Et où en est votre immunité cognitive ?

CAVEAT : si vous n’avez pas l’intention de lire ce texte jusqu’au bout ni de vous remettre en question, lisez autre chose …

Nous vivons une époque mouvementée, pleine d’incertitudes qui nous pèsent. Cela concerne toutes les populations, et n’épargne ni les dirigeants, ni les scientifiques, ni les journalistes. Certains parmi nous disposent pourtant d’une immunité cognitive, acquise plutôt qu’innée d’ailleurs. Décryptons à la lumière de l’actualité covidienne ce phénomène, voyons comment renforcer notre immunité cognitive, et un petit test à la fin.

Pourquoi une immunité cognitive ?

Cette crise pandémique a mis en évidence des émergences inquiétantes : fake news, théories du complot, campagnes de dénigrement, attaques personnelles, clivages dans la société, accaparation et monopolisation par certains milieux de valeurs pourtant communes (la « science », la « vérité », la « solidarité » etc.), développement d’un langage jugeant (« corona-sceptiques », « anti-vax », « complotistes »).

On parle de terrain miné cognitif, car les biais psychologiques, ou biais cognitifs, si caractéristiques des environnements VUCA, sont légion. Et inévitables. Même pour moi. Et pour vous. Et pour nos dirigeants. Malheureusement, notre cerveau n’est évolutivement pas adapté aux changements rapides que notre civilisation a connu durant les temps modernes : il est par nature défaillant dans ce monde complexe. Personne ne naît immunisé cognitivement. Personne ne reçoit de certificat cognitif par nomination ou élection.

Comment s’expriment ces défaillances ?

En premier lieu, nous n’aimons pas l’incertitude. Le fait de ne pas savoir ce qui va se passer génère de l’anxiété. Cela conduit les gens à préférer recevoir un choc électrique maintenant, plutôt que rester dans le doute qu’ils pourraient en recevoir un à un moment indéterminé. Ce phénomène s’appelle intolérance à l’incertitude, une sorte d’allergie psychologique, causée par divers processus psychologiques complexes.

Cette intolérance à l’incertitude génère typiquement des comportements de contrôle ou d’évitement.

Contrôle : on cherche à se rassurer en multipliant la recherche d’information, le recours aux experts, ou en (s’)inventant des histoires crédibles (dont les théories du complot peuvent faire partie).

Evitement : on met en place des mécanismes, le plus souvent inconscients, de filtres de la réalité. Le biais de confirmation : on ne sélectionne que les informations qui confirment ce que je sais ou crois déjà. Effet tunnel : on s’abstient de regarder ailleurs, pour ne pas être mis face à de nouvelles informations qui pourraient accroitre l’ambiguïté, la complexité ou l’incertitude, ou se mettre en dissonance cognitive.

Cela conduit à des comportements irrationnels, tel que prendre un important risque certain, plutôt que prendre un moindre risque incertain. Cela s’appelle l’aversion au risque pour les gains et attirance au risque pour les pertes, selon les travaux de D. Kahneman.

Utiliser l’incertitude ?

Constat : l’incertitude a un impact sur les décisions à prendre. On peut la subir inconsciemment, ou on peut l’utiliser en conscience. L’incertitude, quand elle est combinée à la curiosité et à des ancres de certitude, est source d’innovation.

Et suivant de quel côté de la Force vous vous positionnez, il est possible d’utiliser l’incertitude à dessein, en faisant du « design décisionnel », en utilisant également des techniques de Nudge (incitations douces) : il suffit de semer de l’incertitude, et de proposer ensuite une solution rapide, simple, et facile d’accès, qui lève l’incertitude et donc l’anxiété qui lui est liée : cela soulage. Émerge d’ailleurs un nouveau concept, celui de « weaponizing uncertainty », soit l’utilisation de l’incertitude comme arme. Troublant, n’est-ce pas ?

