Et vous, êtes-vous à l’aise avec votre non-savoir?

Nous sommes dans une société savante – du moins, c’est l’image qu’elle se donne d’elle-même. Or nous avons entendu durant cette période de pandémie plusieurs fois nos autorités déclarer “on ne sait pas”, “les scientifiques ne savent pas”, “on ne peut pas savoir”. Aveu d’incompétence, ou alors y-a-t-il plus d’inconnues que nous voulons bien croire? Et dans un tel cas, dans un monde où les mythologies de l’intelligence artificielle et du big data nous font croire que tout pourrait se calculer, comment faire quand on ne sait pas?

L’intelligence ce n’est pas ce que l’on sait mais ce que l’on fait quand on ne sait pas. Jean Piaget

Voici les stratégies à disposition pour exercer cette intelligence. Commençons par un peu de vocabulaire.

Qu’est-ce que le non-savoir?

Le Larousse nous donne les définitions suivantes:

  • Incertitude: caractère de ce qui n’est pas établi avec exactitude, connu avec certitude;
  • Ignorance: fait de ne pas savoir quelque chose, de ne pas être au courant de quelque chose ; défaut de connaissances ou manque d’expérience portant sur un domaine donné;
  • Inconnue: élément d’une situation, d’une question qui n’est pas connu, sur lequel les informations sont insuffisantes.

Quels sont les types d’incertitude?

  • Il y a d’abord les choses que nous savons que nous savons, le connu (en anglais “known knows”);
  • Ensuite les choses que nous savons que nous ne savons pas, les inconnues connues (en anglais “known unknows”);
  • Et, particulièrement importantes dans cette pandémie, les choses que nous ne savons même pas que ne ne savons pas, les inconnues inconnues (en anglais “unknown unknows”, abrégées “unk unks”). Nous sommes non seulement ignorants, mais en plus ignorants sur notre degré d’ignorance.

Notre addiction à la connaissance

Tout comme moi, vous aurez certainement remarqué que nous avons une forme d’addiction au savoir, à la connaissance, à l’information. Les journalistes demandent si on a des “preuves scientifiques” avant d’entreprendre telle ou telle démarche, on exige des dirigeant.e.s qu’ils.elles s’appuient sur des “faits” pour “décider” (j’y reviendrai), on nous parle de “evidence-based” medicine, ou management. Nous avons l’a priori que la réponse “je ne sais pas” serait d’abord un aveu d’incompétence. Nous n’aimons pas l’incertitude.

Nous avons perdu de vue – et cela devrait nous redonner une chiquenaude d’humilité – que dans la vie, nous en savons immensément moins que ce que nous prétendons. Pis, nous nous sentons rassuré.e.s de “savoir” – ou du moins d’avoir une réponse qui nous paraît cohérente, même si elle est fausse: c’est la base du fonctionnement des théories du complot, car ne pas savoir, ne pas avoir de réponse, est anxiogène.

Dans la crise, dans le monde VUCA qui est le nôtre, le “je ne sais pas” des expert.e.s, du Conseil fédéral, est ce que j’appelle de “l’ignorance qualifiée”. La première démarche est déjà de suspendre tout jugement, et de considérer un “je ne sais pas” comme une réponse compétente et honnête, surtout si elle est désagréable à entendre. Et avec cela, de soutenir cette incertitude, de prendre conscience du stress, de la peur que ce non-savoir génère, et d’accueillir ces émotions inconfortables – qui se transforment malheureusement trop souvent en agressivité vers le porteur de la mauvaise nouvelle. Agir dans le non-savoir a ainsi non seulement une dimension “technique” si l’on peut dire, mais aussi une importante composante émotionnelle, individuelle comme collective, que j’ai abordé ailleurs.

Comment gérons-nous les inconnues connaissables?

Nous avons plusieurs stratégies pour cela, dont les explications s’appuient sur le modèle Cynefin de Dave Snowden que j’ai présenté ailleurs.

  1. La première est de se remémorer. C’est ce que nous faisions à l’école. Cela présuppose que le savoir est existant, et que mon cerveau doit simplement aller le rechercher. “Sense – categorize – respond” selon Cynefin, dans une situation simple ou triviale.
  2. La deuxième est d’analyser. Dans une situation compliquée, on sait ce qu’on ne sait pas. En appliquant la logique, l’analyse, parfois avec le soutien de machines, il est possible de générer de la connaissance. Cela présuppose non seulement que les données et informations utiles sont disponibles, mais que les formules pour le calcul des relations entre ces informations le sont aussi. Une variante de cette manière de faire est le recours aux expert.e.s. “Sense – analyze – respond” selon Cynefin. C’est ici ou notre civilisation cartésienne logique, “rationnelle”, se sent à la maison. Dans le monde de la déduction, qui n’est pas celui de la décision. En effet, quand tous les faits sont disponibles, que reste-t-il encore à “décider”?

    cynefin
    https://scrumsaguenay.ca/2015/08/17/pourquoi-comment-quoi-comment-etre-agile/

Nous l’avons bien vu pendant la catastrophe du COVID: les informations manquent, le savoir n’est pas disponible. Nous trouvons cela, individuellement comme collectivement, très, très inconfortable: cela nous énerve, nous sortons notre vocabulaire de tous les noms d’oiseaux pour les scientifiques, le Conseil fédéral, la politique…

Nous constatons que c’est nouveau, que le savoir du passé n’est pas d’une grande utilité, que les expert.e.s ne le sont pas vraiment, que l’analyse, pourtant amplement tentée ad nauseum avec force modèles mathématiques, statistiques et courbes épidémiologiques, est lamentablement en échec.

