par un mauvais timing. En effet, quel aurait été le résultat si la votation avait eu lieu il y a trois ans justement ? On était alors en pleine crise de l’euro, laissant craindre une éventuelle disparition de la monnaie européenne, tandis que l’accumulation de la dette américaine décrédibilisait le billet vert. Dans un tel contexte, l’idée d’obliger la BNS à conserver un épais matelas doré aurait sans nul doute connu un tout autre accueil. Et peut-être même son acceptation. Ce qui aurait constitué une véritable catastrophe, puisqu’elle aurait empêché notre banque centrale de faire son travail. L’économie suisse a heureusement bénéficié d’un bon timing.

Caisses maladie : quelle concurrence ?

Les dés étaient jetés depuis plusieurs semaines pour le résultat de la votation sur la caisse publique. Seule l’ampleur de la défaite attendue faisait débat. La victoire dans quatre cantons romands laisse peut-être entrevoir l’instauration d’une caisse publique à Genève et/ou dans le canton de Vaud, comme l’a évoqué chacun de leur côté Pierre-Yves Maillard et Mauro Poggia, les responsables respectifs de la santé des deux cantons romands. Mais faudrait-il encore modifier la LAMal…

Loi sur la surveillance de l’assurance maladie

Dans l’immédiat, l’assurance maladie de base reste donc soumise au principe de la concurrence entre caisses maladie privées, pour un même catalogue de prestations. Ces acteurs vont toutefois être mieux encadrés avec la nouvelle loi sur la surveillance de l’assurance maladie qui vient d’être mise sous toit au parlement. Cette norme légale vise notamment à contrôler les primes. Certains des adversaires de la caisse publique estiment que cet arsenal juridique va contribuer à corriger les défauts de la concurrence tels qu’ils ont été stigmatisés par les tenants de l’initiative. C’est sans doute un peu tôt pour le dire. On verra à l’usage.

Sélection des risques

En revanche, on dispose de plus de recul sur les mesures de lutte contre la sélection des risques, qui consiste pour les assureurs à essayer d’attirer les bons risques et à se débarrasser au plus vite des mauvais risques. Les bons risques, ce sont les personnes jeunes et en bonne santé, et qui coûtent donc très peu. Les mauvais risques sont les personnes âgées et/ou souffrant de maladies chroniques très lourdes, qui sont évidemment très coûteux. Ainsi les assureurs sont incités à se constituer une clientèle plutôt jeune et en bonne santé, pour lui offrir des primes très avantageuses. Comme les bons risques sont plus mobiles que les mauvais, ils se concentrent chez ceux qui proposent les primes les plus basses, au détriment des caisses grevées de mauvais risques. Ces dernières doivent donc relever constamment leurs primes, les mettant en péril sur le long terme.

Système de compensation des risques

Ce phénomène est bien connu dans le domaine de l’assurance, mais constitue une véritable plaie dans une assurance sociale, où la concurrence devrait viser à la baisse des coûts de la santé et non pas à fragiliser certains de ses acteurs par de telles pratiques. Un système de compensation des risques a donc été établi depuis longtemps pour que les assureurs qui bénéficient essentiellement de bons risques versent un certain montant au profit de caisses maladie chargées de mauvais risques. Malheureusement, ce système n'a pas corrigé suffisamment le déséquilibre entre les caisses et a poussé certains assureurs à poursuivre une politique agressive de chasse aux bons risques.

Depuis 2012, des mesures d’affinement ont été introduites, dont l’efficacité prête à discussion parmi les spécialistes et les politiques. On n’entrera pas dans ce débat très technique, mais si l’on considère l’écart persistant entre les primes offertes dans un même canton pour un même profil par les différentes caisses, on peut se poser des questions…

Salaires de misère à perpétuité ?

La cinglante défaite de l’initiative sur le salaire minimum a permis aux vainqueurs de parader sur l’attachement des Suisses au modèle libéral qui a si bien réussi à notre pays. Et ce sont paradoxalement les milieux patronaux qui se faisaient les chantres de la concertation sociale et des conventions collectives, mieux à même de régler les questions salariales branche par branche qu’un salaire minimal légal. L’un de leurs arguments massue était le risque de mettre en péril l’emploi dans des secteurs à faibles marges, comme l’agriculture ou la restauration par exemple, qui n’auraient pu supporter un salaire minimum de 4’000 francs. C’est sans doute un raisonnement qui tient la route. Mais il condamne implicitement les «working poors» employés dans ces secteurs à le rester, puisque, conventions collectives ou pas, les employeurs n’auraient de toute façon pas les moyens d’augmenter leur salaire.

Ce n’est toutefois pas forcément une fatalité, comme l’écrit Cédric Tille, professeur d’économie à l’Institut de hautes études internationales et du développement, à Genève, dans un article publié dans Le Temps du 13 mai : «Si les conventions par branche sont utiles, elles ne peuvent compenser les inégalités entre branches.» Cette tâche est du ressort de l’État et s’effectue déjà par les prestations de l’aide sociale dont bénéficient de nombreux salariés aux bas revenus. Mais ce soutien est «lourd à administrer, et plutôt difficile à vivre pour bien des bénéficiaires.»

Le professeur Tille propose ainsi une solution originale, sous la forme d’un impôt négatif sur les bas salaires, dans le cadre de l’impôt fédéral direct: «Le coût des suppléments versés aux bas revenus serait couvert par une hausse des taux d’impôt sur les plus hauts revenus. Cette approche existe par exemple aux Etats-Unis et s’est avérée efficace contre la pauvreté.»

Le risque, c’est que les entreprises profitent d’un tel système pour baisser les salaires, puisque l’État verserait la différence. C’est pourquoi l’économiste préconise «de combiner le changement fiscal avec des conventions collectives de travail obligatoires ou un salaire minimum à un niveau plus faible que 4’000 francs, qui agiraient comme un garde-fou.» Ingénieux, non?

L’économie, talon d’Achille de la Russie

Alors que la situation dans l’Est de l’Ukraine ne laisse pas d’inquiéter à la suite de l’intervention de séparatistes pro-russes, Vladimir Poutine semble maître du jeu. Pourtant, comme le relève une analyse de Sylvie Kaufmann du journal Le Monde et publiée ce matin dans Le Temps, le président russe n’a peut-être pas toutes les cartes en mains. En effet, les prévisions de croissance pour 2014 ont été abaissées de 2,5 % à 0, 5 %, tandis que la fuite des capitaux pourrait atteindre 100 milliards de dollars, voire 150 milliards en cas d’aggravation de la crise ukrainienne.

Cette situation semble s’inscrire dans le cadre théorique décrit par Barry Eichengreen, économiste de Berkeley, connu sous le nom de piège du revenu intermédiaire. Ce modèle montre comment une forte croissance peut être bloquée lorsque le PIB annuel par habitant atteint une fourchette comprise entre 10’000 et 11’000 dollars, ou entre 15’000 et 16’000 dollars. Pour dépasser ces seuils, il faudrait se lancer dans des réformes en profondeur. Or la Russie, avec ses 14’000 dollars de PIB annuel par habitant, semble bel et bien prise dans ce piège, selon l’article pré-cité. Mais est-ce vraiment le cas?

S’il est vrai que les recettes d’exportation, des contributions publiques et du budget national de ce pays gigantesque sont dominées par le pétrole et le gaz, il faut savoir que la consommation intérieure représente aujourd’hui plus de la moitié du PIB russe, comme l’expliquait Anna Väänänen, analyste sur les marchés émergents auprès de Credit Suisse, dans un article publié en début d’année dans Le Temps. De nombreux secteurs d’activité laissent par ailleurs entrevoir un fort potentiel de croissance, notamment dans le commerce de détail où plus de la moitié de la distribution se fait encore dans de petites boutiques ou sur des marchés en plein air. De même, le secteur immobilier recèle un potentiel considérable, avec une part d’hypothèques de seulement 4 % rapportée au PIB, contre 20 % en Pologne. Les technologies de l’information, quant à elles, sont les plus dynamiques, grâce à l’excellente qualité de l’enseignement des mathématiques héritée de l’ère soviétique.

Par ailleurs, l’analyste de Credit Suisse rappelle le manque de concurrence sur ce marché, qui permet d’engranger des profits élevés. Toutefois, «l’excès de formalités administratives se révèle être un obstacle majeur pour de nombreuses entreprises étrangères». Par ailleurs, ajoute-t-elle: «Les sélectionneurs d’actions analysent et rencontrent les entreprises dans lesquelles ils investissent. Cette précision est particulièrement importante dans des pays comme la Russie, car les gestionnaires de fonds ont plus de chances d’éviter des gros problèmes de gouvernance d’entreprise.»