Quelques réflexions tirés de l’actualité covidienne

L’intolérance à l’incertitude est intéressante à observer. On peut ici se poser la question en quoi un tel mécanisme contribuerait à un certain engouement pour des mesures recommandées par les autorités telles que la vaccination ou le certificat covid. En effet, choisir de ne pas se faire vacciner maintient un haut degré d’incertitude pour sa propre vie : je ne sais pas si je tomberai malade, si je ferai une forme grave, si j’en mourrai, si je propagerai le virus, si je pourrai voyager, si j’aurai d’autres inconvénients etc. Tant de questions ouvertes, cela peut être anxiogène.

On peut même se demander en quoi les décisions et mesures confuses de nos autorités, appelées « assouplissements », qui compliquent nos vies plus qu’elles ne les simplifient, contribuent, par intention ou par inadvertance, à nourrir cette intolérance à l’incertitude. En particulier, les incertitudes autour de l’utilisation qui sera faite du certificat covid (« utilisation pas plus longtemps que nécessaire ») semblent ainsi contribuer à rendre la vaccination attractive, car la vaccination devient une alternative qui réduit l’anxiété. L’hypothèse que cela pourrait être délibéré de la part de nos autorités est un procès d’intention que je ne ferai pas.

Cette aversion au risque pour les gains et préférence au risque pour les pertes peut conduire à des réflexions surprenantes. Ainsi, le leitmotiv politique d’ « éviter les morts évitables », pourrait signifier : être certains de sauver les personnes à risque, plutôt qu’être dans le doute de pouvoir sauver tout le monde. Ou, pour parler d’autre thèmes soumis prochainement à votation populaire : être certain que notre agriculture continue à polluer les sols et les eaux, plutôt que prendre le risque d’une agriculture, inconnue, qui soit plus respectueuse de nos conditions de vie.

Est-ce que les résultats des votations seraient alors une mesure directe de l’intolérance à l’incertitude de la population ?

L’entraînement de base individuel

Quelles sont les facteurs qui prédisposent à plus d’immunité cognitive individuelle ?

  • Certainement et en premier lieu, une grande culture générale. Lisez, lisez, lisez. Pas ce que les algorithmes des réseaux sociaux vous proposent, mais ce que vous choisissez vous-même. Soyez à l’écoute de ce que votre réseau lit et regarde, flânez dans les librairies, participez à des événements culturels hors de votre zone de préférence.
  • Adonnez-vous à la contemplation. Développer votre curiosité. Emerveillez-vous. Promenez-vous dans les bois, méditez, pratiquez un art, ennuyez-vous. Méditer en groupe sans contrôler la séance et sans connaître à l’avance la durée de la période de médiation est un excellent exercice tout simple.
  • Changez vos routines: musclez votre tolérance à l’incertitude. Découvrez un nouveau restaurant, changez de route pour rentrer à la maison, asseyez-vous ailleurs à la table de repas ou de conférence.
  • Travaillez vos peurs. Imaginez-vous régulièrement vos pires fantasmes, jusqu’au bout. Regardez vos fantômes et démons droit dans les yeux.

L’entraînement avancé collectif

C’est simple, mais ce n’est pas facile.

  • Prendre soi-même une posture de grande humilité. Très grande. Quel que soit son propre degré d’expertise, de qualification, de responsabilité, nous en savons beaucoup moins que ce nous croyons;
  • S’entourer de personnes qui ne pensent PAS comme vous : grande diversité dans la constitution des groupes de travail. Fuir les flatteurs de toute sorte ;
  • Mettre officiellement en place un système de pensée divergente : un fou du roi, une Red Team, un avocat du diable. Cette fonction sera légitimée et protégée de toute forme de pression, de violence, d’influence ;
  • Chercher les déviants, les exceptions, les avis minoritaires : s’intéresser à toute bribe d’information, tout signal faible qui est contraire à ce qu’on pensait être vrai jusqu’à aujourd’hui, tout ce qui apparaît nouveau, inattendu, surprenant, saugrenu. Mettre en place une veille thématique avec cette mission explicite ;
  • Nourrir et soigner la sécurité psychologique au sein des équipes ; suspendre toute forme de jugement ;
  • Se préparer mentalement à devoir reconnaître publiquement ses erreurs, à présenter des excuses. Car le monde est méchant et à besoin de cohérence, de certitudes et de sécurité : on vous jugera pour vous adapter continuellement ;
  • Travailler votre communication ;
  • Créer des espaces de méta-réflexions avec vos équipes : développer un langage qui permette de partager sur les biais cognitifs, apprenez à identifier les présupposés ;
  • Entraînez-vous sans relâche : rigueur et discipline ;
  • Prendre soi-même une posture de grande humilité. Très grande. (sic)

