Franc-maçonnerie. Une affaire tessinoise récente

Emotion au Tessin en cette fin juillet… Un candiat PLR aux élections cantonales du printemps prochain a osé se présenter à une conférence muni d’une chevalière exhibant un symbole maçonnique…

Qu’un tel « événement » soit mis en évidence par les médias obéit peut-être à la torpeur de l’actualité nationale en plein été… En réalité, si les liens présumés entre la politique et la franc-maçonnerie ne passionnent plus que les amateurs des théories du complot, il n’est guère étonnant qu’il suscite quelque émoi dans un canton comme celui du Tessin.

Particulièrement marqué par le conflit entre radicaux laïcs et conservateurs défenseurs de la foi catholique, le Tessin a vécu de longues années au rythme de querelles politico-religieuses, parfois vidées par fusils interposés à la fin du XIXe siècle. L’affaire de la bague rappelle simplement que, si les blessures de l’histoire se sont certes cicatrisées, la vie politique demeure toujours sensible aux symboles et se nourrit quotidiennement des combats idéologiques du passé.

Mais quelle fut l’influence de la franc-maçonnerie sur la construction de la Suisse ? Non négligeable, à tout le moins. Le siècle des Lumières vit en symbiose avec l’idéal progressiste véhiculé par la franc-maçonnerie. Celle-ci se mue même en phénomène de mode et la noblesse n’a pas honte de la fréquenter avec assiduité.

Les choses se gâtent avec la Révolution française. Très vite émerge le soupçon, dont l’abbé Berryer se fera l’ardent propagateur, que la geste révolutionnnaire a été pensée au sein des loges. De fait, si nombre de chefs révolutionnaires ont en effet appartenu à la franc-maçonnerie, il apparaît surtout que l’Eglise redoute de voir surgir une organisation qui s’abreuve elle aussi à une vision transcendante du monde. Le catholicisme ne peut supporter l’éventuelle concurrence que la franc-maçonnerie est accusée d’exercer sur les âmes, par l’inermédiaire de son armée de prosélytes… et de saculture du secret.

En Suisse aussi, on repère nombre de leaders de la révolution qui ont accepté de se vêtir du tablier traditionnel. Dans le canton de Vaud, encore possession bernoise, le camp favorable à l’indépendance recrute en masse dans les rangs de la franc-maçonnerie : La Harpe, Glayre, Muret, Verdeil ou encore Antoine Miéville, le fondateur de la Gazette de Lausanne, ont été initiés.

Les combats politiques qui succèdent à l’ère napoléonienne, entre partisans de la Restauration et amoureux de la vertu républicaine, vont créer une scission durable dans le champ politique. A ceux-ci, nombreux en loge, s’opposeront inexorablement ceux-là, zélateurs de la primauté de la religion catholique.

La Suisse moderne en formation reproduit, dès les années 1840, le même clivage. Les radicaux, qui se sont progressivement séparés des libéraux, se bousculent aux portes des ateliers, plus en Suisse romande et au Tessin qu’en Suisse alémanique, il est vrai. La maçonnerie d’outre-Sarine pourra néanmoins s’enorgeuillir de la présence avérée danss es rangs de deux conseillers fédéraux, dont Jonas Furrer, premier président de la Confédération.

Ecole laïque et obligatoire, amour du progrès, libéralisme social : voilà des principes qui unissent autant les radicaux que les francs-maçons. Les parcours croisés sont dès lors inévitables et seront innombrables. La franc-maçonnerie devient ainsi l’un des vecteurs des théories radicales et un vivier de formation des futurs cadres du parti, à l’instar des sociétés d’étudiants Zofingue ou Helvetia, selon les cantons.

Dans le canton de Vaud, Louis Ruchonnet, à la fois Helvétien enthousiaste et franc-maçon fidèle, sera conseiller fédéral de 1881 à sa mort, survenue en 1893, et incarnera cette maçonnerie radicale parvenue à son apogée, mais aussi l’esprit pacifiste que la Suisse sait cultiver. Adepte d’une réconciliation entre le capital et le travail, il fonde des coopératives et soutient de nombreuses sociétés philanthropiques, mais n’hésite pas à croiser le fer avec se adversaires consrvateurs catholiques.

Alors que les radicaux préparent l’expulsion des jésuites et l’interdiction des congrégations, en 1871, le chef conservateur au Conseil national, le Lucernois Segesser, réclame un mesure parallèle qui frapperait les radicaux : la fermeture des loges ! Stupeur chez les radicaux, sans suite tant la majorité radicale, où plusieurs « frères » occupent les premiers rangs,  est alors inattaquable : entre 1848 et 1920, Erich Gruner a identifié 110 parlementaires francs-maçon, dont 68 Romands et 10 Tessinois.

Homme d’Etat, Ruchonnet s’engagera toutefois avec force pour la pacification religieuse en Suisse et le franc-maçon se verra honorer d’une médaille… par le pape Léon XIII, père de la doctrine sociale de l’Eglise ! La présence maçonnique parmi les radicaux battra cependant tous les records à Genève où, au tournant du siècle, les quatre chefs du radicalisme local, Favon, Gavard, Lachenal et Moriaud, sont francs-maçons. Et à Neuchâtel : en 1902, un radical dissident se fait élire au Conseil national sur un programme expressément antimaçonnique…

Puis la situation s’apaise, moins de franc-maçons accèdent au postes les plus en vue. Jusqu’en 1937, lorsque le colonel Fonjallaz voit son initiative contre la franc-maçonnerie largement refusée par le peuple. Sauf à Fribourg, canton marquée par une forte culture catholique…

Cette forte présence maçonnique dans les rangs radicaux n’aura pas la même influence qu’en France où le Grand Orient participera directement, en 1901 à la fondation du parti radical-socialiste, avec Emile Combes ou Léon Bourgeois, tous francs-maçon et héritiers des républicains des années 1880 Jules Ferry ou Léon Gambetta, eux aussi initiés.

L’ « affaire » tessinoise a eu des précédents !

 

Olivier Meuwly

Docteur en droit et ès lettres, Olivier Meuwly est auteur de plusieurs ouvrages portant sur l'histoire suisse, l'histoire des partis politiques et l'histoire des idées. Auteur notamment d'une biographie du Conseiller fédéral Louis Ruchonnet (1824-1893) et de l'ouvrage: «La droite et la gauche: Hier, aujourd'hui, demain». Essai historique sur une nécessité structurante (2016). Son dernier livre: "Une histoire de la démocratie directe en Suisse" (2018).