Quand le capital risque est en crise et le système des start-ups dysfonctionnel

Cette semaine, le responsable de l’incubateur technologique Fongit basé à Genève, James Miners, publiait un article sur Linkedin pour faire l’apologie des start-ups “deep tech“. Pour mieux comprendre ce domaine, citons l’exemple de The Engine sis à Boston aux Etats-Unis qui se présente comme une organisation qui “soutient les fondateurs qui résolvent les plus grands problèmes du monde grâce à la convergence de la science de pointe, de l’ingénierie et du leadership.” En gros: des problèmes durs à résoudre qui nécessitent de gros efforts de recherche, d’importants moyens financiers et un de longues et fastidieuses années de développement avant une potentielle commercialisation. Les exemples dans les secteurs de l’énergie, du médical, de la construction, etc. sont légion.

 

L’auteur de l’article Jeffrey Funk s’intéresse néanmoins plus aux investissements dans certaines jeunes pousses et commence par un constat flagrant: malgré l’énorme attention et les colossaux investissements dont ont bénéficié des start-ups de la Silicon Valley, celles-ci n’ont fait que perdre de l’argent. Prenons Uber qui n’a jamais réussi à faire des bénéfices et dont les pertes cumulées dépassent les 25 milliards de dollars. Que se passe-t-il? Quelles sont les raisons derrière ces désastres financiers? Les avancées technologiques telles que l’IA, l’IoT, la blockchain, etc. ne devaient-elles pas occasionner une création de richesses si importante que nous serions même en mesure de soutenir les chômeurs avec un revenu de base universel?

 

A y regarder de plus près, le comportement des VCs américains semble conforter le constat que nous serions en train de vivre une période extrêmement innovante: leur financement a établi un record sur cinq ans entre 2015 et 2019, avec des investissements dans une grande variété de secteurs, et 2020 a établi un nouveau record sur une seule année.

 

L’analyse de l’auteur paraît sans appel: les énormes pertes subies par Uber, Lyft, WeWork, Pinterest et Snapchat (plus de 50% des revenus annuels!) ne sont que la partie émergée de l’iceberg. En effet, plus de 90% des “licornes” américaines, c’est-à-dire des start-ups évaluées à un milliard de dollars ou plus et détenues à titre privé (avant leur introduction en bourse), ont perdu de l’argent en 2019 ou 2020, alors que plus de la moitié d’entre elles ont été fondées il y a plus de dix ans. A noter qu’une tendance similaire s’observe pour les start-ups européennes, indiennes et chinoises.

 

De même, des analyses récentes des sociétés VC montrent que les rendements des investissements de capital risque ont à peine dépassé ceux des marchés boursiers publics au cours des 25 dernières années, et leurs pertes actuelles laissent penser que les rendements vont encore baisser. La faible rentabilité des start-ups semble être le reflet de tendances plus larges dans l’économie: ralentissement de la croissance de la productivité documenté par Robert Gordon, stagnation de l’innovation observée par Tyler Cowen, baisse de la productivité de la recherche notamment discutée par Anne Marie Knott, baisse de l’impact de la recherche des prix Nobel récemment constatée par Patrick Collinson et Michael Nielsen.

 

L’article est constitué en 5 parties dont les messages sont les suivants:

  • Les preuves de la faiblesse des rendements des investissements en capital-risque sur le marché actuel sont nombreuses (pour les sociétés créées entre 2000 et 2020). Malgré le risque associés à ces investissements, les retours excèdent rarement ceux des indices boursiers (sauf pour une poignée de VCs). Ceci peut s’expliquer de plusieurs façons: 1) on assiste à plus d’acquisitions que d’entrées en bourse et 2) une grande majorité des entreprises n’est pas profitable lors de leurs entrée en bourse. Un cercle vicieux se met en place et les prix de rachat de sociétés baissent. Des investissements “arrosoirs” qui rappellent une forme de loterie…

 

  • Les performances des start-ups fondées il y a vingt à cinquante ans (pre 2000), à une époque où la plupart des start-ups devenaient rapidement rentables et où les plus prospères atteignaient rapidement les cent premières capitalisations boursières, ne se maintiennent pas pour celles des cadettes plus récentes.