Test individuel

Si vous avez réussi à lire ce long article jusqu’au bout, bravo ! C’est signe que vous avez pris le temps et êtes prêt à vous remettre en question. Vous avez gagné 2 points d’immunité cognitive, continuez !

 

Remerciements à Christopher Cordey pour l’inspiration du titre et diverses réflexions sur ce thème.

 

Pour aller plus loin

  • Ariely, Dan, et Christophe Rosson. C’est (vraiment ?) moi qui décide. Flammarion, 2012.
  • Fields, Jonathan. Uncertainty : Turning Fear and Doubt into Fuel for Brilliance. New York: Portfolio/Penguin, 2011
  • Kahneman, Daniel. Système 1, système 2: les deux vitesses de la pensée. Flammarion, 2012

COVID-19 : Transcender les polarités

Les débats se crispent, les tensions montent, les grognements se multiplient. Comment utiliser les polarités comme des ressources ?

Avertissement :

  • Respectons les directives des autorités.
  • Le présent article porte un regard dénué d’émotions et d’un point de vue des politiques publiques. Il ne minimise ni ne nie les réalités difficiles aux niveaux individuel (les victimes et leurs proches, les autres personnes impactées), comme institutionnel ou sociétal.

 

Complexité : une question de points de vue

Weltanschauung
Fotolia

Les situations complexes ne permettant pas, en raison des nombreuses inconnues et incertitudes, d’en avoir une vue d’ensemble complète, il en découle logiquement des points de vue – littéralement et métaphoriquement – différents. Ces points de vue sont non seulement définis par les circonstances, mais surtout par les filtres perceptifs et les schémas mentaux de l’observateur, sa “Weltanschauung“.

Une conséquence fréquente de ces points de vue multiples est que les discussions partent en escalade conflictuelle, avec une polarisation grandissante et un enfermement des idées qui conduisent à camper sur ses positions. La situation est bloquée et empêche l’émergence de nouveaux regards, nouvelles compréhensions, nouvelles idées et nouvelles actions : plutôt que de l’innovation tant nécessaire, c’est le retour aux choses connues.

La crise COVID-19 constitue une telle situation. Nous avons des polarités diverses. Il y a bien sûr les théories du complot, dont je ne ferai pas l’apologie ici. Je vous présente deux polarités observées, que je décris sciemment de manière exagérée, voire caricaturale. Je ne peux cacher à mes lecteur.trices, que ce billet est aussi écrit « de mon point de vue », qu’il est donc d’une subjectivité autant imparfaite qu’assumée. Il n’y a ici que des descriptions qui se veulent le plus neutres possible, sans émotion ni jugement.

 

Une vision du monde…

Une vision du monde sur la crise actuelle pourrait être décrite de la manière suivante :

  • Il s’agit avant tout d’une crise sanitaire;
  • La crise a démarré en Chine fin 2019, et se terminera probablement vers 2021-2022;
  • Il s’agit d’une crise sanitaire majeure, de nature catastrophique. La surmortalité est massive. Les autres problèmes de santé sont à mettre en seconde priorité;
  • Cette crise étant de nature sanitaire, elle nécessite le recours à des expert.es du monde médical et de la santé publique ; ils/elles sont les seul.es légitimé.es à s’exprimer et devraient être entendu.es en priorité. Tout autre expert n’est pas habilité à s’exprimer;
  • Le problème majeur est la propagation du virus SARS-CoV2: en conséquence, le virus peut et doit être contrôlé;
  • La seule stratégie est de réduire fortement les interactions humaines;
  • Les stratégies de confinement fonctionnent : il faut les renforcer;
  • Les mesures à court terme ayant un impact sur la santé somatique ont la priorité;
  • La seule solution possible est le vaccin;
  • Une vie sociale « comme avant » ou similaire (« new normal ») est possible et désirée (« status quo ante »).