Cette dernière phrase, écrite avec toute la prudence requise, est cependant révélatrice d’un mal endémique de la Russie: la corruption sous toutes ses formes. Et elle est massive, comme cela a été abondamment montré dans différents reportages sur les coulisses de la construction des installations sportives pour les Jeux Olympiques de Sotchi. Le mal est d’autant plus profond qu’il ne s’agit pas seulement de quelques cas isolés, mais d’un fléau qui atteint jusqu’aux plus hauts sommets de l’État, comme le montre très crûment le documentaire choc Raids financiers à la russe, diffusé sur Arte il y a quelques semaines et que l’on peut retrouver sur Youtube. On y décrit notamment le mode opératoire des organisations criminelles qui s’emparent d’entreprises manu militari, au sens propre du terme, avec l’aval de juges corrompus qui rendent des jugements favorables à ces raiders. Et ceux qui tentent de leur résister se retrouvent parfois eux-mêmes emprisonnés pendant des années, malgré leurs multiples recours. Ou sont même assassinés. Dans un environment où les règles de droit les plus élémentaires sont pareillement bafouées, la transition vers une économie développée paraît en effet peu probable. À cet égard, l’annexion ultra rapide de la Crimée, par la force et hors de tout contrôle international, s’inscrit dans la même veine, n’augurant rien de bon pour la résolution de la crise de manière pacifique.

 

Libre circulation: comment négocier avec Bruxelles ?

Le verdict est tombé! Même si c’est du bout des lèvres, l’initiative de l’UDC sur l’immigration de masse a réussi son examen de passage. Ce succès va-t-il mettre en péril l’ensemble des bilatérales? On ne le sait pas encore. La première réaction du porte-parole de l’Union européenne ce soir à la RTS est assez inquiétante: la libre circulation, c’est du tout ou rien ! On espère que la position de l’UE sera un peu plus souple. On souhaite de toute façon du courage et de l’habileté à Didier Burkhalter pour négocier avec ses homologues européens dans ces conditions. Il faudrait un nouveau Talleyrand.

La position de la Suisse risque d’être d’autant plus fragile que les difficultés sociales évoquées – logements, transports, dumping salarial – paraissent tout de même bien modestes par comparaison avec celles que connaissent certains des grands pays européens en crise, comme la France, l’Italie ou l’Espagne. En outre, l’afflux des travailleurs européens dans notre pays, même s’il a très fortement augmenté depuis 2007, a contribué à la croissance, tandis que le chômage se maintient à un niveau très bas. Remettre en question le principe de la libre circulation dans un tel environnement paraît difficilement acceptable.

Quant à ces fameuses difficultés sociales, elles ne seraient peut-être pas aussi déterminantes qu’on l’a dit tout au long de l’après-midi, au cours de différentes interviews et commentaires sur la RTS. En effet, si l’on regarde la répartition des votes par canton, une barrière de rösti se dessine clairement: toute la Suisse romande a voté contre l’initiative. En Suisse alémanique, seuls Zurich et Zoug ont pris la même décision. Or ces régions – Arc lémanique, Genève et agglomération zurichoise – sont justement celles qui sont le plus touchées par les problèmes du logement et (en tout cas pour l’Arc lémanique) par des insuffisances de capacité en matière de transports. Et sans doute également par du dumping salarial. En revanche, cette analyse semble fonctionner pour le Tessin, qui a voté massivement en faveur de l’initiative, en raison du problème majeur de sous-enchère des salaires que connaît ce canton. Quant au vote de la majorité des autres cantons alémaniques, ces facteurs sociaux ont sans doute joué un rôle secondaire.

1:12, le débat raté

Parmi les différentes interventions de la journée que j’ai pu suivre sur RTS Un cet après-midi de votations, la satisfaction affichée par les promoteurs de l’initiative 1:12 sur les salaires équitables m'a particulièrement frappée: ils se félicitaient d’avoir suscité le débat. Dans le même camp, d’autres reconnaissaient qu’il s’agissait d’une démarche à vocation éthique ou philosophique, justifiant sans doute certaines de ses faiblesses et son manque de réalisme. Il est vrai que les opposants farouches à toute intervention de l’État dans la fixation des salaires des entreprises privées ont eu la tâche facile, tant l’initiative prêtait le flanc aux critiques. C’est dommage, car la thématique soulevée méritait mieux que cela: le creusement des inégalités des revenus issus non seulement du travail, mais aussi du capital, constitue une vraie menace sur la cohésion sociale. En cas de dérapage, l’intervention de l’État, sous une forme ou une autre – réglementaire ou fiscale – est parfaitement envisageable. Tout comme il l’avait fait en 2008 pour sauver UBS, avec une grande habileté, sans transformer pour autant la Suisse en république populaire…

 

1:12, au-delà des petits calculs

L’initiative 1 :12 mets ses promoteurs dans une situation quelque peu surréaliste, comme on pouvait le voir dans l'émission d’Infrarouge le 30 octobre dernier consacré à ce dossier. Ainsi, pour contrer l’argument que lui oppose la droite concernant les grandes difficultés que causerait cette initiative aux finances publiques et aux assurances sociales, essentiellement l’AVS/AI, ses défenseurs expliquaient qu’il pourrait y avoir un phénomène de compensation : pour réduire moins fortement les très hauts revenus en vue d’atteindre ce rapport de 1 à 12, les entreprises pourraient simultanément faire remonter les salaires de leurs employés les plus modestes. Dans ce cas de figure, les salaires augmentés seraient censés permettre de combler partiellement les diminutions automatiques de cotisations à l’AVS/AI et les pertes fiscales liées à la baisse des revenus les plus élevés.