 

 

  • En comparant ces start-ups plus anciennes et plus prospères à l’ensemble actuel des licornes de la Silicon Valley, les start-ups les plus prospères d’aujourd’hui n’arrivent pas à la cheville de leurs aînées. Les performances réelles de ces licornes, tant avant qu’après l’étape de sortie du capital risque, contrastent fortement avec les succès financiers de la période précédente. En 2019, seules 6/73 licornes étaient rentables, tandis que pour 2020, 7/70 l’étaient et celles qui perdent de l’argent perdent un gros pourcentage de leurs revenus. De plus, il semble qu’il y ait peu de raisons de croire que ces jeunes pousses non rentables seront un jour en mesure de surmonter leurs pertes. Ce constat de répète dans d’autres pays comme l’Inde ou la Chine.

 

  • Les raisons pour lesquelles les start-ups d’aujourd’hui réussissent moins bien que celles des générations précédentes:
    1. Loi des rendements décroissants: à mesure que le montant des investissements de capital risque sur le marché des start-ups a augmenté, une plus grande proportion de ces fonds a nécessairement été consacrée à des opportunités plus faibles; la rentabilité moyenne de ces investissements a donc diminué.
    2. Diminution du nombre de start-ups fondées après 2004 qui ont atteint une capitalisation boursière élevée (depuis 2000, seules Facebook et Tesla figurent parmi les cent entreprises les mieux valorisées de 2020; précisons au passage que Tesla ne représentait que 2% du marché automobile US en 2019 et qu’elle a atteint son seuil de rentabilité cette même année en profitant largement de subsides).
    3. Tendance à l’acquisition par les géants du numériques (“FAAMNG” Facebook, Amazon, Apple, Microsoft, Netflix, Google), ce qui pointe du doigt la relative proximité des start-ups avec une forme ou une autre des réseaux sociaux, à défaut d’impliquer des concepts, clients et applications véritablement nouveaux.
    4. Fondamentalement, il y a moins de technologies radicalement nouvelles à exploiter. La croissance exponentielle de la technologie informatique à la fin du XXe siècle a permis aux start-ups de l’époque de fixer des prix élevés et de s’assurer ainsi des bénéfices importants; cependant, les start-ups d’aujourd’hui ne peuvent pas compter sur des circonstances technologiques aussi favorables, notamment parce que le coût par transistor n’a pas sensiblement diminué depuis 2014 (voir la loi de Moore).

En bref, les jeunes entreprises d’aujourd’hui ont ciblé des industries à faible valeur ajoutée technologique et hautement réglementées avec une stratégie commerciale qui, en fin de compte, va à l’encontre du but recherché: lever des capitaux pour subventionner une croissance rapide et s’assurer une position concurrentielle sur le marché en sous-facturant les consommateurs.

 

  • Propositions sur ce qui peut être fait pour régler cette situation. Des changements majeurs sont nécessaires non seulement de la part des investisseurs en capital risque (souvent assimilés à des chasseurs de tendances mal informés), mais aussi dans les universités et écoles de commerce américaines (l’une des grandes erreurs des écoles de commerce serait de privilégier le modèle économique à la technologie). Blamer “l’uberisation” du monde du travail est un peu vain: si les gens travaillent encore pour ce genre de services, c’est aussi car il n’existe pas forcément d’alternatives. Les grands avantages de productivité nécessaires ne peuvent être obtenus qu’en développant des technologies de pointe, comme les circuits intégrés, les lasers, le stockage magnétique et les fibres optiques des époques précédentes.

