De la place de la langue anglaise en Suisse

Fathi Derder, conseiller national PLR vaudois, vient de déposer une motion dans le but d'encadrer officiellement l'usage de l'anglais dans notre pays, aux côtés des quatre langues nationales. Une excellente idée – à un détail près.

Disons-le tout de suite, je trouve excellente l'idée de donner un statut à l'usage de l'anglais dans notre pays. En effet, comme Fathi Derder le décrit dans le développement de sa motion, l'anglais a pris une place importante dans de nombreuses institutions de notre pays, à commencer par les multiples organisations internationales et nos écoles polytechniques – et j'en sais quelque chose, moi qui me suis trouvé en butte aux aspirations antagonistes de mes étudiants francophones et internationaux ce printemps à l'EPFL.

Il est également bon de profiter de l'ouverture de ce débat pour tordre le cou à quelques idées reçues sur l'anglais en Suisse.

D'abord, cette billevesée selon laquelle l'anglais menacerait nos langues et le lien confédéral. C'est doublement faux. Premièrement, les résultats des recensements et des enquêtes structurelles de l'OFS montrent au contraire que lors des vingt dernières années, nos langues nationales se sont nettement renforcées dans leurs aires linguistiques respectives. L'idée même que l'anglais viendrait à menacer l'allemand, le français ou l'italien, en Suisse ou ailleurs, est d'ailleurs tout simplement ridicule – le nombre des locuteurs des langues précitées, plusieurs dizaines de millions pour chacune d'entre elles, dans trois pays européens majeurs, n'a jamais été aussi élevé qu'aujourd'hui. Aucun bambin ne vit sous la menace de ne pas pouvoir apprendre la langue du coin à l'école, personne n'est sous le coup de ne pas pouvoir faire son marché en parlant l'idiome local parce que quelques cours sont donnés en anglais dans nos universités. S'il est une langue menacée en Suisse, c'est le romanche – et il l'est par l'allemand.

Ce qui baisse effectivement en Suisse, c'est le "bilinguisme national":les Suisses parlent de moins en moins une autre langue nationale que la leur. On peut à juste titre regretter l'appauvrissement culturel que représente cette évolution – je peux d'ailleurs témoigner de l'avantage que j'avais, en tant que francophone, et parce que j'avais appris un peu d'allemand, sur mes collègues américains lorsque je vivais à Houston. Mais pour qui était-ce dommage: pour moi, ou pour eux? Et deuxièmement, moi qui tiens l'essentiel des séances du conseil d'administration dont je suis membre en anglais, je ne peux simplement pas croire qu'un vaudois et un lucernois se parlant en anglais menacent le lien confédéral plus sûrement qu'en ne se comprenant pas du tout dans leurs idiomes respectifs.

Quant à l'antienne selon laquelle l'anglais constituerait une sorte de novlangue impérialiste ayant pour effet de formater la population dans le but de la soumettre à un modèle culturel hégémonique et consumériste, on rappellera que le lexique anglophone est à peu près deux fois plus riche que le nôtre, et que la lecture d'une seule page de Shakespeare, ou de Tony Hillerman, suffit à dynamiter l'idée vermoulue selon laquelle il s'agirait là d'une langue sans subtilité.

Toutes ces raisons, d'ailleurs développées longuement par Fathi Derder, me poussent donc à soutenir cette motion. Toutefois, c'est au nom de ces mêmes raisons – en bref: l'anglais n'est une menace pour personne – que je m'oppose à une petite phrase lovée dans le texte, et qui veut conditionner l'obtention des permis de travail à la maîtrise d'une langue nationale.

Premièrement, on rappellera qu'il s'agit là d'une mesure totalement nouvelle: on n'a jamais procédé de la sorte jusqu'à maintenant – même l'UDC n'a que je sache pas proposé quelque chose d'aussi restrictif. Deuxièmement, dans le texte il n'est nullement fait mention d'une application de cette condition aux seuls anglophones, ce que le principe symétrique évoqué suggérerait: la condition s'appliquerait à tout le monde. Troisièmement, elle s'appliquerait à l'entrée en Suisse, une rupture d'avec notre pratique, où l'essentiel des immigrés de première génération a appris la langue sur le tas, une fois admis dans le pays.

Et puis, l'effet immédiat de la mesure serait une sélection de l'immigration selon la langue: bonjour français, wallons et québécois, allemands et autrichiens, italiens. Adieu tous les autres, hispaniques, lusophones, slaves et albanais, anglo-saxons, indiens et chinois… y-compris ceux qui font fonctionner les institutions internationales et une bonne partie de la Suisse du Savoir que défend par ailleurs avec tant de véhémence Fathi Derder.

En somme, un monstre de fermeture sous le couvert de l'ouverture et de la modernité. C'est dommage, parce que le fond de l'idée reste excellent. Puis-je suggérer à Fathi Derder de retoucher son texte, en suivant par exemple cette très libérale maxime: live and let live?

 

 

Pierre Dessemontet

Pierre Dessemontet est docteur en géographie économique, syndic d'Yverdon-les-Bains, député au Grand Conseil vaudois, et vice-président du Parti Socialiste Vaudois.