Dominique de Buman et les infidèles

Le creux de l'été est décidément le moment de tous les excès médiatiques. Lundi, c'était le tour du très respecté conseiller national, vice-président du PDC suisse et ancien syndic de Fribourg Dominique de Buman de nous servir sa conception toute mérovingienne de l'islam, prenant prétexte de l'expulsion des chrétiens de Mossoul pour agiter le spectre d'un péril musulman imminent planant sur nos têtes ici même. Rappel des faits, et réponse chiffrée.

Lundi, Dominique de Buman publiait sur son compte twitter le message suivant: "La persécution des chrétiens à Mossoul est révélatrice de ce qui nous menace en Occident dans un délai plus court qu'on imagine. Tragique.". Accroché le soir même dans Forum, l'émission de la RTS-La Première, il persista, avant d'en remettre une couche le lendemain, toujours via twitter: "Affirmer une crainte fondée sur l'horreur réelle et se faire traiter de dérapage par un journaliste RTS prouve l'anesthésie face au danger!".

Personne ne nie le sort tragique des chrétiens de Mossoul depuis un mois en particulier, et plus généralement celui des communautés chrétiennes d'Orient depuis une vingtaine d'années, qui mène d'une manière qui semble inexorable à leur déracinement et à leur dispersion dans le monde. Un phénomène qui n'a malheureusement pas attendu les djihadistes de l'Etat Islamique.

Mais Dominique de Buman va plus loin: prenant exemple sur cet événement, notre Charles Martel de Nuithonie affirme, à trois reprises, que l'Occident est sous une menace similaire et imminente. Que celles et ceux qui ne le voient pas sont sous narcose. Et que si nous n'y prenons pas garde, nous allons être submergés et annihilés par une vague islamiste qui viendra, jusque dans nos bras, égorger nos filles et nos compagnes. Bigre!

Dans la bouche de n'importe quel politicien UDC, cela ne soulèverait même plus une vaguelette – ce qui signale par ailleurs le niveau alarmant de notre tolérance aux discours outranciers et imbéciles. Mais dans la bouche de Dominique de Buman, politicien centriste s'il en est, cela marque tout de même à quel point les lignes rouges se brouillent désormais, à quelle vitesse on peut les franchir, avec quelle aisance la contamination des esprits les plus mesurés par un discours et des idées extrémistes n'ayant aucun rapport avec la réalité peut s'effectuer. A moins, bien sûr, que ces déclarations ne visent qu'à la récupération, portant ainsi la marque du plus parfait cynisme politique – ce qui, s'agissant des hautes sphères du PDC, n'est jamais à exclure.

Parce que, soyons clairs, sur l'exemple de la Suisse, les déclarations de notre preux croisé des Zähringen ne s'appuient sur aucune réalité tangible. Qui sont les musulmans de Suisse, cette communauté cible de toutes les craintes et de tous les phantasmes?

Leur présence en Suisse est récente: on n'en recensait que 16'300 en 1970, 56'600 dix ans plus tard. Durant les années huitante, on vit arriver des travailleurs musulmans en provenance de Turquie et de Yougoslavie, en nombre à peu près égal, et qui ensemble constituaient la grande majorité des 152'200 musulmans recensés en 1990 – 2,2% de la population du pays – à côté d'une vingtaine de milliers de ressortissants de pays arabes et de 7'700 Suisses. 

Tout au long des années 1990, les guerres d'ex-Yougoslavie provoquèrent l'arrivée en Suisse de très nombreuses personnes de cette région – musulmanes ou autres, de sorte qu'au recensement de 2000, la population musulmane en Suisse passa à 310'800 personnes: plus du double du chiffre de 1990 et 4,3% de la population totale. La grande majorité de cette progression fut le fait de ressortissants de l'ex-Yougoslavie, devenus largement majoritaires dans la communauté musulmane avec 175'400 personnes, devant les Turcs (62'700), les personnes provenant du monde arabo-musulman (environ 32'000) et… les Suisses (36'500, dont 21'100 double nationaux).

Qu'en est-il aujourd'hui? Pour des raisons de changement de mode de recensement, il est difficile de comparer: on ne dispose, pour 2010-2012, que d'estimations en ce qui concerne l'appartenance religieuse, et seulement pour les plus de 15 ans. Mais tout de même, tentons l'exercice: selon nos estimations, il y aurait en Suisse, à fin 2011, en moyenne sur trois ans, 380'200 musulmans, soit 4,8% de la population totale. C'est en progression depuis 2000, mais le temps des doublements et triplements des décennies précédentes est révolu: la pointe de l'immigration musulmane en Suisse est passée.

Mieux encore: ce sont les Suisses qui constituent désormais la première communauté nationale représentée chez les musulmans, avec 123'400 personnes, dont 77'600 double nationaux. A eux seuls, les Suisses expliquent l'entier, et au-delà, de la progression des musulmans durant les années 2000 en Suisse. Le nombre de musulmans étrangers a, lui, diminué pendant cette période – voilà pour l'invasion.

Ensuite, tant chez les binationaux que chez les étrangers, les ressortissants des Balkans dominent toujours, avec 190'000 personnes se partageant entre Kosovo, Serbie, Macédoine et Bosnie-Herzégovine. Les personnes d'origine turque sont environ 75'000; on trouve ensuite 45'000 musulmans qui ne sont que suisses, et 38'000 ressortissants des pays arabo-musulmans, à côté d'un chiffre appréciable de musulmans citoyens d'un pays voisin: ils sont près de 10'000 dans ce cas.

La voilà donc décrite, cette fameuse population musulmane qui nous menace tant: une population très majoritairement d'origine européenne, provenant de pays où, malgré les multiples épreuves des deux dernières décennies, l'islamisme militant ne parvient pas à s'implanter, une communauté en voie d'intégration rapide dans notre pays – comme le montre l'expérience quotidienne à toutes celles et tout ceux qui ne veulent pas se cacher les yeux devant les faits.

Car les musulmans de Suisse, ce sont d'abord et avant tout: Xherdan Shaqiri et ses potes, qui, sous le maillot rouge à croix blanche, en ont mis trois au Honduras et ont failli renvoyer l'Argentine chez elle le mois passé au Brésil; c'est le copain d'études qui a monté son agence de voyages afin de faire découvrir les montagnes de son pays d'origine, le Maroc; la coiffeuse au bas de ma rue, ayant fui à sept ou huit ans la guerre du Kosovo, et qui a repris en gestion un salon de coiffure à tout juste vingt ans; les nombreux cafetiers-restaurateurs sans qui ma ville compterait nettement moins de terrasses pour m'accueillir au premier rayon de soleil; la secrétaire-comptable fraîchement diplômée qui reprend la caisse de la section locale de ma formation politique; la secrétaire en apprentissage dans l'entreprise d'à côté et dont j'ai mis deux ans à m'apercevoir qu'elle était albanaise, tant rien ne le laisse voir dans ses mots et ses attitudes – bref, l'intégration en marche, exactement comme pour les italiens, les espagnols et les portuguais avant eux.

La voilà, la réalité de l'invasion musulmane en Suisse. Elle est à l'opposé des délires estivaux de Dominique de Buman.

Pierre Dessemontet

Pierre Dessemontet est docteur en géographie économique, syndic d'Yverdon-les-Bains, député au Grand Conseil vaudois, et vice-président du Parti Socialiste Vaudois.