 

En guise de conclusion, Funk déplore le manque d’accent mis sur le développement de technologies dites révolutionnaires qui permettraient une vraie création de valeur afin d’assurer une prospérité basée sur la science et non un modèle d’affaire (less hype!). Il déplore le chemin que la science a pris, en valorisant plus le nombre de citations que les avancées des sciences fondamentales et s’en enfermant dans une sur-spécialisation. L’aveuglement et le manque d’expertise des VCs est également mis en lumière. L’appel est lancé: revenir à une valorisation des sciences de base et appliquées et à leur commercialisation, surtout aux Etats-Unis.

 

Traditionnellement, la Suisse a toujours favorisé cette approche. Cela lui a valu des critiques car elle n’est pas le berceau de nombreuses licornes. Mais est-ce la voie qu’elle doit suivre? Cela contribuera-t-il à une création de valeur (connaissances, emplois, etc.) qui garantira sa réussite et, comme aime à le souligner Xavier Comtesse, sa résilience?

 

 

Source: American Affairs Journal

 

 

3 réponses à “Quand le capital risque est en crise et le système des start-ups dysfonctionnel

  1. Merci pour cet excellent article.
    The liberal markets have exploded and no one wants to pick up the hoe…

  2. Il y a un certain fétichisme idéologique du capital risque et de la “startape”, qui est tout à fait étranger à l’esprit des vrais entrepreneurs. Ce n’est pas tout d’avoir une idée innovante, il faut encore avoir les qualités d’un entrepreneur qui saura créer des emplois et durer. Apparemment Stefan Kudelski. Daniel Borel, Joseph Bobst ont eu ces qualités là. Ils ont financé leurs jeunes pousses avec les moyens du bord, grâce à la famille et aux amis, puis à la bourse. Il ont su durer, comme les Sulzer et les Boveri. Le capital risque à l’américaine correspond à une autre culture. Cet article nous montre ses limites. Intéressons nous au capital risque, mais seulement pour de vrais entrepreneurs et sachons nous souvenir de notre culture entrepreneuriale suisse. N’écoutons pas des rigolos comme Fathi Derder.

  3. C’est vraiment intéressant de lire les articles de ce jeune monsieur Labouchère. On a l’impression qu’il en connait un rayon dans sa partie. Mais personnellement je suis un peu rebuté par tout ce jargon. Deep tech, licorne, hype, VC. etc. OK VC je sais que ça veut venture capital. Ces expressions ne sont pas tellement ésotériques, probablement il y a des gens qui se gargarisent beaucoup plus que lui avec des expressions de ce genre. Donc, ça va, on lui pardonne. Mais si on n’est pas un initié, et qu’on ne baigne pas en permanence dans ce milieu des spécialistes du VC, PE, des start ups etc., on se dit que ce n’est pas étoinnant si ce modèle d’affaires et cette mentalité aboutissent finalement à une impasse comme Labouchère nous le dit, puisque toutes ces licornes qui ont été capitalisées en bourse à des milliards, ont des pertes abyssales.

    Cela démontre tout de même une faille béante dans le système. Et pourquoi donc? Parce que ce système financier américain, que tout le monde veut singer, est fondé sur la création de bulles. Le système financier américain, avec le NASDAQ, suivant sa tendance, qui est culturelle, a cette force et cette faiblesse, qu’il est capable de lever des capitaux insensés littéralement pour n’importe quoi. Alors ce n’est pas étonnant qu’il se crée tout le temps des bulles, qui finissent par exploser. Pas toutes, parce qu’il y a aussi les Microsoft, Yahoo, Google, Apple, dont les patrons ont réussi à transformer l’essai.