… ou une autre vision du monde

Une autre vision, plus holistique et à laquelle je ne cache pas souscrire a priori, est la suivante :

  • Il s’agit d’une crise sociétale, multidimensionnelle ; la dimension médicale n’en est qu’un volet;
  • La crise trouve ses origines bien avant 2019 (les politiques de santé et hospitalières, la dégradation de notre environnement, les facteurs démographiques etc.). Ses effets se répercuteront longtemps : elle durera plusieurs années, et constitue très probablement un point de bascule;
  • Il s’agit d’une crise sanitaire importante, mais pas dramatique en comparaison d’autres épidémies (grippe espagnole) ou d’autres problèmes de santé publique (tabagisme, tuberculose). La surmortalité est certes supérieure en comparaison des dernières années, toutefois elle ne concerne qu’une frange de la population (plus de 65 ans). Les gens ne sont pas en train de tomber comme des mouches. Le taux de mortalité en 2020 est au niveau de ceux de la fin des années 1990;
  • Cette crise étant de nature systémique, elle nécessite une approche multidisciplinaire. La diversité des profils et l’intelligence collective sont la clé. Tous les regards, également divergents, également des non-experts, sont les bienvenus;
  • Le problème est multiple et difficile à définir. Toutefois, la question centrale semble être la maladie COVID-19, qui conduit à une surcharge du système de santé. Le virus et sa propagation ne peuvent pas être contrôlés;
  • En conséquence, la maladie (sa prévention, sa prise en charge, son traitement) devrait être au cœur des stratégies;
  • Il n’est pas évident que les stratégies de confinement fonctionnent : les renforcer conduit à beaucoup d’effets secondaires certains, dans l’espoir de pouvoir tout de même avoir un résultat;
  • La santé devrait être abordée de manière globale, en intégrant à importance égale la santé psychique et ce dans une réflexion sur le long terme;
  • Le vaccin est une des mesures de santé publique : il est complémentaire à la prévention et aux possibilités de traitement;
  • Il n’y aura plus de société « comme avant » : les interdépendances avec d’autres dimensions (énergie, inégalités sociales, nouvelles dettes etc.) rendant tout « retour en arrière » impossible.

 

Le piège de la logique ordinaire

A ce stade, en me lisant, vous aurez naturellement tendance à vouloir adhérer à une vision et rejeter l’autre. C’est bien naturel. Et je m’attends à ce que cela se manifeste dans les commentaires.

Mais nous allons jouer un autre jeu.

Ce type de polarité est bien connu : selon la logique traditionnelle (principes de non-contradiction et de tiers exclu), deux propositions contradictoires ne peuvent pas être vraies en même temps. Si une des visions du monde est « vraie », alors l’autre ne peut être que « fausse ». Si A est vrai, B est fausse. Si B est vraie, A est fausse. Il s’agit d’une tension entre A OU B.

C’est une situation bloquante, particulièrement lorsqu’il s’agit de prendre des décisions. Nous avons le choix entre opter pour une option, et alors par besoin de cohérence, de se rassurer, nous allons argumenter pour défendre cette position, et parfois argumenter pour démolir l’autre point de vue (ce qui malheureusement se manifeste aussi avec des attaques ad personam autant disgracieuses que toujours plus fréquentes).

C’est un jeu à somme nulle, qui conduit à une issue gagnant-perdant, ou perdant-perdant. Il va sans dire que si on extrapole cela à l’ensemble d’une nation, d’une population, générer des quantités de perdants n’est pas un signe d’un futur convivial et radieux. Bien sûr, il y aura des forces qui chercheront à gagner et à écraser ceux qui pensent autrement (pensons à la question de l’obligation vaccinale, de passeports-vaccin, de droits différents pour assister à des événements culturels ou sportifs etc.). Le prix à payer risque d’être une augmentation des frustrations, des désobéissances, des oppositions.