Ne serait-ce pas le moment de mettre en oeuvre la citation de Piaget, d’être intelligent par l’action plutôt que par la réflexion?

Les stratégies lorsque l’analyse et l’expertise sont en échec

Lorsque le non-savoir résiste même aux expert.e.s, même avec l’aide de machines, il s’agit de l’explorer non plus mentalement (l’analyse), mais expérimentalement (l’action).

3. La troisième démarche est d’expérimenter à petite échelle. “Probe – sense – respond” selon Cynefin. Cela signifie fonctionner en cycles itératifs, tels qu’au cœur des approches agiles. Pour les problématiques complexes dans lesquelles il y a du temps pour apprendre avant d’agir plus largement.

4. La quatrième démarche, qui est celle de la gestion de la pandémie, est la gestion de crise appliquée à une situation chaotique, du moins au début. L’analyse est en échec, pas de temps pour faire des expériences en condition de laboratoire, il ne reste donc plus qu’à agir dans l’incertitude, “act – sense – respond” selon Cynefin. C’est exactement ce qu’a fait et communiqué le Conseil fédéral: une expérience (car on ne l’a jamais fait auparavant) à grande échelle.

Mesdames, Messieurs, c’est ICI, et seulement quand on ne peut pas savoir, que réellement on décide. Par opposition à l’indécision, souvent induite par la tétanie “par manque d’informations, de données, de preuves”. L’enjeu managérial est double:

  • décider clairement (présuppose de connaître sa destination, ses objectifs) et à temps;
  • et surtout apprendre continuellement pour pouvoir ajuster et s’adapter.

Et oui, comme les observateurs (les médias, le public, la politique, les actionnaires) sont aux aguets avec les lunettes du mode compliqué qu’on nous enseigne depuis l’école, il vous sera reproché a posteriori (on est toujours plus intelligent après), de ne pas avoir su, d’avoir été dans la contradiction, bref, vous serez incompris.e.s, critiqué.e.s, quoi que vous fassiez et expliquiez. N’est-ce d’ailleurs justement pas pour ce type de situation que vous avez choisi de prendre une fonction à responsabilité? Le grand moment de leadership de votre carrière, c’est maintenant…

Quelles compétences essentielles pour traverser les autres catastrophes qui nous attendent?

Entre éventuelle deuxième vague pandémique, récession économique, crise sociale, canicule et autres catastrophes climatiques et environnementales en cours et à venir, comme ces phénomènes, du moins à notre échelle temporelle, sont nouveaux et peu prédictibles quant aux moments et intensités de leur survenance, quelles sont les capacités dont nous aurons toujours plus besoin?

Ce n’est pas plus ni mieux d’analyse, car

  • le futur paraît toujours moins être une simple extrapolation du passé: sauf violenter gravement les lois de l’univers, la croissance en mode “toujours plus vite et toujours plus gros” des dernières décennies est en train de s’inscrire dans les livres d’histoire;
  • l’incertitude est toujours plus la règle, la connaissance “à temps” l’exception (l’analyse est lente);
  • la complexité (le nombre de données et de leurs interconnections) augmente sans cesse;
  • l’analyse ne permet que partiellement de se préparer aux surprises;
  • l’analyse évacue la dimension centrale du management dans l’incertitude: la gestion des émotions.

La clé est dans la capacité, individuelle et collective, à

  • savoir observer en suspendant le jugement;
  • décider à temps, en intégrant l’intuition;
  • savoir observer les conséquences des décisions;
  • savoir apprendre continuellement.

Une culture apprenante, concrètement?

Il ne s’agit donc plus d’analyser, ensuite agir, ensuite apprendre pour la prochaine fois (les fameuses “After action reviews”), dans une séquence linéaire, mais d’apprendre:

  • qualitativement: quels sont les savoirs nécessaires, les questions déterminantes;
  • rapidement et continuellement: au fur et à mesure de l’action, non plus uniquement “après”;
  • systématiquement: non plus aléatoirement, et de manière à transformer continuellement les pratiques, aussi managériales.

Les bonnes questions à vous poser pour votre organisation peuvent être:

  • quelle place est donnée au non-savoir chez nous? Est-il permis de dire honnêtement “je ne sais pas”?
  • quels styles de leadership sont-ils soutenant pour un monde incertain?
  • quelle culture d’équipe, d’entreprise est-elle nécessaire pour explorer l’incertitude et savoir s’adapter?
  • comment faire de nos vulnérabilités, de notre non-maîtrise, de notre ignorance, des ressources pour se transformer et s’adapter?
  • parlons-nous de résilience, savons-nous ce qui la mine ou au contraire la renforce?

 

Et si, à titre personnel, vous aviez le choix entre être victime, “à l’insu de votre plein gré”, de l’effet Dunning-Kruger, ou alors basculer d’une pensée ordinaire à une pensée élaborée?

 

Pour aller plus loin: