“Gig workers”: les nouveaux précarisés de l’innovation

Il est 18h40, vous rentrez du travail et ne vous sentez pas la motivation d’aller vite faire les courses, préparer un plat, faire la vaisselle et j’en passe. Non, ce soir, votre ventre sera rassasié par un plat directement livré sur votre pas de porte par un des nombreux cyclistes ou motards aux vestes de couleurs criardes qui auront trimé pour monter jusqu’à chez vous dans un temps record, comme indiqué sur votre app mobile alors que votre canapé vous aura tendu les bras dans l’intervalle.

 

Après les services de livraison “classiques”, on assiste depuis peu à l’émergence de services similaires de livraison ultra rapide (10-15 minutes). Comme le met en lumière Johannes Lenhard, il ne s’agit pas seulement de la dernière tendance de la course aux start-ups dites “licorne” (1mia+ de valorisation). Insidieusement, cela nous rapproche un peu plus d’une économie de serviteurs. Les investisseurs en capital-risque les plus puissants du monde financent une économie où la technologie permet à une “classe dirigeante” de commander une “sous-classe” de serviteurs d’un simple swipe sur une application.

 

Plus connue sous le nom de l’uberisation de la société, ce recours à l’humain pour accomplir un certains nombre de tâches (nettoyage, livraison, assemblage de meubles, transport, etc.) a drastiquement augmenté ces dernières années (doublement à 10% de la population en Grande-Bretagne entre 2016 et 2019). Les statistiques socio-démographiques de ces travailleurs de l’ombre indiquent également une surreprésentation de minorités ethniques, de classes sociales moins aisées et de générations plus jeunes. Le cas d’UBER a également mis en lumière les conditions très précaires de ces employés que les entreprises ont tenté (et tentent encore de mauvaise foi) de présenter comme auto-entrepreneurs.

 

Les clients de ces services à la demande sont le plus souvent des personnes disposant d’un revenu relativement élevé, disposées à payer d’autres personnes pour effectuer des tâches quotidiennes à leur place. Le “nouveau” luxe (à la mode Covid) n’est pas la mobilité mais le fait de rester sur place et d’avoir d’autres personnes qui courent autour de vous pour satisfaire vos désirs. Pourquoi s’échiner à certaines tâches alors qu’une armée de personnes à portée de clic est prête à les faire pour une modique compensation? Et puisque le prix est si bas, on est vite tenté de considérer ces tâches comme subalternes.

 

A observer les faramineux montants investis dans les start-ups de livraison immédiate ($290mio pour Gorillas, $550mio pour Getir ou $100mio pour Zapp), l’intérêt des VC est établi. Cependant, à y regarder de plus prêt, des services plus anciens tels que Deliveroo font des pertes colossales (fondée en 2013, $309 millions de pertes en 2020 alors que l’action a augmenté de 28% depuis l’entrée en bourse au mois d’avril 2021). Le marché ne valorise donc plus la capacité d’une entreprise à être rentable mais bel un bien une stratégie de croissance à outrance (blitzscaling) financée à coups de centaines de millions. Non, l’intérêt premier est de trouver un investisseur assez fortuné qui soit prêt à racheter vos parts.

 

A n’en pas douter, l’économie de la commodité a un prix: celle de la conscience.

 

 

Quand le capital risque est en crise et le système des start-ups dysfonctionnel

Cette semaine, le responsable de l’incubateur technologique Fongit basé à Genève, James Miners, publiait un article sur Linkedin pour faire l’apologie des start-ups “deep tech“. Pour mieux comprendre ce domaine, citons l’exemple de The Engine sis à Boston aux Etats-Unis qui se présente comme une organisation qui “soutient les fondateurs qui résolvent les plus grands problèmes du monde grâce à la convergence de la science de pointe, de l’ingénierie et du leadership.” En gros: des problèmes durs à résoudre qui nécessitent de gros efforts de recherche, d’importants moyens financiers et un de longues et fastidieuses années de développement avant une potentielle commercialisation. Les exemples dans les secteurs de l’énergie, du médical, de la construction, etc. sont légion.

