De Charlie Hebdo à Via Sicura: notre tolérance très élastique au risque

 Téléchargez ici gratuitement notre édition spéciale Charlie Hebdo.

Ces trois derniers jours, dix-sept personnes ont été assassinées en France à la suite d'une série d'attaques terroristes coordonnées menées notamment contre Charlie Hebdo. L'émotion est immense: des personnalités sont mortes d'avoir dessiné et publié ce que bon leur semblait. A travers elles, c'est la liberté d'expression, valeur fondamentale de nos sociétés, qui était visée. Tout devrait donc nous porter à défendre mordicus cette liberté d'expression – et à travers elle la liberté tout court. Or, c'est le contraire qui risque de se produire: nos libertés sont en danger. Essai de réflexion.

A peine la fumée des tirs retombée, on entend à travers nos sociétés maints appels soulignant le caractère absolument inacceptable de ce qui vient de se passer, et qui visent à assurer que de tels actes ne puissent plus se reproduire dans le futur. Dans le tombereau de mesures préconisées, et pour ne s'en tenir qu'à celles qui émanent de notre pays, quelques vieilles lunes – le rétablissement de la peine de mort, comme le demande Charles Poncet, la stigmatisation d'une catégorie entière de la population, comme le fait le conseiller national UDC soleurois Walter Wobmann en demandant le refoulement à priori de tout demandeur d'asile musulman provenant de Syrie ou d'Irak, ou encore le renforcement du contrôle étatique à travers les services secrets, comme semble l'espérer Judith Mayencourt dans un édito du quotidien 24 heures de ce samedi.

Il semblerait qu'au nom de la lutte contre les dangers du terrorisme, nous soyons prêts à renoncer à certaines des garanties fondamentales que nos sociétés ont acquis de haute lutte ces derniers siècles: le droit de ne pas être exécuté par l'état, le droit de ne pas être catégorisé à priori en fonction de ses origines, le droit à la présomption d'innocence – des droits humains fondamentaux. Nos libertés ne semblent pas peser bien lourd face à la menace terroriste et à la tentation sécuritaire.

A ce titre, un parallèle me semble intéressant à faire. En Suisse, la route tue infiniment plus que le terrorisme: en comptant les 36 morts de Louxor, le terrorisme a peut-être tué une cinquantaine de Suisses ces vingt dernières années. Dans le même laps de temps, la route en a occis neuf mille, la drogue quatre mille, pour ne compter que deux "pathologies sociales" dont les morts pourraient théoriquement être évitées. En 2013 encore, 269 personnes sont mortes sur les routes suisses, soit cinq par semaine[1]. Encore faut-il préciser que ce chiffre est le résultat d'une politique déterminée de réduction des risques: imposition de la ceinture de sécurité, limitations de vitesse, lutte contre l'alcool au volant, amélioration de la qualité du réseau et de la sécurité passive des véhicules, qui a permis de diminuer de 85% le nombre de tués depuis quarante ans: en 1971 en effet, on releva 1'772 morts sur nos routes – cinq par jour! 

Face à ce bilan stellaire, la Confédération souhaite poursuivre la réduction de ces morts évitables à travers le programme Via Sicura et son objectif zéro morts. Or, la résistance à Via Sicura est vive: des pans entiers de notre société estiment qu'il va trop loin. Qu'on ne saurait restreindre encore la liberté des conducteurs de boire un petit verre avant de prendre le volant, ou les envoyer devant le juge tels des criminels à la première grosse incartade au volant, même en l'absence de conséquence grave. Soyons clairs, ce débat est absolument légitime. Nous avons le droit, en tant que société, de procéder à un arbitrage entre ce qui est souhaitable du point de vue de la sécurité de tous d'une part, et de la liberté de chacune et chacun d'autre part. Mais ce qui compte dans le cadre de ce billet, c'est que ce débat entre responsabilité collective et liberté individuelle a lieu à un niveau de risque jugé tolérable qui se situe à plusieurs morts par semaine. Dans ce domaine, nous acceptons que notre comportement collectif, ou que la somme de nos comportements individuels, aient pour conséquence un certain nombre de décès en théorie évitables. 

Nous devrions en prendre de la graine en ce qui concerne notre réaction face au terrorisme. Nos sociétés sont ouvertes et libres, et pour cette raison elles peuvent à l'occasion prêter le flanc aux attaques terroristes. Mais premièrement, aussi atroces qu'aient été les attaques de cette semaine, le risque terroriste doit être remis en perspective: nous avons infiniment plus de chances de mourir sur la route que de la main d'un terroriste. En outre, il n'est de loin pas avéré que la restriction de nos libertés permette de réduire le risque terroriste – au contraire: l'écrasante majorité des victimes du terrorisme de notre temps le sont dans des pays où les libertés ne sont pas garanties et où l'état de droit ne fonctionne pas. Une part disproportionnée de ces morts est d'ailleurs musulmane – comme quoi, en vérité, les musulmans sont bien, à tous égards, les premières victimes du terrorisme dit islamique.

Enfin et surtout, Charlie Hebdo a été attaqué cette semaine parce qu'il profitait à plein de son droit à l'expression, la France a été attaquée cette semaine parce qu'elle est la dépositaire historique des droits de l'homme et de la liberté. Il nous faut donc considérer nos libertés comme notre bien le plus cher, notre plus belle conquête, et les défendre mordicus. Nous sommes ce que nous sommes parce que nos fenêtres sont ouvertes. Face à ceux qui veulent nous les faire fermer, il nous faut nous battre pour les garder ouvertes, quitte à accepter un risque supplémentaire – parce que de fermer ces fenêtres aurait des conséquences autrement plus graves sur nos sociétés et nos libertés – l'histoire européenne nous le montre à l'envi. C'est en défendant nos libertés, face aux terroristes, mais aussi face à ceux qui veulent ici les restreindre, qu'on rendra le plus bel hommage à Cabu, Wolinski et les autres, morts d'avoir été libres.


[1] C'est la même chose en France: durant les trois jours qui ont séparé l'attaque de Charlie Hebdo de l'assaut simultané donné vendredi soir contre les trois terroristes, on estime qu'une vingtaine de personnes au moins seront décédées sur les routes françaises, contre dix-sept aux mains des terroristes. 

 

 

Pierre Dessemontet

Pierre Dessemontet est docteur en géographie économique, syndic d'Yverdon-les-Bains, député au Grand Conseil vaudois, et vice-président du Parti Socialiste Vaudois.