Quand la COMCO vient dérégler la chaîne de valeur horlogère

Le journal suisse-alémanique “Die Schweiz am Sonntag”* nous l’annonce en avant-première la COMCO (Commission Fédéral de la Concurrence) va communiquer sa décision concernant les livraisons de mouvements par le Swatch Group ce jeudi. Et sa décision va faire l’effet d’une bombe, car elle oblige le Swatch Group à cesser ses livraisons de mouvements aux clients tiers dès le 1er janvier 2020 ! Non seulement la décision est tardive (la Berne fédérale n’est pas connue pour sa vitesse d’exécution), mais elle est potentiellement catastrophique pour l’ensemble de l’industrie horlogère suisse.

Comment un organe étatique peut fausser une économie de marché

La COMCO dont le rôle est de lever les restrictions à la libre concurrence va annoncer une décision qui va à l’encontre de sa principale mission qui est ” la prévention d’entraves étatiques à la concurrence” ! Elle interdit à une société de droit privé – le Swatch Group – de livrer ses concurrents après l’avoir forcé pendant des années à livrer ces mêmes clients. Cette directive est non seulement surprenante, mais surtout à l’inverse du bon sens. Elle va priver un nombre important de marques de la possibilité de s’approvisionner en mouvements de qualité, en quantités et à des prix sans concurrence…. et surtout qui sont Swiss made.

On peut aisément comprendre que pour des juristes payés par la Confédération certaines logiques industrielles soient plus difficilement compréhensibles. Mais d’estimer qu’en interdisant au principal fournisseur de mouvements Swiss made (mécaniques surtout, mais aussi quartz) de livrer ses clients, il va renforcer la situation concurrentielle….. je dois dire que la logique m’échappe totalement.

 

Estimation des parts de marché des principaux fabricants de mouvements mécaniques suisses. Estimation Luxeconsult pour 2019

Un rapide résumé historique de la production de mouvements horlogers en Suisse

L’histoire de l’horlogerie en Suisse est basée sur la mutualisation des moyens de production, notamment pour les mouvements. Dans les années 1920 les industriels horlogers décident de s’unir et de créer un véritable cartel qui sera légalisé par la confédération dans les années 1930 avec la création du “Statut horloger”. Ce qui serait impensable aujourd’hui dans une économie de marché était à l’époque une mesure censée protéger une industrie qui faisait face à une rude concurrence des manufactures américaines et japonaises notamment qui profitaient du “chablonnage”, c.à.d d’exportations de montres et de mouvements en pièces détachées. Ce procédé permettait de contourner les taxes à l’importation, mais le corollaire fût qu’il créa un transfert technologique qui permit aux américains et japonais de créer une industrie horlogère concurrente des suisses**.

En pleine crise horlogère la confédération décide de pousser les banques à trouver une solution pour sauver les deux principaux groupes horlogers que sont ASUAG et SSIH. Le consultant engagé pour cette tâche – M. Nicolas Hayek – propose de fusionner les deux entités et surtout de concentrer la totalité de l’outil de production sur une entité qui est ETA. L’objectif est de centraliser tous les efforts de recherche et développement (R&D) et surtout l’outil de production. Les volumes de production consolidés de l’ensemble des marques du groupe et des clients tiers devaient permettre de faire les économies d’échelle nécessaires à améliorer la situation concurrentielle.

ETA devient de fait un fournisseur quasiment monopolistique non pas par volonté de nuire à la concurrence, mais par voie de conséquence d’un sauvetage de toute une industrie et décidé par le pouvoir politique. A de très rares exceptions près (par exemple partiellement Rolex, Jaeger Le Coultre) tout le monde s’approvisionne chez ETA dont la part de marché des mouvements mécaniques Swiss made restera jusqu’à très récemment au-delà des 85% en volume. Et surtout tout le monde pense que cette situation ne changera plus ad vitam aeternam !