    Je me rappelle de Genentech, qui était une licorne pendant longtemps. Ca ne rapportait rien, il n’y avait que des pertes, des milliards de pertes, pendant des lustres. Et le système américain a pu maintenir Genentech en vie ainsi avec toutes ces pertes. Puis un jour Roche a acheté Genentech et c’est devenu quelque chose parce que c’était mur et qu’ils ont eu des nouveaux produits qui ont pu se vendre vraiment. Mais là on parle de la Pharma, qui est une autre sorte d’aberration. On le voit bien aujourd’hui ou la Pharma a été capable d’acheter tous les gouvernements du monde pour les contraindre à imposer la vaccination obligatoire d’un produit toxique inutile et nuisible, ce qui permettra de maintenir en vie le modèle d’affaire totalement inadapté de l’industrie pharmaceutique qui devrait être purgée car son modèle d’affaire est devenu totsalrement obsolète et incapable de survivre dans le cadre d’un fonctionnement économique sain, donc la pharma est devenue purement parasitaire au niveau mondial avec l’humanité entière comme victime de cette association de malgaiteurs, mais passons….

    Je ne suis pas un spécialiste du capital risque ni de tout ça, mais j’ai été gérant de portefeuilles et je me suis intéressé à un certain nombre de “licornes”, avec un succès variable. J’ai même connu un peu le demi monde des “stock promoters”, qui sont capables de lever des capitaux littéralement pour des escroqueries, mais ils lèvent des millions, ils font monter artificiellement le cours, sur le bulletin board (over the counter) puis ils passent au NASDAQ, et alors ils viennent (ou ils venaient, peut-être que maintenant on a moralisé un peu tout ça) à Genève, où il y a (avait) plein de pigeons, petits gérants de fortunes etc., qui achetaient pour 10 $ une action qui ne valait rien et qui se traitait à 1 $ six mois plus tôt. A ce moment là le stock promoter prenait son bénéfice. Puis il recommençait avec une autre arnaque et plumait d’autres pigeons. Il y avait même des dessous de tables payés à des gens véreux qui marchaient dans la combine. Par exemple, je me souviens d’un de ces stocks promoters qui venait toujours me présenter sa marchandise avariée, que je ne lui achetait jamais, et un jour en me quittant il me dit: maintenant je vais en Valais, j’ai un bon client: c’est le gérant de la caisse de pensions des instituteurs. Et quelques années plus tard il y a eu un énorme scandale en Valais parce qu’on s’est aperçu que ce gérant de la caisse de pension des institueurs avait fait des malversations et des “aguillages” pour masquer des pertes, puis il a disparu et on a découvert qu’il avait mis des magots dans des offshores un peu partout…

    Enfin bref, je suis sûr que notre ami Labouchère ne connaît pas cet underground là. Lui, il côtoye la fine fleur des beaux esprits de la finance et de la technologie entre l’EPFL, le MIT, la Silicon Valley, les grandes firmes sérieuses de VC et de PE, etc. N’empêche que le demi monde et le grand monde font finalement partie du même monde. Finalement, derrière le succès incroyable de Jeff Bezos, personnage particulièrement vulgaire et au fond médiocre, qui a su être au bon moment au bon endroit, et de sa société Amazon, il y a eu beaucoup de ce genre de manipulations à la limite du code, au début. Et je ne suis pas sûr que la moralité d’Amazon se soit améliorée depuis qu’Amazon est une société énorme qui pèse des milliards.