 

La juxtaposition : A ET B

Heureusement, il existe des pistes pour sortir d’un tel blocage, pour utiliser ces polarités comme des « tensions génératives » (Robert Dilts). Avec l’approche du tétralemme, une logique bouddhiste que l’on retrouve en particulier dans les koans zen.

A partir de la définition des polarités, tels que je l’ai fait plus haut – de manière parfaitement subjective et un brin provocatrice, je l’admets – deux nouveaux mouvements sont possibles.

Le premier est de considérer que A ET B sont vraies, au-delà de leurs contradictions apparentes. Juxtaposer les points de vue, les confronter (étymologiquement : situé près de, avec front), plutôt qu’affronter (étymologiquement : abattre en frappant sur le front).

  • La crise est à la fois une crise sanitaire ET EN MÊME TEMPS une crise sociétale
  • Il y a besoin à la fois de maîtriser le virus ET EN MÊME TEMPS la maladie
  • C’est à la fois une crise catastrophique ET EN MÊME TEMPS pas si catastrophique que cela
  • Il y a à la fois besoin d’experts de la santé ET EN MÊME TEMPS d’autres compétences
  • Il y aura à la fois un retour vers une forme de normalité ET EN MÊME TEMPS une évolution vers quelque chose de nouveau.

Cela permet de créer un terreau de réconciliation, qui génère un nouvel espace de réflexion, dans un respect des connaissances et opinions. Une réelle co-construction.

L’annihilation : NI A NI B

Le second est de considérer que A et B sont fausses, soit NI A NI B.

  • Ce n’est NI une crise sanitaire, NI une crise sociétale
  • Il n’y a besoin de contrôler NI le virus, NI la maladie
  • La crise n’est NI catastrophique, NI non-catastrophique
  • Il n’y a besoin NI des experts, NI des non-experts
  • La vie d’après ne sera NI comme avant, NI différente.

Cet exercice de pensée paraît a priori absurde. En fait, il met en échec la logique ordinaire et force à se laisser imprégner par une connaissance intuitive (Intuition : connaissance directe, immédiate de la vérité, sans recours au raisonnement, à l’expérience [Larousse]).

C’est par l’abandon total de la polarité qu’il devient possible de transcender cette polarité et d’aboutir à une nouvelle compréhension.

 

Vite dit…

Mais attention : cela nécessite une approche bienveillante, appréciative, basant sur la sécurité psychologique, l’intelligence collective, la systémique. Pratiquées avec rigueur, ces approches permettent d’avoir un effet médiateur, de réduire les biais psychologiques et de groupe, de calmer le reptilien (qui se manifeste sous forme de peur, colère, agressivité) et de générer de nouvelles prises de consciences qui seront sources d’innovations, lesquelles auront l’avantage de convenir au plus grand nombre.

 

Le choix est simple : vouloir avoir raison, et contribuer à ce que tout se bloque ; ou être prêt.e à considérer sa connaissance comme possiblement fausse, et s’ouvrir à des réflexions inattendues. Insister « logiquement », ou tendre vers la sagesse.

Et vous, quelle posture prendrez-vous dans l’intérêt du bien commun ?

 

“La logique est le dernier refuge des gens sans imagination.”

Oscar Wilde

 

Etiquette

Pourquoi est-il urgent de suspendre tout jugement (COVID-19)?

“For every complex problem there is an answer that is clear, simple, and wrong.”

“Pour chaque problème complexe existe une réponse claire, simple et fausse.”

H. L. Mencken

Quel langage pour parler des temps compliqués que nous vivons?

Mes lecteurs savent que je m’intéresse au langage utilisé pour décrire notre réalité. Observons donc ce paysage, dans l’actuelle crise pandémique.

“Corona-sceptiques”, “anti-masques”, “complotistes”, “anti-vaccins”, “pseudo-scientifiques”. Ces raccourcis, dont sont friands certains médias, semblent “tout dire” d’un seul jet. Mais que disent-ils au fond? De tels qualificatifs contribuent-ils à mieux comprendre ces phénomènes, ces émergences sociales, ou à les évacuer d’un revers de langage? Contribuent-ils à calmer le débat démocratique – au sein duquel même les plus simples d’esprit ont le même droit de contribuer – ou à cliver davantage entre ceux qui “savent” et les autres?