Le Swatch Group et la COMCO : une longue histoire d’un désamour profond

Le feuilleton COMCO vs. Swatch Group débute en 2002 lorsque certains clients d’ETA dénonce le Swatch Group aux autorités de la concurrence pour “abus de position dominante” en refusant de les livrer. La COMCO statue à l’époque qu’étant donné la position ultra dominante du Swatch Group, ETA devra continuer à livrer tous ses clients avec les mêmes volumes jusqu’à fin 2008. Mais les choses ne s’arrangent pas, car en 2009 la COMCO reçoit de nouvelles plaintes de certains clients (surtout des finisseurs***) qui se plaignent à nouveau du manque d’empressement d’ETA de les livrer.

Le patron du Swatch Group de l’époque – M. Nicolas Hayek – estime que ce n’est pas à lui en tant qu’entrepreneur de servir de “supermarché” de l’horlogerie pour ses concurrents qui investissent dans le marketing mais pas dans leur outil industriel****. Et il annonce dans la foulée non seulement l’arrêt des livraisons d’ébauches (mouvements bruts livrés aux finisseurs), mais surtout de mouvements finis. Et il demande à la COMCO de statuer sur son droit de choisir ses clients, ce qui est soit-dit en passant un droit fondamental dans une économie de marché ce qui est le cas de la Suisse…. sauf quand la COMCO s’en mêle !

Finalement la COMCO statue en 2011 que le Swatch Group devra continuer à livrer tous ses clients jusqu’à fin 2019. Le Swatch Group réussit à négocier sur le fait qu’elle peut imposer des réductions de volumes annuelles et des augmentations de prix, certes modérées, mais essentielles pour préserver sa capacité à dégager des marges bénéficiaires suffisantes pour financer son outil industriel. Elle veut ainsi éviter que les concurrents de ses propres marques ne profitent du fait que l’outil industriel doit être “subventionné” par leurs marges, alors que les clients d’ETA investissent dans leur marketing pour concurrencer OMEGA, Longines ou Tissot.

En septembre 2018 la COMCO annonce à Swatch Group que malgré l’accord en vigueur elle va procéder à une nouvelle évaluation de la situation et surtout elle se réserve le droit d’amender cet accord. C’est que l’on appelle en suisse-alémanique “Beamtenwillkür” ou l’abus de pouvoir des fonctionnaires !

La COMCO crée une situation inédite dans les manuels d’économie en interdisant à une société de livrer ses clients

De fait la COMCO va annoncer ce jeudi 19 décembre que Swatch Group n’aura plus le droit de livrer ses clients. Elle argumentera sur le fait que ceci favorisera l’émergence d’une concurrence crédible. Ce que les juristes de la COMCO n’ont peut-être pas compris est que non seulement ils vont fragiliser le Swatch Group qui est le plus gros employeur de l’industrie horlogère suisse, mais surtout ils vont mettre beaucoup de marques dans des situations dramatiques en les coupant de leur principale source d’approvisionnement.

La réalité est que mis à part Sellita dans une certaine mesure – qui produit des mouvements gabarisés (clones) ETA – personne en Suisse n’est capable de se substituer en prix, qualité et quantités à ETA. Et Sellita est encore loin des capacités d’innovation du Swatch Group, et pour comparer avec une autre industrie, on crée une situation similaire aux produits pharmaceutiques. Fabriquer un générique d’un médicament dont le brevet est échu est très positif pour faire baisser les coûts de la santé, mais il ne permet pas d’investir dans la recherche.

L’effet pervers de la décision de la COMCO sera qu’elle va renforcer le Swatch Group, car dorénavant tous ses efforts de R&D seront réservés à ses marques. Sellita livrera des mouvements à la place d’ETA, mais il est fort à parier qu’elle ne fera aucun effort de R&D. Les seuls concurrents qui pourront continuer à concurrencer les marques du Swatch Group seront celles qui disposent de leur propre outil de production par exemple ROLEX, Audemars Piguet ou encore Richemont par l’entremise de certaines de ses manufactures.

Non seulement la COMCO rate la cible, mais elle va créer l’effet inverse de celui recherché !