    Je conseille à Philippe Labouchère la lecture d’une petite nouvelle peu connue de Ramuz intitulée “Le gros poisson du lac”. C’est l’histoire d’un bonhomme qui réussit à pêcher un poisson gros comme une baleine dans le lac Léman. Au début tout le monde se moque de lui et le prend pour un fumiste. Puis il réussit à intéresser toutes sortes de “gens bien” à son projet. Alors on lui prête de l’argent, il peut acheter un équipement, un bateau, et il attrape ce poisson d’une taille monstrueuse. Alors tout le monde le porte aux nues, les banquiers, les bourgeois, les belles dames, tout le monde lui fait fête. Et il y a une surenchère à qui va apporter le plus d’argent à ce malin. Le pêcheur dépose son poisson sur le quai de Vevey, sauf erreur, sur la placfe du marché, là où on fait la fête des Vignerons. Tout le pays vient l’admirer et le pêcheur devient un grand homme. Mais malheur, après quelques jours, ce magnifique poisson commence à pourrir et sentir épouvantablement mauvais. Sa chair devient invendable. Plus personne n’en veut. Et tout le monde se retourne contre le charlatan qui a abusé de la crédulité publique. Les créanciers s’affolent. Et je ne sais plus comment ça finit, mais mal en tous cas. L’ami Labouchère vous devez à tout prix lire cette nouvelle de Ramuz: Le gros poisson du lac. C’est un petit chef d’oeuvre et une métaphore de toutes les licornes spéculatives qui n’ont pas réussi.

    Il y en a beaucoup de ces échecs retentissants. Et souvent c’est frauduleux. Personnellement j’ai vécu un cas qui était tellement spectaculaire que j’aurais pensé qu’il resterait éternellement dans les annales. Pourtant il est complètement oublié aujourd’hui, personne ne s’en souvient. Je veux aprler de l’entreprise Brihex, sauf erreur le ticker symbol était BRX. Je cite le nom de mémoire et l’orthographe est sans doute fausse. C’était une entreprise de promotion minière canadienne comme il y en a une multitude: des très véreuses, qui échouent, et des justes véreuses, dont certaines finissent par réussir. Un exemple de société de promotion minière canadienne qui a merveilleusement réussi est American Barrick. Mais c’est parce qu’American Barrick a fini par trouver de l’or. Je ne suis pas du tout sûr qu’au moment où son patron Peter Munk, un ancien marchand d’aspirateurs (vraiment) a commencé cette affaire il savait qu’il trouverait de l’or. Je pense plutôt qu’il voulait faire le stock promoter de la manière que j’ai racontée plus haut. Mais bon, il a trouvé de l’or et aujourd’hui sa compagnie est un des plus grands succès de la bourse canadienne et lui il est multi multi milliardaire. Il faut connaître cette faune des promoteurs de sociétés d’exploration minère entre Montreal et Toronto. C’est incroyable. Il y a là des gens vraiment hauts en couleurs, j’en ai connu plusieurs spécimens.

    Le sytème consiste à acheter un “claim”, c’est à dire le droit de prospecter un coin de terre in the middle of nowhere dans les immensités gelées du Canada. On crée une société sans avoir d’argent, en émettant des millions d’actions à un centime. Puis on commence à faire des recherches, et si on trouve un peu d’or, qui est certifié par des géologues, on peut mettre en bourse la société en trouvant des pigeons qui achètent les actions pour, par exemple cinq centimes. A ce moment là les premiers promoteurs peuvent déjà prendre une partie de leur bénéfice et ils se retrouvent avec encore une majorité d’actions qui ne leur ont rien côuté. On fait monter l’action, par des achats qu’ont fait soi-même, avec des prêtes noms, jusqu’à quelques dollars canadiens par action. Et on renforce la qualité des rapports géologiques, pour faire croire qu’il y a vraiment un dépôt d’or intéressant, ce qui est parfois vrai, et parfois pas. A la fin, on va à Genève où on vent le tout à des pigeons à 10 dollars et là en général l’opération s’arrête. Après quelques temps on constate qu’il n’y avait pas d’or. Il y a des grincements de dents, mais à l’époque ça ne portait pas beaucoup à conséquence. Les pigons qui ont été plumés (certains se sont bien graissés au passage) oublient vite, et les promoteurs s’en sont mis plein les poches. Ils peuvent entreprendre d’autres aventures. Caveat emptor !