“Lutte contre la COVID-19, contre le CO2, contre le réchauffement climatique, contre le terrorisme, contre la pauvreté, contre le racisme, contre les inégalités etc.”. La vie semble n’être devenue qu’un combat perpétuel contre ce qui nous dérange, ce que nous ne voulons pas, ce qui perturbe notre confort, matériel ou intellectuel. Ces tournures présupposent qu’il serait normal et adéquat de refuser ces réalités, qu’il serait indécent de ne rien faire. Et pourtant, quels nouveaux espaces de pensée s’ouvriraient à nous si nous faisions le mouvement inverse? A savoir d’intégrer plutôt que séparer, accepter plutôt que rejeter?

Bien sûr, face à des phénomènes difficiles à comprendre, nous sommes prompts au jugement. Mais les jugements hâtifs (très bien illustrés dans cette vidéo) nous aident-ils à prendre des décisions éclairées, comprises et acceptées par les concernés que nous sommes? Certains indices et phénomènes de désobéissance civile semble indiquer que cela n’est pas certain.

Terrain miné psychologiquement

La crise covid-19 est, à n’en pas douter, un problème complexe. La caractéristique de ce type de problème est que nous sommes d’abord dépassé.e.s cognitivement: nous ne savons pas tout, nous ne comprenons pas tout.

Et nous sommes aussi dépassés émotionnellement: cela nous impacte et génère – c’est bien normal – des inquiétudes, de la peur. C’est dans ce contexte difficile que nos autorités et dirigeant.e.s ont à prendre des décisions, des vraies.

Maintenant, quand vous êtes dépassé.e.s, qui allez-vous écouter?

it's complicated
A Wiley Miller/Non Sequitur image

A ma gauche, une “expert.e” (médecin ou autre), qui vous dira par exemple que la cause principale de la 2ème vague serait “le comportement d’une partie de la population” qui se serait “relâchée” durant l’été. (Ne parlons pas ici de l’effet de tels reproches et invectives sur les comportements à venir…).

A ma droite, des curieux qui cherchent d’autres pistes pour mieux comprendre. Comme les pompiers de Marseille qui analysent les eaux des égouts, ou le Professeur Raoult qui, dans une interview récente, donne des pistes concernant les facteurs multiples à l’oeuvre expliquant la dynamique de cette deuxième (ou “nouvelle”?) vague.

Nous avons le choix entre une explication simple et compréhensible, une cause évidente proche dans le temps et l’espace. Explication très probablement erronée, et tant confortable. Fin de la discussion, tout est dit.

Ou des descriptions non-encore abouties de la complexité de cette deuxième vague, avec des démarches non-ordinaires (vous n’aimez pas l’innovation?), descriptions qui comportent des pistes bien plus intéressantes. Mais c’est fastidieux.

Le choix entre la paresse intellectuelle (la pensée ordinaire), ou la pensée élaborée.

Réduire la complexité?

“If the problem is to big to be solved, enlarge it”.

“Si le problème est trop gros pour être résolu, je l’agrandis”.

Cette citation du Général Eisenhower paraît a priori contre-intuitive. En effet, les approches que nous appelons “cartésiennes” nous enseignent, face à un gros problème, plutôt de le décomposer en parties. Malheureusement, appliquées sans discernement, ces approchent provoquent divers biais de pensée, dont l’effet tunnel, ou effet WYSIATI (“what you see is all there is”), décrit par David Kahneman. Nous cherchons une compréhension de la situation exclusivement avec les données immédiatement à disposition, sans recul dans le temps ni l’espace. Et en tirons hâtivement des liens de causalité indus.

Or la démarche appropriée est, pour citer Niklas Luhman, que seule la complexité permet d’appréhender la complexité: il est indispensable d’élargir le champ de réflexion et de mettre en connexion, de relativiser (Larousse: Faire perdre à quelque chose son caractère absolu en le replaçant dans un ensemble, un contexte).