 

 

 

* Schweiz am Sonntag, du 14 décembre 2019 “Wettbewerbsbehörde legt die Swatch lahm” par Niklaus Vontobel et Patrik Müller

** “Histoire de l’industrie horlogère suisse” par Pierre-Yves Donzé aux éditions Alphil – Presses universitaires suisse, 2009.

*** le finisseur achète un mouvement brut chez ETA qu’il décore et assemble selon les critères de ses clients. A l’époque ce sont des entreprises comme Dubois-Dépraz ou Jaquet (aujourd’hui La Joux-Perret) qui sont actives dans ce genre d’activités.

****«Tous disent être capables de produire seuls». Et de fustiger: «Mais à qui la faute? Swatch Group ne cesse d’investir dans son outil de production, alors que la majorité des autres horlogers se servent chez nous comme dans un supermarché et investissent en publicité».  Nicolas Hayek dans L’Agefi, 18.12.2009

Olivier R. Müller

Passionné de mécanique et de design, Olivier R. Müller évolue dans le monde de la haute horlogerie depuis 25 ans. Au fil de son parcours, il a acquis de solides compétences en management et en développement de produit auprès de prestigieuses maisons horlogères suisses en évoluant à des postes clés. Aujourd’hui il conseille dans le cadre de LuxeConsult des marques horlogères institutionnelles ou niches dans leur stratégie marketing.

10 réponses à “Quand la COMCO vient dérégler la chaîne de valeur horlogère

  1. Superbe article , merci .
    Je n’ai rien lu sur le fabricant Ronda , ils fo t aussi si je ne me trompe pas du mécanique maintenant ?

    1. Je vous remercie pour le compliment. Vous avez raison Ronda propose aussi un calibre mécanique, mais les quantités sont marginales et figurent dans ma statistiques sous “autres” dont le total représente 1,6% des 7,5 millions de mouvements mécaniques Swiss made fabriqués cette année.

      Merci de me lire !

  2. Merci pour cet article !
    Cependant pas d’information pour les petites marques….
    Que vont devenir les petites entreprises émergentes qui souhaitent lancer une série de montres avec des mouvements ETA ou Sellita. En sachant que l’un ne peut pas livrer à des tiers et que l’autre a un carnet de commande plein pour 2020 ?
    Cette décision comporte tout de même un gout amer envers les petites structures, ce qui oblige les petites marques d’aller acheter des mouvements Suisse sur le marché parallèle à des prix exorbitant une forte spéculation, voir les rapatrier de puis l’étranger.

    Merci d’avance pour vos pistes

    1. Vous avez entièrement raison, l’arrêt des livraisons d’ETA toucherait (le conditionnel est de mise jusqu’à demain et l’annonce de la décision de la COMCO) surtout les marques du milieu de gamme et du segment inférieur. Et en effet une des conséquences pourrait être l’apparition d’un marché gris de mouvements Sellita et ETA (les stocks existent) où les marques les plus faibles devraient payer le prix fort !

    1. Bonjour Sophy, une partie des spiraux utilisés par Sellita sont fabriqués en interne. Une autre partie provient de stocks constitués par des achats auprès de Nivarox (Swatch Group).

  3. Bonjour,

    Votre fromage n’est pas juste. En 2019 Sellita fournissait deux fois plus de mouvements swiss made qu’ETA, selon le communiqué du SG paru le 18/12/2019

    1. Bonjour,
      merci de me lire et pour votre commentaire. Le graphique illustre la situation globale du marché des mouvements mécaniques Swiss Made dans lequel le Swatch Group est encore largement leader. Sellita fournit effectivement aujourd’hui plus de mouvements que Swatch Group à des clients tiers. J’ai publié un nouveau graphique illustrant ce changement de monopoliste où Sellita vend effectivement le double de mouvements (1 million par rapport aux 500’000 mouvements vendus par Swatch Group) : https://blogs.letemps.ch/olivier-muller/2019/12/20/quand-la-comco-se-prend-les-pieds-dans-le-tapis-et-que-swatch-group-manipule-linformation/

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