    Dans le cas de Briex, c’étaient des margoulins qui avaient acheté un claim ou il n’y avait vraiment rien. Pas un gramme d’or. Mais ils avaient pris des fusils de chasse remplis jusqu’à la gueule avec de la limaille d’or, et tiré dans la terre. Puis ils avaient trouvé des géologues faussement naïfs, auxquels ils avaient graissé la patte et qui avaient certifié une teneur exceptionnelle d’or au mètre carré. Forcément avec toute cette limaille qu’on avait tirée dans la terre. C’est un truc assez fréquent de mettre de la limaille dans la terre comme ça. Mais dans le cas de Briex tout était excessif, vraiment too much. C’était une caricature de promotion frauduleuse. L’action avait commencé à monter,dans des proportions inouïes. Toute la promotion avait été très bien orchestrée, y compris par des journalistes éconoimiques complaisants, internationalement. Et l’action avait monté jusqu’à 170 can$, à partir de rien. A ce moment là, le management de Briex avait eu l’idée de génie d’acheter des claims en Indonésie. Ils avaient refait le même coup avec le fusil chargé de limaille d’or, les analyses, etc. Communiqués de presse claironnants dans la presse financière internationale: Briex a trouvé un gisement énorme en Indonésie. L’action montait, montait, montait. Tous les employés de banque du monde achetaient des actions Briex. Alors là il s’est passé une chose incroyable. Le coup avait été tellement bien monté et le monde entier croyait tellement que Briex était encore mieux qu’American Barrick, que même la famille du président Suharto a cru le bobard. Et alors on a su que la famille Suharto (le dictateur indonésien de l’époque) avait exigé 30% de Briex Indonésie, sinon on refuseraient les autorisations d’exploiter. C’était un scandale bien sûr, mais l’effet a été de crédibilier énormément toute l’affaire. On s’est dit puisque Suharto en veut il faut croire que c’est vraiment un dépôt ‘or énorme. Alors là, je vous laisse imaginer la flambée du cours de l’action. Puis un beau jour, patatras! Quelqu’un, je ne sais plus qui, s’est douté que tout était complètement bidon de A jusqu’à Z, et a réussi à le prouver. Le fondateur de l’entreprise s’est suicidé alors qu’il survolait une de ses mines indonésiennes en hélicoptère avec un fusil de chasse. Probablement le même qui avait servi à tirer de la limaille d’or partout ou Briex avait des découvertes miraculeuses. Et alors énorme scandale, tout le monde a su que tout était faud, comme la chaine de Ponzi de Madoff, et le cours de l’action est retombé à zéro.

    Je vous parle d’un temps que les jeunes de 20 ans (comme Philippe Labouchère) ne peuvent pas connaître. Mais cette histoire est vraie et a eu lieu dans les année 1990. Donc c’est hier.

    Pour moi il n’y a pas grande différence entre Briex et Amazon. La seule différence c’est qu’Amazon a réussi à transformer l’essai, Briex pas. Les promoteurs de Briex aurtaient pu, peut-être, une fois qu’ils avaient eu gagné leurs premiers millions, acheter un vrai claim ou il y avait vraiment de l’or, puis ils auraient pu l’exploiter et après quelques temps la mine aurait pu entrer en production. Vaille que vaille ça aurait fluctué, baissé, remonté et à la fin Briex aurait pu devenir une vraie grande entreprise. Mis voilà, Briex a été un scandale et je suis encore sidéré qu’aujourd’hui plus personne ne s’en souvienne. C’était pourtant tellement énorme, tellement rocambolesque, tellement spectaculaire.

    Ca m’a fait beaucoup réfléchir, et notamment à toutes ces bulles spéculatives de l’histoire. Philippe Labouchère qui est hollandais, d’une famille de banquiers fameuse, a sûrement entendu parler de la spéculation sur les tulipes dans son pays d’origine. Il y a eu aussi la South Sea Bubble, et en France le fameux “système” de Law, sous la Régence, qui était en somme exactement sur le même pattern que Briex. Et qui a aussi mal fini. Il n’empêche que vers 1720, des fortunes immenses se sont faites, y compris en Suisse, dans la spéculation du Mississipi. Cela a causé un véritable bouleversement dans la société suisse, car des parvenus enrichis dans le système ont remplacé les anciennes familles de la noblesse locale. Par exemple la fameuse famille Guiguer, de Saint Gall, qui a acheté un titre de baron en achetant à LL. EE. la seigneurie de Prangins en Vaud, qui était bien délabrée et qu’ils ont refaite à neuf en construisant ce magnifique château moderne, qui appartient aujourd’hui au Musée National Suisse.