Et pour cela, il s’agit de réprimer ce que j’appelle la “co-sanguinité intellectuelle”, soit monter des groupes de travail avec des personnes de profils similaires (que des expert.e.s, que du monde académique, que du monde médical etc.): la qualité d’une réflexion collective dépend moins des intelligences individuelles, que de la diversité des profils.

“Les problèmes d’aujourd’hui sont les solutions d’hier”

Cette citation de Peter Senge décrit bien les situations où nos interventions humaines tiennent insuffisamment compte de leurs effets indésirés. Alors que la pandémie trouve ses origines notamment dans notre impuissance à vouloir protéger notre environnement, nos politiques sanitaires gérées selon des logiques marchandes, ou encore dans un état d’esprit collectif qui a perdu la conscience que l’abondance dans laquelle nous vivons est une illusion temporaire, les décisions qui se prennent actuellement comportent les prémisses des problèmes de demain: santé mentale, difficultés socio-économiques, inégalités, perte de confiance dans les autorités, tendances autoritaires, tous ces thèmes désagréables à aborder car nous avons les regards fixés sur un miracle encore à advenir: le vaccin.

Recommandation dans un environnement VUCA: ra-len-tir et suspendre le jugement

La théorie U du changement, développée par Otto Scharmer du MIT, prend en compte ce biais de pensée dans un monde complexe, en proposant de “suspendre le jugement et voir avec des yeux neufs”. Difficile, me direz-vous, de faire cela alors que parler ou écrire rapidement et sobrement (à la Twitter) de choses qu’on n’a pas pris le temps d’étudier sérieusement est très en vogue, et renforcé par les médias sociaux.

ThéorieU
Théorie U

Pourquoi? Parce qu’un cerveau mis sous pression du temps ne sait faire qu’une chose: réutiliser ce qu’il sait déjà. C’est le problème de fixité fonctionnelle (problème de la bougie). Or un monde en turbulence va nécessiter improvisation, innovation et adaptation, le moins que l’on puisse faire est de mettre nos cerveaux dans un état permettant de le faire.

Ralentir, suspendre le jugement, voir avec des yeux neufs, agrandir le problème. Je ne vous dis pas la peine que j’ai, dans diverses circonstances professionnelles, à faire adopter cette approche, dans une société qui valorise la rapidité et l'”orientation solution”. Souvent d’ailleurs je lance la boutade que nous avons pléthore de génies qui ont des solutions absolument fantastiques à des problèmes qu’ils n’ont toujours pas compris (comme la voiture électrique, les voyages vers Mars, et la 5G…).

Agrandir le problème est un acte conscient et volontaire qui nous contraint à surmonter la peur que l’incompréhension, les sentiments d’impuissance et de perte de maîtrise, et le paquet d’émotions désagréables qui vont avec, augmentent encore. C’est pourquoi, lorsque j’accompagne de telles démarches, cela se fait avec des méthodes qui s’appuient sur l’intelligence collective et renforcent la sécurité psychologique au sein des équipes. Cet acte nécessite une forme de lâcher-prise, car nous ne savons pas vers où cela va nous mener.

Apprendre des meilleurs?

Non pas des meilleurs systèmes de santé, occidentaux, qui n’ont pas réellement performé dans la gestion de la crise. Les meilleurs gestionnaires de crise sont ailleurs, et ils démontrent qu’il ne semble pas y avoir de corrélation positive entre la capacité financière des états, la technologie mobilisée, et l’impact des politiques publiques choisies.

Pour se laisser inspirer, il est bon de prendre du recul, de ravaler sa superbe et accepter que nous pourrions bien apprendre des “cancres au fond de la classe” qui ont mieux réussi que nous. Par exemple au Vietnam (longue interview très inspirante, mais la vraie connaissance est à ce prix).

Cumulative confirmed COVID-19 deaths per million people
https://ourworldindata.org/coronavirus-data-explorer

Mais pour faire cela, il faut aussi ouvrir nos horizons, et demander aux sociologues, aux anthropologues et aux psychologues comment ils/elles voient les choses, car la pandémie n’est pas qu’un phénomène viral (le focus que nous avons choisi en Occident), mais avant tout un phénomène social.

