La métropole et le Heidiland

Plus la Suisse s’enrichit en s’intégrant au système-monde, plus elle semble regretter une sorte d’âge d’or révolu où règne le citoyen-soldat, ce paysan modeste aux bras noueux. Le rôle joué par la SSR dans ce glissement n’est pas anodin, comme on a pu le voir le week-end dernier à l’occasion de la fête fédérale de lutte. Petit décryptage.

On l’a appris la semaine passée, la Suisse continue de croître. Fin 2012, nous étions 8'039'100 à habiter la Suisse, soit 84'400 de plus que l’année précédente. Une croissance autant due à un regain de la natalité qu’à une immigration qui ne se tarit pas, et pour cause : la même semaine, on apprenait que l’emploi, en Suisse, continuait de progresser malgré la crise qui plomble l'économie mondiale depuis 2008. Au milieu de l'année, il y avait en Suisse 4'166'400 emplois dans les secteurs secondaire et tertiaire, soit 183'800 de plus que juste avant l'éclatement de la crise financière, à l'automne 2008. Et ces emplois sont avant tout gagnés dans des branches porteuses de l'économie tertiaire, notamment dans la recherche, les services supérieurs, l'enseignement et la santé. Le chômage y reste bas, le PIB progresse. Bref, la Suisse, boostée par ses métropoles, de plus en plus mondialisée et sachant profiter, ô combien, de cet état de fait, constitue au sein d'une Europe qui se remet difficilement de la crise, un îlot de prospérité presqu'insolente, et – ose-t-on le dire? – assez largement indépendant de son secteur financier. 

Dans le même temps, on voit clairement renaître – en tous cas, c'est le sentiment du quadragénaire qui écrit ces lignes – une envie de retour aux racines, qui se manifeste tout particulièrement dans la programmation de notre chaîne de télévision nationale, ou en tous cas romande. Depuis quelques années, on voit apparaître sur nos lucarnes toute une série d'émissions glorifiant un passé largement mythologique. Ce fut d'abord, il y a dix ans, le Mayen 1903. Puis, l'invasion des Musikantenstadl, dont on se demande bien à quel besoin ils répondent sur une chaîne francophone, puisqu'ils sont diffusés en même temps sur la SF. Depuis quelques années, on impose au téléspectateur romand la finale des combats de reines à Aproz, affaire strictement valaisanne qui pourrait parfaitement avoir droit de cité sur Canal9. Et depuis 2010, la fête fédérale de lutte se voit gratifiée d'un traitement médiatique à peu près égal à celui des jeux olympiques pour ce qui est de l'édition 2013 qui s'est tenue le week-end dernier à Berthoud. Toutes ces émissions ont en commun de glorifier une Suisse largement mythologique, en tous cas devenue ultra-minoritaire, perpétuant l'image d'une Suisse agricole et autosuffisante, menant sa propre vie, chantant sa propre musique et jouant à ses propres jeux, entre elle, comme à l'écart du monde – et qui est à mille lieues de la Suisse qui gagne, ici et maintenant.

On est en droit de douter qu'il s'agisse là d'une réelle demande de la part du public .- en tous cas, ce week-end, le ras-le-bol de nombre de téléspectateurs était lisible sur les réseaux sociaux. On se demande donc bien à quoi joue la SSR, qui chapeaute forcément tout cela, lorsqu'elle donne cette orientation de plus en plus patriotique à ses programmes, en se servant pour cela d'une redevance très largement payée par les populations métropolitaines. Faut-il vraiment que la Suisse s'abreuve à une version édulcorée de sa mythologie nationale, plutôt qu'en raffermissant sa confiance en l'avenir en se basant sur ses forces actuelles – des forces largement démontrées pour qui prend la peine de lire les communiqués de notre Office de Statistiques?

A l'heure où de nombreux défis nous attendent sur la scène internationale, à quelle Suisse la SSR nous fait-elle rêver? Et avec quels risques?

Pierre Dessemontet

Pierre Dessemontet est docteur en géographie économique, syndic d'Yverdon-les-Bains, député au Grand Conseil vaudois, et vice-président du Parti Socialiste Vaudois.