    Bref, après un long détour j’en reviens au système financier américain. Pas étonnant qu’il crée beaucoup de licornes parce qu’il est fondé sur le même système que l’aventure contée par Ramuz dans la nouvelle que j’ai citée, que la spéculation des tulipes, la South Sea Bubble, Briex. Se mêle à ça la technologie, bien sûr. Mais au fond la technologie ne joue qu’un rôle secondaire dans l’affaire, c’est d’apporter un élément qui permet de transformer une spécualtion éhontée, une bulle, en quelque chose de réel parce qu’une petite partie des licornes finit par réussir à capter le marché nouveau qui résulte d’une technologie nouvelle. Alors ça finit par faire oublier le fait que là dessous il y a essentiellement le bluff, le bullshit et la spéculation.

    Quand Jean-Jacques Sulzer Neuffert est allé à pied de Winterthour à Paris, pour étudier à l’école de arts et métiers, il acquis une technologie nouvelle, mais il n’y avait pas à l’époque un système financier de casino comme le système américain actuel. Donc avec son frère, et son vieux père, il a emprunté sauf erreur 10’000 francs et la ville de Winterthur a mis à disposition un terrain et on a commencé à faire la fonderie de fer. Le père Sulzer était affolé. Il pensait: mes fils sont complètement fous. Mais ça a a marché parce que l’industrie se développait et on avait besoin d’une fonderie de fer et non plus de laiton comme celle du vieux père Sulzer. Donc Sulzer est devenu en 20 – 30 ans une entreprise énorme, sans jamais être une licorne. D’ailleurs la firme Gebrüder Sulzer est resté une société en nom collectif jusqu’après la première guerre mondiale. Donc pendant presque un siècle ses actions n’ont jamais été traitées en bourse, il n’y a jamais eu ce phénomène de spéculation insensée. Sulzer existe encore est encore une entreprise mondiale. Pareil pour Rieter, qui a été aussi fondée par des gens très modestes à Winterthur, apparentés aux Sulzer, et Escher-Wyss, et Brown Boveri, et la Fabrique Suisse de Locomotives, et Alusuisse, et Bally, et Georg Fischer, et Bühler à Uster (plus grande fabrique mondiale de machines pour l’industrie alimentaire, encore en mains familiales, florissante) et à Genève la Société des Instruments de Physique, et Sécheron, et Suchard et Nestlé, etc., etc…

    Non vraiment le sytème américain qui produit des licornes est très mauvais. Il peut apporter une certaine facilité pour des entrepreneurs qui trouveront facilement des capitaux. Mais à la réflexion ça ne vaut rien. C’est de la foutaise. En tous cas ça n’est pas fait pour la Suisse. Il faut trouver autre chose. Je croirais plutôt au “private equity”, fait intelligemment.

    Et puis pourquoi veut-on absolument toujours des nouvelles technologies? C’est idiot. La technologie c’est bien, mais il n’y a pas que ça. Quand un jeune officier de cavalerie zurichois, Uli Prager, probablement de famille juive, ne sachant rien faire après avoir été démobilisé pendant la guerre, sauf la cuisine et des bons gueuletons avec ses amis, décide de créer un retaurant, il ne savait pas comment appeler son entreprise. Il voit une mouette plonger dans le lac pour attraper un petit poisson et il invente le Mövenpick. Il en a fait une entreprise mondiale. Alors la haute technologie….

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