Tout en ayant conscience que divers paramètres tels que la météo, la génétique, qui sont hors du contrôle humain, jouent un rôle, il semble que la grande transparence et la participation citoyenne joueraient un rôle clé, comme relevé récemment par l’anthropologue Michel Agier.

Le courage d’admettre et se remettre en question

Peut-être devrions-nous avoir des médias qui informent autrement, des dirigeant.e.s qui écoutent autrement, des app qui fonctionnent autrement? Pour cela, il faudra bien que nous admettions que cette deuxième vague démontre l’échec de la stratégie de nos autorités, échec notamment dû à l’incapacité collective d’apprendre quelque chose de la première vague. Avons-nous réellement cru qu’il suffisait d’augmenter les stocks d’alcool et de masques pour que cela suffise? C’est une crise d’arrogance bien plus qu’une crise sanitaire, je le crains…

Alors, allons-nous nous contenter de déléguer la fonction de penser à des “experts”, ou nous mettre au travail collectivement, chacun à notre échelle, pour générer de la connaissance utile à des décisions éclairées, qui engendreront leur acceptation et leur impact positif?

 

“Dieu se rit des hommes qui se plaignent des conséquences alors qu’ils en chérissent les causes.”

Jacques Bénigne Bossuet
Complément du 2.12.20
Par hasard du calendrier, une récente publication scientifique de l’International Journal of Health Policy and Management, “When My Information Changes, I Alter My Conclusions.” What Can We Learn From the Failures to Adaptively Respond to the SARS-CoV-2 Pandemic and the Under Preparedness of Health Systems to Manage COVID-19?”, aboutit aux conclusions et recommandations suivantes (traduction):

Maintenant que nous ne sommes plus dans la phase d’urgence aiguë de la pandémie de SRAS-CoV-2/COVID-19, et que nous constatons que la crise multisectorielle qu’elle a provoquée dure plus longtemps que prévu, il est temps d’adopter une approche plus systémique, stratégique, à long terme pour résoudre la crise. En ce qui concerne la correction des politiques qui ont échoué, et les défis prévisibles qui nous attendent, nous suggérons que les autorités de santé publique et les responsables de la santé mondiale considèrent sept questions interdépendantes dans la prise de décision future :

  • Distinguer entre l’infection virale (SRAS-CoV-2 positivité) et la maladie virale (COVID-19).
  • Axer la recherche sur la compréhension des complexités entre la propagation virale et le développement de la maladie ; identifier quels sont les facteurs responsables de la transition de l’infection à la maladie ; identifier les déterminants plus larges de la pandémie ; identifier plus clairement les personnes à risque ; identifier les traitements susceptibles de réduire la gravité de la maladie et prévenir la mortalité.
  • Adopter des objectifs politiques plus larges visant à optimiser la santé en général (et pas seulement le contrôle du virus) ;
  • Veiller à ce que les mesures de santé publique appliquées soient proportionnelles à la gravité de la menace et atténuer leurs conséquences involontaires.
  • Étudier comment étendre à l’échelle mondiale et locale la mise en œuvre de mesures préventives appropriées, des traitements et des interventions de santé publique adaptés aux contextes locaux ; soutenir les professionnels de la santé dans leur tâche en tenant compte des contraintes locales.
  • Mieux comprendre et répondre aux besoins des populations les plus vulnérables ; identifier les vulnérabilités qui se prêtent facilement à des interventions ; examinez si les politiques ont un effet négatif sur les populations vulnérables ; envisager l’équilibre entre “rentabilité” en termes d’impact sur la santé de la population et la préservation de l’équité.
  • Adapter les politiques et les interventions à la lumière des connaissances émergentes (élaboration de politiques fondées sur des données probantes) ; s’engager dans des dialogues transparents avec toutes les parties prenantes lors de l’élaboration et de la mise en œuvre des choix politiques.
  • Développer des stratégies de communication appropriées qui renforce la confiance et le soutien du public : expliquer en toute transparence les justifications des politiques et sur quelles évidences elles s’appuient; admettre qu’il y aura toujours des indéterminations et que l’émergence de nouvelles connaissances permettra d’adapter en temps utile les politiques et interventions.