 

L’auteur de l’article Jeffrey Funk s’intéresse néanmoins plus aux investissements dans certaines jeunes pousses et commence par un constat flagrant: malgré l’énorme attention et les colossaux investissements dont ont bénéficié des start-ups de la Silicon Valley, celles-ci n’ont fait que perdre de l’argent. Prenons Uber qui n’a jamais réussi à faire des bénéfices et dont les pertes cumulées dépassent les 25 milliards de dollars. Que se passe-t-il? Quelles sont les raisons derrière ces désastres financiers? Les avancées technologiques telles que l’IA, l’IoT, la blockchain, etc. ne devaient-elles pas occasionner une création de richesses si importante que nous serions même en mesure de soutenir les chômeurs avec un revenu de base universel?

 

A y regarder de plus près, le comportement des VCs américains semble conforter le constat que nous serions en train de vivre une période extrêmement innovante: leur financement a établi un record sur cinq ans entre 2015 et 2019, avec des investissements dans une grande variété de secteurs, et 2020 a établi un nouveau record sur une seule année.

 

L’analyse de l’auteur paraît sans appel: les énormes pertes subies par Uber, Lyft, WeWork, Pinterest et Snapchat (plus de 50% des revenus annuels!) ne sont que la partie émergée de l’iceberg. En effet, plus de 90% des “licornes” américaines, c’est-à-dire des start-ups évaluées à un milliard de dollars ou plus et détenues à titre privé (avant leur introduction en bourse), ont perdu de l’argent en 2019 ou 2020, alors que plus de la moitié d’entre elles ont été fondées il y a plus de dix ans. A noter qu’une tendance similaire s’observe pour les start-ups européennes, indiennes et chinoises.

 

De même, des analyses récentes des sociétés VC montrent que les rendements des investissements de capital risque ont à peine dépassé ceux des marchés boursiers publics au cours des 25 dernières années, et leurs pertes actuelles laissent penser que les rendements vont encore baisser. La faible rentabilité des start-ups semble être le reflet de tendances plus larges dans l’économie: ralentissement de la croissance de la productivité documenté par Robert Gordon, stagnation de l’innovation observée par Tyler Cowen, baisse de la productivité de la recherche notamment discutée par Anne Marie Knott, baisse de l’impact de la recherche des prix Nobel récemment constatée par Patrick Collinson et Michael Nielsen.

 

L’article est constitué en 5 parties dont les messages sont les suivants:

  • Les preuves de la faiblesse des rendements des investissements en capital-risque sur le marché actuel sont nombreuses (pour les sociétés créées entre 2000 et 2020). Malgré le risque associés à ces investissements, les retours excèdent rarement ceux des indices boursiers (sauf pour une poignée de VCs). Ceci peut s’expliquer de plusieurs façons: 1) on assiste à plus d’acquisitions que d’entrées en bourse et 2) une grande majorité des entreprises n’est pas profitable lors de leurs entrée en bourse. Un cercle vicieux se met en place et les prix de rachat de sociétés baissent. Des investissements “arrosoirs” qui rappellent une forme de loterie…

 

  • Les performances des start-ups fondées il y a vingt à cinquante ans (pre 2000), à une époque où la plupart des start-ups devenaient rapidement rentables et où les plus prospères atteignaient rapidement les cent premières capitalisations boursières, ne se maintiennent pas pour celles des cadettes plus récentes.

