Suisse-Europe, année zéro

La relation entre la Suisse et l’Union Européenne est menacée comme jamais depuis 1992: tout semble indiquer qu’à moins d’un sursaut, nous allons vers la rupture d'avec notre principal partenaire. Les acteurs politiques de ce crash annoncé doivent maintenant prendre leurs responsabilités.

Depuis le vote du 6 décembre 1992, la Suisse et l’Union Européenne ont une relation très particulière, faite de négociations pied à pied sur des sujets techniques et qui dans l’ensemble ont abouti, avec l’aval d’une majorité de la population et des cantons, à une intégration de plus en plus étroite de la Suisse dans le système européen, sur les plans économique, des modèles de formation, de la recherche et du développement, et dans de nombreux domaines ayant trait à la sécurité. Pour imparfaite qu’elle soit, nul ne peut sérieusement douter que cette intégration par la bande a été et reste globalement bénéfique pour le pays, qui lui doit la majeure partie de son éclatante santé économique.

Malgré cela, durant les vingt années qui nous séparent désormais du dimanche noir, l’opinion s’est progressivement retournée contre l’Union Européenne, contre l’Europe tout court, à tel point qu’aujourd’hui il est certain qu’une votation sur l’adhésion à l’Union ne recueillerait pas plus de 20% des voix, et que même la voie prudente des bilatérales et des votations sectorielles, jusqu'ici couronnée de succès, est menacée – on pense notamment à l’extension de la libre circulation avec la Croatie, mais aussi aux initiatives Ecopop et UDC.

Que s’est il passé ? Nous ne croyons pas, pour notre part, que les Suisses soient viscéralement anti-européens. Si l’opinion est désormais aussi opposée à l’Union, c’est parce qu’elle baigne depuis vingt ans dans un discours de plus en plus unanimement négatif concernant l'UE. C’est évidemment, depuis vingt ans, le fonds de commerce de l’UDC. Mais depuis quelques années, toutes les formations à l’époque favorables à l’adhésion se sont détournées de ce but. C’est le cas, ouvertement assumé, des directions du PLR et du PDC, et à sa suite le Conseil Fédéral, à un point tel que le Président de la Confédération assume désormais plus facilement de se rendre à Pékin qu’à Bruxelles, et qu’une responsable d’Economiesuisse, un peu désespérée, m''a laissé entendre en aparté qu’elle ne pensait pouvoir compter désormais que sur la gauche pour mener campagne à ce sujet – un comble: l’économie sachant bien, elle, ce qu’elle a à gagner de l'intégration à l’Europe.

Sauf qu’à gauche, justement, ça vacille. Entendons-nous bien : il y a toujours eu à gauche une fraction qui confond la construction européenne avec le projet néo-libéral qu’elle lui voit porter et qui à ce titre s’oppose à l’ensemble, et on se souviendra que c’est Andreas Gross qui apporta à Christoph Blocher les un ou deux pourcents de voix qui lui permirent d’obtenir la double majorité contre l’EEE en 1992. Mais ce courant était jusqu’à présent très minoritaire. Or, voilà qu’il ne l’est plus – on a pu s’en convaincre avec le débat créé au sein du PS Suisse par la proposition Wermuth-Nussbaumer de déposer une demande d’adhésion, proposition immédiatement combattue par nombre de ténors du parti, notamment genevois, certains reprenant à leur compte le discours MCG : vous n’y pensez pas, pas maintenant, trop de frontaliers, trop de français, trop d’étrangers, rétablissons les contrôles aux frontières, réintroduisons les contingents. A Genève l'internationale, le service de l’emploi sussurre désormais aux employeurs d’appliquer la préférence nationale. Et le phénomène n’est pas que genevois – la très fribourgeoise direction du PSS a des états d’âme, tel député vaudois, pourtant très europhile, admet qu’il n’irait plus au combat sur cette question.

Aujourd’hui, plus personne ne parle pour l’Europe. Le NOMES chuchote, se parle à lui-même, mais il y a longtemps qu’il ne monte plus au combat contre l’ASIN. Plus aucun politicien ne s’engage sur cette voie – ou alors, comme avec la proposition Wermuth-Nussbaumer, cela sent le coup politique de période estivale. Le résultat en est que le pays qui a eu le plus à gagner du partenariat européen, celui dont les finances publiques resplendissent, dont l’économie croît, dont le chômage reste bas et les salaires autrement plus élevés qu’ailleurs, ce pays voit la source principale de ses bienfaits comme la cause principale de ses malheurs, et pense de plus en plus unanimement que son intérêt est de briser le partenariat qui le lie à l’Europe. Et plus personne, dans le monde politique, ne veut s'élever pour contrer ce message. Nous allons à la catastrophe, et nous y allons gaiement, avec l’assentiment de l’ensemble de la classe politique du pays. Désormais, et contrairement à ce que brame l’UDC à tout bout de champ, le politiquement correct, en Suisse, c’est d’être europhobe : tout le monde l’est devenu. On se croirait dans une mauvaise redite de la Peste d'Albert Camus.

Il est vrai qu’auprès de l’opinion publique, remonter la pente prendra du temps, et que les politiques qui s’engageront dans ce chemin devront peut-être affronter une traversée du désert d’une ou deux législatures pour leurs positions. Mais enfin, la politique, c’est aussi cela : défendre ce en quoi on croit même lorsque l’opinion y est majoritairement opposée, la préparer, tenter de la convaincre, plutôt que de refuser le combat parce qu’on va le perdre ou prendre des coups. Cela s’appelle le courage politique, et le pire, c'est que sur nombre d'autres sujets, la grande majorité de nos politiciens n'en manquent pas.

On se prend donc à espérer – mais on n'y croit plus guère – qu’ils le mettent au service de notre nécessaire partenariat avec l'Europe qui nous entoure. 

Pierre Dessemontet

Pierre Dessemontet est docteur en géographie économique, syndic d'Yverdon-les-Bains, député au Grand Conseil vaudois, et vice-président du Parti Socialiste Vaudois.