Je dois avouer que l’idée d’un rééquilibrage spontané des salaires, avec la chute vertigineuse des hauts salaires, me semble manquer singulièrement de réalisme. Mais fermons la parenthèse, car il s’agit-là d’un jugement de valeur. En revanche, il paraît difficilement explicable que l’idée d’une compensation significative due au relèvement des bas salaires puisse émaner des rangs de la gauche. Ont-ils oublié le caractère fortement redistributif tant de l’impôt sur le revenu que de l’AVS/AI ? Car si l’on réduit les écarts de revenus, comme le préconise l’initiative, on diminue automatiquement la redistribution qui s’opère par ce biais.

Pour y voir plus clair, commençons par l’impôt sur le revenu : pour simplifier, supposons que la totalité de la diminution des salaires des managers se répercute sur celles des employés les moins bien payés. Le revenu imposable global serait donc grosso modo identique. Ce transfert de revenu se traduirait-il par un impôt lui aussi identique ? Bien sûr que non, puisque l’impôt est progressif. Les impôts supplémentaires payés par les employés ayant bénéficié d’augmentation seraient donc largement inférieurs à la diminution d’impôt des managers qui auraient subi une forte réduction de leur salaire.

Quant aux cotisations aux assurances sociales, essentiellement l’AVS/AI, la situation est pire, si l’on ose dire. Car ces deux assurances sociales jumelles assurent la plus grande redistribution à l’intérieur de notre édifice de protection sociale. En effet, si les prestations AVS/AI sont rapidement plafonnées, à hauteur de 28'080 francs par an pour un célibataire (42'120 francs pour un couple), les cotisations, elles, ne le sont pas. En d’autres termes, toute augmentation de salaire jusqu’à 84'240 francs par an permet d’accroître ses prestations. Au-delà, les cotisations supplémentaires constituent une sorte d’impôt, sans contrepartie, comme on le voit ci-dessous.

(Source : Le guide de votre prévoyance 2013)

Si la redistribution des revenus aux employés les plus modestes pourrait ainsi leur faire bénéficier de meilleures prestations au titre de l’AVS/AI, puisque leurs cotisations augmenteraient proportionnellement, les comptes de ces assurances sociales seraient en revanche mis à mal. En effet, elles seraient amputées de la partie des cotisations des dirigeants sur la part de leurs revenus qui leur serait retirée, et qui ne donnait lieu à aucune contrepartie.

Paradoxalement, ce qui ressort de ce débat, c’est que tant notre système fiscal que celui de notre protection sociale ont largement profité du dérapage salarial qui s’est produit au cours de ces dernières années, permettant d’engranger des recettes extraordinaires. À cet égard, ces systèmes ont donc joué un rôle bienvenu d’amortisseur. Entre les assurances sociales et l’impôt sur le revenu, qui varie selon les cantons, on n’est ainsi pas très loin d’une ponction de 50 % pour les plus hauts revenus. L’écart effectif entre les salaires – sachant que les petits revenus sont peu imposés – est donc nettement plus réduit après l’impôt et les cotisations dues aux assurances sociales. On comprend donc facilement que si l’on cherche à diminuer plus encore cette différence par un autre moyen nettement plus radical, comme l’initiative 1 : 12, on ne peut en éviter les conséquences négatives sur ces recettes.

Mais cette réflexion n’a sans doute qu’un intérêt assez limité par rapport à l’enjeu de cette votation. Car elle repose sur l’hypothèse que les entreprises concernées au premier chef vont gentiment obéir à une nouvelle réglementation – si l’initiative était acceptée – les amenant à très fortement diminuer le salaire de leurs cadres dirigeants. À leur place, on serait déjà en train d’examiner sérieusement des solutions alternatives à l’étranger, avant que nos managers n’aillent se faire recruter par la concurrence sous des cieux plus cléments. L’initiative aurait sans doute atteint son objectif, puisque les sociétés aux conditions les plus inégalitaires auraient quitté le pays. Mais à quel prix ?