 

 

  • En comparant ces start-ups plus anciennes et plus prospères à l’ensemble actuel des licornes de la Silicon Valley, les start-ups les plus prospères d’aujourd’hui n’arrivent pas à la cheville de leurs aînées. Les performances réelles de ces licornes, tant avant qu’après l’étape de sortie du capital risque, contrastent fortement avec les succès financiers de la période précédente. En 2019, seules 6/73 licornes étaient rentables, tandis que pour 2020, 7/70 l’étaient et celles qui perdent de l’argent perdent un gros pourcentage de leurs revenus. De plus, il semble qu’il y ait peu de raisons de croire que ces jeunes pousses non rentables seront un jour en mesure de surmonter leurs pertes. Ce constat de répète dans d’autres pays comme l’Inde ou la Chine.

 

  • Les raisons pour lesquelles les start-ups d’aujourd’hui réussissent moins bien que celles des générations précédentes:
    1. Loi des rendements décroissants: à mesure que le montant des investissements de capital risque sur le marché des start-ups a augmenté, une plus grande proportion de ces fonds a nécessairement été consacrée à des opportunités plus faibles; la rentabilité moyenne de ces investissements a donc diminué.
    2. Diminution du nombre de start-ups fondées après 2004 qui ont atteint une capitalisation boursière élevée (depuis 2000, seules Facebook et Tesla figurent parmi les cent entreprises les mieux valorisées de 2020; précisons au passage que Tesla ne représentait que 2% du marché automobile US en 2019 et qu’elle a atteint son seuil de rentabilité cette même année en profitant largement de subsides).
    3. Tendance à l’acquisition par les géants du numériques (“FAAMNG” Facebook, Amazon, Apple, Microsoft, Netflix, Google), ce qui pointe du doigt la relative proximité des start-ups avec une forme ou une autre des réseaux sociaux, à défaut d’impliquer des concepts, clients et applications véritablement nouveaux.
    4. Fondamentalement, il y a moins de technologies radicalement nouvelles à exploiter. La croissance exponentielle de la technologie informatique à la fin du XXe siècle a permis aux start-ups de l’époque de fixer des prix élevés et de s’assurer ainsi des bénéfices importants; cependant, les start-ups d’aujourd’hui ne peuvent pas compter sur des circonstances technologiques aussi favorables, notamment parce que le coût par transistor n’a pas sensiblement diminué depuis 2014 (voir la loi de Moore).

En bref, les jeunes entreprises d’aujourd’hui ont ciblé des industries à faible valeur ajoutée technologique et hautement réglementées avec une stratégie commerciale qui, en fin de compte, va à l’encontre du but recherché: lever des capitaux pour subventionner une croissance rapide et s’assurer une position concurrentielle sur le marché en sous-facturant les consommateurs.

 

  • Propositions sur ce qui peut être fait pour régler cette situation. Des changements majeurs sont nécessaires non seulement de la part des investisseurs en capital risque (souvent assimilés à des chasseurs de tendances mal informés), mais aussi dans les universités et écoles de commerce américaines (l’une des grandes erreurs des écoles de commerce serait de privilégier le modèle économique à la technologie). Blamer “l’uberisation” du monde du travail est un peu vain: si les gens travaillent encore pour ce genre de services, c’est aussi car il n’existe pas forcément d’alternatives. Les grands avantages de productivité nécessaires ne peuvent être obtenus qu’en développant des technologies de pointe, comme les circuits intégrés, les lasers, le stockage magnétique et les fibres optiques des époques précédentes.

 

En guise de conclusion, Funk déplore le manque d’accent mis sur le développement de technologies dites révolutionnaires qui permettraient une vraie création de valeur afin d’assurer une prospérité basée sur la science et non un modèle d’affaire (less hype!). Il déplore le chemin que la science a pris, en valorisant plus le nombre de citations que les avancées des sciences fondamentales et s’en enfermant dans une sur-spécialisation. L’aveuglement et le manque d’expertise des VCs est également mis en lumière. L’appel est lancé: revenir à une valorisation des sciences de base et appliquées et à leur commercialisation, surtout aux Etats-Unis.

 

Traditionnellement, la Suisse a toujours favorisé cette approche. Cela lui a valu des critiques car elle n’est pas le berceau de nombreuses licornes. Mais est-ce la voie qu’elle doit suivre? Cela contribuera-t-il à une création de valeur (connaissances, emplois, etc.) qui garantira sa réussite et, comme aime à le souligner Xavier Comtesse, sa résilience?

 

 

Source: American Affairs Journal

 

 

Ces méga-investissements qui déforment la réalité

Dans son édition à paraître, le New Yorker Magazine publie un article intitulé “How Venture Capitalists are Deforming Capitalism” où l’histoire rocambolesque de WeWork, notamment l’ego trip de son fondateur Adam Neumann, est présentée en trame de fond. Cela a fait réagir Hervé Lebret qui souligne ces déviances dans le monde l’investissement depuis un certain temps: “Aujourd’hui, les startups lèvent des centaines de millions de dollars avant d’entrer en bourse et font d’énormes pertes même au moment de l’offre publique de vente [IPO en anglais].” On peut citer l’exemple de Snowflake qui est entrée en bourse à la mi-septembre alors que les opérations de l’entreprise ne couvraient en aucun cas ses dépenses (le pari est que la croissance et les marges opérationnelles renversent cette tendance).

 

Le phénomène n’est pas nouveau mais il est intéressant de réfléchir derechef à cette déformation des règles que l’argent induit. “Même la startup la plus mal gérée peut battre ses concurrents si les investisseurs la soutiennent.” est-il indiqué dans le chapeau de l’article du New Yorker Magazine. Le soutien prend avant tout une forme financière mais il peut également se traduire par un appui de “réputation” – on peut penser au Board assez prestigieux de Theranos qui conférait un certain prestige à cette startup qui a défié la chronique.

 

En 2018, Martin Kenney de l’Université de Californie à Davis et John Zysman de l’Université de Californie à Berkeley publiait un article qui soulignait également les nouveaux dilemmes de la finance entrepreneuriale: ” La croissance simultanée du nombre et de la taille des sources de financement privées a entraîné une situation dans laquelle les nouvelles entreprises peuvent se permettre de subir des pertes massives pendant de longues périodes afin de déloger les entreprises en place […]. Cette situation a déclenché des bouleversements remarquables dans de nombreux secteurs industriels autrefois stables car les nouveaux venus, alimentés par les investissements en capital, ont réduit les prix et affaibli les services des entreprises en place. Le résultat final est que les nouveaux entrants, ayant accès à des quantités massives de capitaux, peuvent survivre à des pertes pendant une période suffisamment longue pour supplanter les entreprises existantes et, par conséquent, transformer les écosystèmes industriels antérieurs.”

 

La création de méga-fonds tels que les Vision Funds pilotés par Softbank (le premier fond était de 100 milliards de dollars pour 18 milliards de pertes et le second fond annoncé est de 108 milliards) a donné lieu à des investissements défiant toute attente. Avec de telles sommes en jeu, la logique du bon sens ne prévaut pas nécessairement, comme le déclarait un ancien dirigeant du groupe WeWork au journaliste du New Yorker Magazine: “Au fond, nous avons choisi l’ignorance délibérée et l’avidité plutôt que d’admettre que cela était manifestement de la folie [batshit crazy en anglais].” Quand l’appât du gain corrompt à ce point, il n’est pas difficile de comprendre de quelle manière des milliards de dollars partent en fumée. En tire-t-on vraiment des leçons ou continue-t-on à parier sur d’autres chevaux pour se refaire la main? Il semblerait que la responsabilité des investisseurs soit rarement remise en cause alors qu’il suffirait qu’un des leurs montrent l’exemple (et prenne sur lui, rende des comptes) pour que les pratiques changent radicalement dans cette industrie dont les rouages s’apparentent à ceux d’un club.

 

Comme me le disait le directeur d’une école de management: “Il n’y a pas de fumée sans feu; mais il peut y avoir beaucoup de fumée si vous avez quelqu’un pour agiter un tapis au-dessus des flammes.” So, who wants money?!